Avons-nous tendance à sur-politiser la question de l’immigration et des immigrés en France ? Smaïn Laacher, directeur de l’Observatoire du fait migratoire de la Fondation, revient sur la notion d’« hospitalité » et sur le rôle de l’État dans l’accueil des étrangers d’un point de vue philosophique, dans une première note sur l’immigration qui sera suivie de sept autres.
Parler en France de l’immigration (sujet qui recouvre des thèmes aussi flous que mal maîtrisés et bien souvent sans lien entre eux : les jeunes, les « beurs », l’Islam, les banlieues, les sans-papiers, les clandestins de Sangatte, l’immigration clandestine, etc.), c’est immanquablement décliner, sciemment ou non, des préférences politiques, des goûts esthétiques et des jugements moraux1Les développements qui suivent proviennent d’un texte grandement modifié : Smaïn Laacher, « État, immigration et délit d’hospitalité », dans Marie Claire Caloz-Tschopp (dir.), Les sans-États, tome 2, Paris, L’Harmattan, mai 1998.. On en conviendra, ce n’est pas là un trait spécifiquement français. En revanche, ce qui l’est très certainement, c’est la propension à sur-politiser à l’extrême la question de l’immigration et des immigrés. Cette sur-politisation peut être saisie, de façon saillante, au travers de deux postures ou de deux inclinations idéologiques qui apparaissent à chaque fois que ces populations se retrouvent au centre de disputes et de partis pris. La première inclination consiste à faire de l’immigration une affaire d’État, donc de souveraineté et, pour le quotidien, une affaire de gestion policière. La force, l’efficacité et la crédibilité de ces deux pouvoirs (pouvoir étatique et police d’État) se construisent en partie dans leur capacité conjuguée à réguler et à discipliner les flux et les stocks migratoires. Cette opération n’a pas seulement pour effet de montrer l’État en acte ou de « faire du chiffre », pour parler comme les policiers (expulsions, etc.), elle est aussi la manifestation d’une volonté symbolique : se préserver du « dehors », sélectionner les « entrants » et contrôler les « présents ». Autant de conditions nécessaires pour persévérer dans son être national et ainsi maintenir l’opposition (en droit et en fait) entre le national et le non-national comme principe de discrimination positive pour les nationaux2Cf. Gérard Noiriel, La tyrannie du national, Paris, Calman-Lévy, 1991..
L’État est bien évidemment un dispositif central dans ce travail d’homologation des frontières spatiales et symboliques et des droits qui y sont attachés : délimitation des frontières, attribution de la nationalité, etc. Rappelons-le, c’est avant tout l’immigration en tant que processus historique et rapports de domination entre États qui intéresse l’État national dans son activité légitime de maintien de l’ordre national. L’État ne se soucie pas des immigrés en tant que personnes singulières (sauf peut-être quand il s’agit de réfugiés) ; tout comme il n’a pas à connaître les sentiments de chacun sur les immigrés ou les sentiments des immigrés sur la France, dès lors qu’il n’y a pas trouble à l’ordre public. Ce sont là autant de choses qui ressortissent de la sphère privée ou de l’intériorité de chacun. En revanche, il a à connaître, dans le détail, des conditions générales (économiques, juridiques, etc.) qui président à l’entrée, à l’installation et à la sortie de son espace national. Parce qu’il est l’organisateur des lieux, il est « maître » chez lui. Et parce qu’il est souverain chez lui, il est le seul à posséder le pouvoir d’authentifier sans contestation ses ressortissants et ceux qui lui sont étrangers.
La seconde manifestation de cette sur-politisation consiste, pour des raisons qui peuvent être opposées, à s’inquiéter pour la société et à s’interdire pour soi-même toute indifférence devant le malheur immigré. Malheur immigré bien souvent constitué, faut-il le rappeler, comme une sorte de propriété fondamentale d’une identité fixe, inaltérable, identité objective définissant tout immigré. On ne peut pas ne pas avoir d’avis ou éprouver quelques sentiments (au double sens d’opinion et d’affects) touchant à l’existence des immigrés et à leur manière d’être présents en terre d’immigration. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, pour ne pas avoir l’air de se dérober, d’émettre un jugement raisonné, autorisé ou compétent. De se hisser à la hauteur des grands producteurs d’opinion. Cette posture maîtrisée est inégalement réservée : elle est surtout le fait d’intellectuels, au sens large, ceux dont les positions et l’engagement peuvent, à tout moment, être requis. Pour les autres, les plus nombreux, c’est bien souvent à la faveur de certaines circonstances (une manifestation, une grève de la faim, etc.) que l’on peut donner son avis, sans avoir été sollicité, sur ce qui est tolérable ou intolérable pour les immigrés. Cet avis est parfois formulé sur le mode de l’indignation, forme élevée de la critique morale ; parfois sur le mode de la compassion et de partage d’une même injustice ; parfois encore sur le mode de la pitié, tristesse à distance devant le spectacle de la souffrance.
Ces formes d’engagements ne sont nullement des engagements symboliquement inférieurs, mais une forme spécifique d’engagement qui n’engage, le plus souvent, que soi. À la mesure de sa grandeur sociale. Parce qu’ils s’adressent à des immigrés (autant dire, car telle est la perception dominante, à des faibles, des pauvres, des exploités, etc.), ces engagements sont tous et chacun à leur manière une réaffirmation d’une commune humanité avec l’étranger, le droit inaliénable pour lui à vivre comme être humain et comme étranger sans menace ni inquiétude sur le sol national. Nous ne sommes plus ici dans une logique du calcul et de la gestion étatique des populations étrangères ; nous sommes dans le registre des droits fondamentaux qui transcendent toute loi positive et dont le rappel périodique a pour vertu et pour effet de re-fonder la communauté politique.
L’exemple le plus accompli et le plus spectaculaire de ce point de vue fut, au début de l’année 1997, l’appel des cinéastes à la désobéissance civique contre certaines dispositions de la « loi Debré » ; mouvement, a-t-on dit, contenant par son ampleur et son originalité, de nouvelles conditions pour une autre législation ou une autre « volonté générale »3Selon l’expression d’Étienne Balibar, Le Monde, 19 février 1997..
Cette volonté générale (ou volonté du peuple) peut à la fois dire son refus de voir soumise son hospitalité privée à un contrôle policier et approuver les lois Debré. Et cela, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’a rien de contradictoire : on peut parfaitement refuser pour soi, comme national d’une nation, que l’espace et la vie privée, ainsi que la gestion des amours et de l’amitié soient à l’abri du regard et de la sanction de la police d’État, et exiger de ce même État, de son État, qu’il soit à la hauteur en toutes circonstances de sa mission de gardien de la demeure, c’est-à-dire qu’il affiche une grande fermeté dans l’accueil et le contrôle chez soi de toute présence inacceptable, ceux précisément qui n’auraient pas reçu d’invitation à entrer dans le territoire.
On pense bien évidemment à tous les étrangers en situation irrégulière ainsi que les personnes accueillies à Sangatte.
Tout étranger à la maison (à la domus) est tenu de se tenir à l’écart des multiples affairements et éventuels désaccords qui y régneraient. Il est là, spectateur présent, il regarde et entend mais fait semblant de ne pas voir et de ne pas écouter. L’invité est et doit rester, en toute circonstance, un être absolument prévisible. Il doit être, comme dit Kant, un « homme de principe, dont on sait avec certitude ce que l’on peut attendre, non pas certes de son instinct, mais de sa volonté (…) »4Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 261.. L’irrespect de cet impératif éthique absolu, toujours bien se conduire dans la demeure d’autrui, est en soi l’équivalent d’un délit. Et c’est probablement le seul que la société ne pardonne jamais car il est perçu et vécu comme une violation de l’intérieur, de l’intériorité, une trahison de la confiance accordée. Une ingratitude, c’est-à-dire un don sans retour. D’étranger invité, le « fautif » voit son statut se transformer en étranger hostile. Ce délit est un attentat à l’hospitalité, autrement dit une offense à la culture et aux « obligations » qu’elle prescrit en matière de relations à soi et aux autres, de comportements obligés lors du séjour chez l’étranger.
Jacques Derrida, à juste titre, relie et fait contenir dans un même esprit, culture, morale de l’hospitalité (dont il dit qu’elle existe sans intention de la faire exister comme telle) et le chez-soi ou la demeure. L’hospitalité, « c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. En tant qu’elle touche à l’éthos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part coextensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite »5Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays encore un effort !, Paris, Galilée, 1997, p. 42. Les mots en italiques sont de l’auteur. Pour une vision philosophique rattachée à la tradition hébraïque, on se reportera au beau livre d’Emmanuel Lévinas, L’Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982..
L’hospitalité suppose l’accueil. L’hospitalité est une des lois supérieures de l’humanité, une loi universelle, bref un droit naturel, donc par définition inaliénable et imprescriptible dans son fondement. En revanche l’accueil, au sens juridique et politique du terme, obéit à des contraintes d’État. La loi de l’hospitalité se heurte aux lois nationales régissant l’accueil des étrangers. Entre le devoir d’hospitalité (qui n’est pas seulement théorique même s’il est trop souvent violenté) et le devoir de définir et de se rendre maître de l’accueil et du séjour de non-nationaux sur son territoire, la relation n’est pas fondée sur le dialogue, la négociation et la compréhension communicationnelle mais sur la force légitime, parfois sur la violence pure6C’est bien évidemment chez Hannah Arendt qu’on trouvera la tentative la plus systématique pour penser l’histoire et les effets de cette forme de violence. Voir en particulier L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982..
L’État ne serait d’ailleurs plus l’État, c’est-à-dire qu’il ne serait plus conforme à son essence, celle de fonder son organisation et sa raison d’être sur la volonté d’avoir prise sur les corps et sur les choses, bref sur la vie, s’il ne cherchait pas à compter, vérifier, contrôler, maîtriser la circulation des personnes et des populations, autant que le corps social dans son ensemble.
Accueillir, c’est permettre sous certaines conditions l’inclusion de l’autre chez-soi ; et comme il s’agit de circulation et de déplacement de populations, de gestion de masse, la préoccupation du pouvoir d’État va surtout se borner non pas à modifier les causes des phénomènes migratoires, hors de portée de son droit et de sa force, mais à constituer une espèce de pouvoir sur les corps, pour parler comme Michel Foucault, chargée de compter et d’estimer à l’aide de la statistique les coûts et profits qu’entraîne la présence de ces populations ; d’agir sur des déterminations générales produisant des effets globaux (arrêt de l’immigration depuis 1974, visas, frontières, régularisations, expulsions, etc.), d’élaborer des mécanismes régulateurs qui vont en quelque sorte servir de fixateurs des personnes (cartes de séjour, autorisations de travail, marché de l’emploi, idée de quota, etc.). C’est donc bien à une gestion du nombre (entrée, sortie, natalité, naturalisations, etc.) et à une maîtrise de la « vie » et dans une certaine mesure du normal et de l’anormal (regroupement familial autorisé ou interdit, soins interdits ou autorisés selon le statut juridique, illégalité du séjour automatiquement associée à l’illégalité du travail, double peine, etc.) à laquelle est confronté le pouvoir d’État avec ces populations de non-nationaux qui sont sous sa souveraineté sans lui appartenir.
Pour nous aider à nous orienter et à mieux réfléchir sur nos propres règles de pensée, afin de rendre à la raison le pouvoir de faire loi, le détour par une réflexion qui a porté sur les mêmes objets serait d’un incontestable bénéfice politique. Cette réflexion sur le droit de visite et le droit de résidence se trouve formulée chez Kant dans son texte intitulé Vers la paix perpétuelle7Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, traduction par Jean-François Poirier et Françoise Proust, Paris, GF Flammarion, 2006, pp. 83-97. Les mots en italiques sont de l’auteur. Les commentaires qui vont suivre sur la vision kantienne du droit de visite et du droit de résidence doivent beaucoup à Jacques Derrida. Pour une analyse de cet auteur sur les questions qui nous préoccupent ici, on se reportera à deux de ses ouvrages : Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, ainsi que Cosmopolites de tous les pays encore un effort !, Paris, Galilée, 1997. :
« (…) Aussi bien l’hospitalité (hospitalitas) signifie le droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi. On peut le renvoyer, si cela n’implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu’il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l’aborder en ennemi. L’étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence (cela exigerait un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui, pour un certain temps, un habitant du foyer) mais à un droit de visite : ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. Des parties inhabitées de cette surface, la mer et les déserts de sable, séparent cette communauté, d’une manière telle cependant que le vaisseau ou le chameau (le vaisseau du désert) permettent de se rapprocher les uns des autres par-delà les contrées sans maître et d’utiliser, en vue d’un commerce possible, le droit de jouir de la surface qui appartient en commun au genre humain (…). De cette manière, des parties du monde éloignées peuvent entrer pacifiquement en relations mutuelles, relations qui peuvent finalement devenir publiques et légales et ainsi enfin rapprocher toujours davantage le genre humain d’une constitution cosmopolitique. Si on compare à cela la conduite inhospitalière des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde, l’injustice, dont ils font preuve, quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visite qui pour eux signifie la même chose que la conquête) va jusqu’à l’horreur. L’Amérique, les pays des Nègres, les îles aux épices, le Cap, etc. étaient à leurs yeux, quand ils les découvrirent, des pays qui n’appartenaient à personne ; ils ne tenaient aucun compte des habitants (…). Cependant, la communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous. Aussi bien l’idée d’un droit cosmopolitique n’est pas un mode de représentation fantaisiste et extravagant du droit, mais c’est un complément nécessaire du code non écrit, aussi bien du droit civique que du droit des gens en vue du droit public des hommes en général et aussi de la paix perpétuelle dont on ne peut se flatter de se rapprocher continuellement qu’à cette seule condition ».
Kant, dans ce texte, fait du droit cosmopolitique une condition de la paix perpétuelle entre les hommes en tant qu’il est un droit universel, qui vaut pour tous et à tout moment sur toute la terre. Il est inappropriable et inaliénable dans la mesure où il n’est pas une production historique mais un attribut naturel de la condition humaine. La terre appartient à tout le monde et elle peut être visitée sans restriction aucune, précisément, dit Kant, « en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre ».
La commune possession de celle-ci se traduit non par une hospitalité aléatoire ou conjoncturelle, qui dépendrait du bon vouloir de l’occupant des lieux, mais d’un droit de visite que l’étranger serait en droit de réclamer le plus naturellement du monde, en tant que citoyen du monde. Ce droit de visite ne l’autorise nullement, ajoute Kant, et cette précision est capitale, à prétendre à un droit de résidence. Celui-ci ne dépend pas des désirs ou des motivations publics ou privés de chacun (quel que soit leur degré de légitimité), des goûts esthétiques ou politiques. Le droit de résidence est par excellence un acte de souveraineté de l’État ; une volonté universelle de l’État souverain qui n’est souverain que parce qu’il est le seul qui ne règle sa domination « par aucun autre principe que sa propre loi »8Françoise Proust, « Introduction », dans Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 17.. Le droit de résidence est une affaire d’État (qui concerne la Nation) en même temps qu’une affaire de l’État (qui touche à sa souveraineté). C’est un droit qui est du seul ressort des États et qui ne peut faire l’objet d’un accord qu’entre les États.
Ainsi Kant oppose-t-il ces deux droits. L’un, le droit de visite, illimité et offert à chacun sur toute la surface de la terre ; l’autre, le droit de résidence, restrictif et donc forcément discriminatoire, défini en toute légitimité par les États dans le cadre d’accords qu’ils auront négociés. Le refus, pour Kant comme d’ailleurs pour les États, de faire du droit de résidence une hospitalité offerte à tous, sans a priori et sans condition, tient au fait que la Terre est constituée de territoires qui ne peuvent pas être identifiés à la surface de la Terre, tout simplement parce que ce sont des espaces habités, appropriés, possédés, dotés de peuples-propriétaires.
Ce n’est pas l’absence d’institutions sociales et d’un passé qui caractérisent ces territoires, mais bien plutôt la présence de multiples traces historiques (routes, groupes sociaux, monuments, etc.) qui ont contribué, au fil du temps, à la formation de ces territoires comme territoires nationaux. Tout ce passe comme si le droit de visite n’était possible, ne pouvait se déployer sans contrainte et sans a priori que s’il excluait tout libre accès au droit de résidence. Rendre visite inclut l’idée de passage, du transitoire, du temps court ; la visite est un mouvement de l’œil et des sentiments : l’intention est de « voir » (« Je vais voir »), de recevoir, de donner et de repartir. L’enjeu est le respect de la morale qui préside aux relations d’honneur entre l’invité et son hôte, celui qui personnifie éminemment l’hospitalité.
Dans la visite, on n’est pas un étranger en général car le lien qui s’instaure à cette occasion, fondé, comme dit Émile Benveniste, sur « l’égalité par la compensation », est un lien qui s’établit entre cet étranger, un étranger concret (accessible et prévisible), et le citoyen du pays9Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 1, Paris, Minuit, 1969, pp. 87-103..
Dans la résidence ou le séjour, l’enjeu est, au contraire, l’établissement d’une demeure : demeurer, construire, prendre des habitudes ; c’est l’inscription de sa présence dans la durée, et celle-ci oblige tôt ou tard à une redéfinition du partage des biens, des valeurs et de l’espace entre l’indigène et le nouveau venu. La visite ne touche pas l’ordre du monde national, son souci est plutôt son respect. La résidence, parce qu’elle est un mouvement de pérennisation, quand il s’agit de migrations, pose la question des droits et de la protection (ce qui est inséparable) du nouveau résident, autrement dit de sa place dans le nouveau monde et de la valeur que celui-ci va accorder à ses actes et à ses opinions. Seul le nouveau monde du résident aura le pouvoir de « rendre les opinions signifiantes et les actions efficaces » au nouvel arrivant10Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 281. Si la résidence est souvent associée à un territoire particulier, le sol national, c’est que tous les deux, la résidence et le territoire, sont synonymes de chez-soi et de sécurité. C’est chez soi que l’on maîtrise le mieux, nous dit Jean Amery, « la dialectique du connaître et du reconnaître, du risque pris en confiance (…). Tout le champ sémantique qui regroupe des mots comme foi, fidélité, se fier, confiant, confier, confidentiel, etc., s’inscrit dans la catégorie psychologique plus vaste du sentiment de sécurité. On ne se sent en sécurité que là où l’on n’a rien à craindre de fortuit ou de totalement étranger. Vivre dans son pays signifie voir ce que l’on connaît se reproduire toujours de la même manière autour de soi, avec des variations minimales » (dans Jean Amery, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 90). Ces propos n’entament en rien l’indispensable reconnaissance du droit de résidence et de sa protection, même s’il ne se substituera jamais totalement à la terre natale, cette terre à soi dont on a le plus besoin, précisément parce que l’on sait qu’elle est soi..
Comme le suggère Kant, si la surface de la terre est à tout le monde, ce qui « s’érige au-dessus du sol » n’appartient pas à tout le monde : règles, monuments, ports, État, langues, institutions, villes, bâtiments publics, etc. Cette position kantienne, qui est aujourd’hui celle des États et de leurs peuples, se trouve parfaitement résumée par Derrida : « Tout ce qui, à même le sol (habitat, culture, institution, État, etc.) n’est plus le sol, et même si cela se fonde sur la terre, ne doit pas être inconditionnellement accessible à tout arrivant »11Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays encore un effort ! , Paris, Galilée, 1997, p. 53.. Dès lors que l’État (et sa police) s’autorise, faut-il le rappeler en toute souveraineté et en toute légitimité, à définir les lois de l’hospitalité privée et publique, il crée du même coup les conditions du délit d’hospitalité.
Mais, et cet aspect a été peu réfléchi, l’État sait aussi oublier ; il est doté, comme toute institution, de que l’on pourrait appeler une amnésie d’État. Arrêtons-nous, pour conclure, sur cette étrange volonté souveraine.
En réalité, cette amnésie d’État n’est pas sans rappeler, dans ces formes générales et dans une certaine mesure dans ses exigences et ses finalités, une posture typiquement religieuse, celle de la confession. Pendant longtemps, et même après que la Réforme ait entrepris de modifier l’institution de la pénitence, la confession a eu un caractère sacramental : le prêtre détenait le pouvoir quasi magique de pardonner sa faute au pécheur repentant. La confession catholique se fixe et fixe le pécheur sur des péchés identifiables et temporellement situés. Elle met en relation l’intention et l’acte (le péché). Enfin, elle privilégie une vision personnelle de la responsabilité. En un mot, la confession n’a pas pour objectif, contrairement à l’idéal puritain, la construction d’une comptabilité quotidienne, sur toute la vie, des moindres écarts moraux.D’une certaine manière, elle est un effaceur de la mémoire des actes confessés et pardonnés. L’État n’est-il pas au « sans-papiers » ce que le prêtre est au pécheur ? Dans les deux cas, le « sans-papiers » comme le pécheur désobéissent en s’écartant de la bonne conduite, font des choses que la morale instituée réprouve12Ouvrons une courte parenthèse car une précision s’impose sur la notion de « sans-papiers ». Cette notion n’est pas envisagée ici dans un sens restrictif qui la réserverait, comme une sorte de marqueur, à une population étrangère particulière. Elle est pour nous une catégorie générale qui renvoie à tous ces émigrés de nulle part et ces immigrés en tout lieu, et dont la caractéristique fondamentale, biographique et sociale, est d’être dotés d’une identité négative. Il est vrai que ces deux termes peuvent paraître antinomiques. À la réflexion, ils le sont sans aucun doute. Car comment vivre, comment exister à ses yeux et aux yeux des autres avec une identité brisée, une identité clandestine, une identité seulement pour soi, une identité sans nom propre ? Il est fort improbable, étant donné l’importance décisive de ces questions dans le champ symbolique, que cette identité négative puisse être retournée en emblème positif, sorte d’étendard pour tous ceux qui sont semblables ; pour tous ceux à qui on ressemble et qui nous ressemble. Ne pas avoir d’identité officielle ou être identifié négativement (« ce sont des clandestins ») est le fait de l’histoire, des rapports de domination entre nations ou entre sociétés, mais c’est aussi une chute sociale. Les déclassements sociaux et les déplacements géographiques produisent des expériences irréversibles qui troublent plus ou moins irréversiblement la conviction qu’on est toujours identique à soi-même. Ce qui se découvre lors de ces ruptures sociales (parfois très brutales) imposées de l’extérieur, en particulier lors ou après des conflits, c’est la perte de la permanence et de la stabilité qui sont au principe de la personnalité et de la fidélité à soi. Bien plus que de « sans-papiers », il faudrait parler de laissés pour compte. La définition qu’en donne Le Petit Robert sied parfaitement à notre propos : « Laissé(e) pour compte se dit d’une marchandise dont le destinataire refuse de prendre livraison parce qu’elle ne remplit pas les conditions stipulées à la commande (…) Le laissé pour compte est ce dont personne ne veut (chose ou personne) ». Essentiellement pour des raisons de commodités terminologiques nous garderons la notion de « sans-papiers »..
- 1Les développements qui suivent proviennent d’un texte grandement modifié : Smaïn Laacher, « État, immigration et délit d’hospitalité », dans Marie Claire Caloz-Tschopp (dir.), Les sans-États, tome 2, Paris, L’Harmattan, mai 1998.
- 2Cf. Gérard Noiriel, La tyrannie du national, Paris, Calman-Lévy, 1991.
- 3Selon l’expression d’Étienne Balibar, Le Monde, 19 février 1997.
- 4Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 261.
- 5Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays encore un effort !, Paris, Galilée, 1997, p. 42. Les mots en italiques sont de l’auteur. Pour une vision philosophique rattachée à la tradition hébraïque, on se reportera au beau livre d’Emmanuel Lévinas, L’Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982.
- 6C’est bien évidemment chez Hannah Arendt qu’on trouvera la tentative la plus systématique pour penser l’histoire et les effets de cette forme de violence. Voir en particulier L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982.
- 7Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, traduction par Jean-François Poirier et Françoise Proust, Paris, GF Flammarion, 2006, pp. 83-97. Les mots en italiques sont de l’auteur. Les commentaires qui vont suivre sur la vision kantienne du droit de visite et du droit de résidence doivent beaucoup à Jacques Derrida. Pour une analyse de cet auteur sur les questions qui nous préoccupent ici, on se reportera à deux de ses ouvrages : Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, ainsi que Cosmopolites de tous les pays encore un effort !, Paris, Galilée, 1997.
- 8Françoise Proust, « Introduction », dans Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 17.
- 9Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 1, Paris, Minuit, 1969, pp. 87-103.
- 10Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 281. Si la résidence est souvent associée à un territoire particulier, le sol national, c’est que tous les deux, la résidence et le territoire, sont synonymes de chez-soi et de sécurité. C’est chez soi que l’on maîtrise le mieux, nous dit Jean Amery, « la dialectique du connaître et du reconnaître, du risque pris en confiance (…). Tout le champ sémantique qui regroupe des mots comme foi, fidélité, se fier, confiant, confier, confidentiel, etc., s’inscrit dans la catégorie psychologique plus vaste du sentiment de sécurité. On ne se sent en sécurité que là où l’on n’a rien à craindre de fortuit ou de totalement étranger. Vivre dans son pays signifie voir ce que l’on connaît se reproduire toujours de la même manière autour de soi, avec des variations minimales » (dans Jean Amery, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 90). Ces propos n’entament en rien l’indispensable reconnaissance du droit de résidence et de sa protection, même s’il ne se substituera jamais totalement à la terre natale, cette terre à soi dont on a le plus besoin, précisément parce que l’on sait qu’elle est soi.
- 11Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays encore un effort ! , Paris, Galilée, 1997, p. 53.
- 12Ouvrons une courte parenthèse car une précision s’impose sur la notion de « sans-papiers ». Cette notion n’est pas envisagée ici dans un sens restrictif qui la réserverait, comme une sorte de marqueur, à une population étrangère particulière. Elle est pour nous une catégorie générale qui renvoie à tous ces émigrés de nulle part et ces immigrés en tout lieu, et dont la caractéristique fondamentale, biographique et sociale, est d’être dotés d’une identité négative. Il est vrai que ces deux termes peuvent paraître antinomiques. À la réflexion, ils le sont sans aucun doute. Car comment vivre, comment exister à ses yeux et aux yeux des autres avec une identité brisée, une identité clandestine, une identité seulement pour soi, une identité sans nom propre ? Il est fort improbable, étant donné l’importance décisive de ces questions dans le champ symbolique, que cette identité négative puisse être retournée en emblème positif, sorte d’étendard pour tous ceux qui sont semblables ; pour tous ceux à qui on ressemble et qui nous ressemble. Ne pas avoir d’identité officielle ou être identifié négativement (« ce sont des clandestins ») est le fait de l’histoire, des rapports de domination entre nations ou entre sociétés, mais c’est aussi une chute sociale. Les déclassements sociaux et les déplacements géographiques produisent des expériences irréversibles qui troublent plus ou moins irréversiblement la conviction qu’on est toujours identique à soi-même. Ce qui se découvre lors de ces ruptures sociales (parfois très brutales) imposées de l’extérieur, en particulier lors ou après des conflits, c’est la perte de la permanence et de la stabilité qui sont au principe de la personnalité et de la fidélité à soi. Bien plus que de « sans-papiers », il faudrait parler de laissés pour compte. La définition qu’en donne Le Petit Robert sied parfaitement à notre propos : « Laissé(e) pour compte se dit d’une marchandise dont le destinataire refuse de prendre livraison parce qu’elle ne remplit pas les conditions stipulées à la commande (…) Le laissé pour compte est ce dont personne ne veut (chose ou personne) ». Essentiellement pour des raisons de commodités terminologiques nous garderons la notion de « sans-papiers ».