Essor des plateformes de e-commerce chinoises : le consommateur européen à la croisée des chemins

Le Black Friday est, pour les Français, une nouvelle occasion de faire appel à un e-commerce qui a désormais triomphé du commerce de détail traditionnel comme des supermarchés des zones commerciales. Or le développement des plateformes chinoises, aux avant-postes dans ce secteur, constitue une offensive prédatrice du modèle européen, analyse le député européen Pierre Jouvet qui plaide pour que l’Europe défende ses valeurs sociales et de responsabilité environnementale.

Depuis quelques semaines, impossible de passer à côté. Toutes les publicités à la télévision, à la radio et surtout sur Internet parlent de lui. C’est l’évènement de cette fin novembre : le Black Friday. Vraies bonnes affaires ou pur produit marketing ? Que se cache derrière le Black Friday ?

Dans les faits, 80% des Français ont prévu dépenser près de 233 euros par personne en moyenne à cette occasion1PWC France, Black Friday 2024 : un événement qui s’ancre dans les habitudes, mais des achats moins anticipés, 21 novembre 2024.. Et plus globalement, on peut déjà affirmer que le e-commerce a triomphé du commerce de détail traditionnel. Son chiffre d’affaires a triplé en dix ans pour atteindre 160 milliards d’euros en France en 20242Tristan Gaudiaut, L’e-commerce maintient sa trajectoire de croissance en France, Croissance de l’e-commerce en France, Statista via FEVAD, 16 juillet 2024.. Le e-commerce, initialement fondé autour de quelques biens comme des livres pour Amazon3Joséphine Boone, « Amazon : la folle épopée d’un géant de l’e-commerce », Les Échos, 5 janvier 2023., s’est élargi à tous les produits et taille des croupières aux acteurs du commerce physique qui peinent à se réinventer ou à rester compétitifs. Surcouf, Naf-Naf, Casa ou encore Casino, les fermetures d’enseignes historiques ou de magasins se multiplient.

Le e-commerce n’est pourtant pas un long fleuve tranquille vers la croissance. Les usages changent, comme l’a démontré la démocratisation du smartphone en 2007, qui a rendu l’achat spontané et ubiquitaire. Les confrontations entre acteurs sont réelles ; les vendeurs asiatiques, après des années à apprendre la vente sur les sites américains ou européens, ont développé des modèles se passant de l’intermédiation des plateformes traditionnelles telles que Amazon, eBay et Zalando pour créer leurs propres plateformes.

Les consommateurs européens, pour certains déjà familiers de la plateforme de commerce en ligne chinoise Alibaba, ont assisté depuis 2020 à l’émergence de deux nouvelles venues, Shein et Temu, spécialisées dans la vente d’articles à très petits prix. Entre 2022 et 2023, Alibaba a doublé le montant de son chiffre d’affaires réalisé à l’international. En France, en 2024, 5,5 millions de Français en moyenne se rendent quotidiennement sur Temu et Shein4Isabelle Lelllouche Filliau, « Du Black Friday à l’ultra-discount : les nouvelles dynamiques du e-commerce. », Médiamétrie, 28 novembre 2024..

Ces nouveaux mastodontes ont réussi à capter la clientèle occidentale grâce à une politique agressive de promotion ciblées sur les réseaux sociaux. Meta, propriétaire de Facebook et Instagram, a d’ailleurs reconnu que près de 10% de ses revenus publicitaires venaient directement d’annonceurs publicitaires chinois5Mathilde Rochefort, « Meta attire toujours plus d’annonceurs chinois », Siècle digital, 7 février 2024.. De plus, en période d’inflation, ces plateformes chinoises ont su proposer des prix défiants toute concurrence grâce à l’absence de contraintes environnementales et sociales et un modèle zéro entrepôt en Europe.

Enfin, les ingénieurs chinois ne cessent d’innover en intégrant l’intelligence artificielle pour ajuster leurs offres, font du parcours d’achat un jeu ou introduisent encore du téléshopping en direct par des micro-influenceurs6« TikTok reshapes ecommerce unit in bid to crack western markets.», Financial Times, 22 mai 2023.. Leur arme fatale, c’est surtout le régime des franchises douanières de l’Union européenne (règlement CE 1186/2009), qui affranchit de droits à l’importation les biens de moins de 150 euros, ce qui exonère de facto tous leurs colis de ces frais, leur valeur étant systématiquement moindre.

Lorsque les délocalisations d’usines en France et en Europe ou encore aux États-Unis ont pris de l’ampleur à la fin du XXe siècle, les Occidentaux ont naïvement cru qu’ils se débarrassaient des productions encombrantes pour se concentrer sur les productions à haute valeur ajoutée, sur la conception et la vente de services, tout en dégageant des marges sur les coûts plus faibles de la main-d’œuvre chinoise et sur des matériaux moins onéreux pour obtenir des prix plus bas en Europe et devenir toujours plus compétitifs.

Trois décennies après ce phénomène, l’Europe a vu ses usines partir et ne compte désormais aucune plateforme de e-commerce dans le top 10 des valorisations boursières mondiales. La Chine détient désormais les commandes de la totalité de la chaîne de valeur du e-commerce et les Européens sont cantonnés au rôle de consommateurs. La Chine n’est plus l’« atelier du monde », elle maîtrise les processus de la production à la commercialisation. En très peu de temps, Shein, AliExpress et Temu se sont hissées dans le top 15 des plateformes de e-commerce en France : septième place pour Temu au quatrième trimestre 2023, avec 17,36 millions de visiteurs uniques mensuels, onzième place pour AliExpress avec 13,49 millions et douzième place pour Shein avec 12,68 millions selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD). Elles concurrencent les plateformes américaines et également les « one dollar stores » aux États-Unis qui ne peuvent rivaliser en termes de prix.

Alors que l’on prend tout juste conscience de l’ampleur de la guerre commerciale déloyale que nous livre la Chine, cette consommation doit être considérée comme une consommation négative qui non seulement sape nos règles, mais expose les consommateurs européens et saccage notre planète et nos emplois. 

Comment en sommes-nous arriver là ? Et que se cache-t-il vraiment derrière le succès de ces plateformes ?

Pour le consommateur, une recherche du prix le plus bas imposée par un contexte économique difficile

Depuis l’adoption de l’euro, notre continent n’avait jamais connu une inflation aussi grande. À partir de l’été 2021, les taux d’inflation ont grimpé partout en Europe : 7% en France, 9% en Allemagne, 20% dans certains pays de la zone euro. En France, elle a atteint jusqu’à 7,2% début 20237« Inflation : une hausse des prix soudaine et durable aux causes et effets multiples », Vie-publique.fr, 6 mars 2023..

Si l’inflation moyenne a diminué depuis 2023, la hausse des prix s’est, quant à elle, installée durablement et se diffuse sur tous les produits. En l’absence d’une indexation des salaires sur la hausse des prix, les ménages aux salaires modestes ou bas peinent à suivre en termes de consommation.

Dès lors, 34% des Français se disent aujourd’hui préoccupés par leur pouvoir d’achat et près d’un citoyen français sur deux rapporte avoir tout juste assez d’argent, voire pas assez, pour répondre à ses besoins essentiels8Claire Thoury, Sortir de la crise démocratique. Rapport annuel sur l’état de la France en 2024, Conseil économique, social et environnemental, 23 septembre 2024..  

À cette situation s’ajoute l’augmentation des dépenses contraintes pour ces ménages, qui sont déjà vulnérables en cas de hausse des prix des produits de base, comme l’alimentation et l’énergie, et se trouvent souvent obligés de faire des arbitrages pour pouvoir subvenir à leurs besoins essentiels.

En effet, selon l’Insee, la part des dépenses contraintes dans le revenu des ménages a progressivement augmenté entre les années 1960 et 2022, passant de 13% à 28%. Ces dépenses comprennent par exemple les frais de logement, les assurances et services financiers, les dépenses de télécommunications et télévision, ou encore les frais de cantine scolaire9Observatoire des inégalités, Les dépenses contraintes, un effort différencié selon les ménages, 4 juillet 2024..

Face à ces dépenses contraintes, les « petits extras » et les vacances servent de variable d’ajustement pour les ménages modestes, suivis par la santé et la consommation alimentaire10Benjamin Brice, Pourquoi le pouvoir d’achat paraît-il si contraint ?, Fondation Jean-Jaurès, 9 décembre 2022..

Si la crise des « gilets jaunes » a été une première alerte sur les difficultés des classes populaires et moyennes, la crise liée à la pandémie de Covid-19 et l’inflation des dernières années ont achevé de mettre ces ménages sous tension financière. Si ce n’était pas encore le cas, elles fréquentent désormais les hard discounters, recherchent les prix les plus avantageux pour réduire les dépenses les plus importantes11Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo, Samuel Jéquier, Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes, Fondation Jean-Jaurès, 25 novembre 2023..

Du fait de ces renoncements, une partie de la population française se trouve tenue à l’écart des normes de la société de consommation et s’en sent exclue. Or la consommation de certains biens ou la non-accession à la consommation de ces biens est bien souvent perçue symboliquement comme un marqueur social. Comme l’ont montré Roland Barthes12Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. et Jean Baudrillard13Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1990., les marques et les objets façonnent nos imaginaires et l’image que l’on se fait de nous. Dès lors, le sentiment de déclassement dans le scénario de renoncement est commun, douloureux et ce d’autant plus lorsque ce renoncement est récurrent et sur une longue durée14Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo, Samuel Jéquier, op. cit., 2023..

Logiquement, les ménages cherchent donc la meilleure affaire pour un bien qui est nécessaire, autant pour exprimer leur statut social que pour répondre aux dépenses essentielles – l’un ayant, dans une société de consommation, autant d’importance que l’autre.

Temu exploite par exemple ce sentiment d’exclusion, cette recherche d’abondance et d’accès à la consommation avec son slogan Shop like a billionaire (« Achète comme un milliardaire »), alors que les produits vendus dépassent rarement 5 euros.

À l’approche des fêtes de fin d’année, qui sont traditionnellement un moment de dépense, d’expression de partage et de générosité souvent symbolisée par les dons de cadeaux, cette recherche peut être exacerbée, expliquant en grande partie pourquoi le Black Friday a tant gagné en popularité ces dernières années. Celui-ci est vu comme une occasion d’économiser en vue des fêtes mais son marketing clinquant l’a également institué en « tradition de shopping ». Il peut même être perçu positivement pour l’économie, car il stimule les ventes et crée des emplois. Cet événement représente désormais, après les jours de Noël et Nouvel An et le premier jour des soldes, une des journées les plus importantes en termes de transactions commerciales.

Si le consommateur à la recherche de prix bas peut avoir l’illusion d’être actif et de reprendre le contrôle sur son portefeuille et sur son identité, beaucoup de pièges se dressent sur son parcours de consommation et se jouent de son apparente liberté.

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L’essor du e-commerce :  eldorado ou piège pour les consommateurs européens ?

Favorisé par la période de Covid-19, le développement du e-commerce a pu apparaître comme un eldorado : choix infini, décision facile, commande en un clic, livraison sans bouger de chez soi, accès à des alternatives de prix et désormais à des prix anormalement bas sans se poser plus de questions…

On aurait pu croire à une prise de pouvoir du consommateur, enfin en capacité de comparer entre différentes alternatives de produits ; en réalité pourtant, la consommation sur les plateformes d’e-commerce n’est pas sans piège. Le consommateur, orienté par les plateformes, est finalement souvent plus passif et manipulé qu’il n’y paraît. Le cas du Black Friday en est l’archétype même.

La manipulation du désir et du besoin

Le marketing et la publicité, en excitant les désirs, les imaginaires, et en créant de l’envie souvent au-delà du besoin, sont un levier important pour les ventes depuis les premières affiches publicitaires au XIXe siècle. Les plateformes de e-commerce ne s’y trompent pas en investissant massivement dans ces domaines. Si on observe particulièrement les plateformes chinoises, leur apparition a été promue par des investissements publicitaires très importants, notamment sur les réseaux sociaux (Pinterest, Snapchat, Instagram et TikTok) ou encore dans les moteurs de recherche.

Tout est fait pour forcer l’achat à l’aide de stimulations et de pressions, la plus grande étant l’offre limitée dans le temps en vue des fêtes de fin d’année – un véritable compte à rebours, et particulièrement à l’occasion du Black Friday.

Ce matraquage publicitaire est en soi une pratique problématique. L’amendement Batho dans le cadre de la loi anti-gaspillage visait justement à protéger les consommateurs de cette publicité trompeuse en interdisant les campagnes de promotions du Black Friday.

Plus insidieuses sont les recommandations des influenceurs sur les réseaux sociaux, qui utilisent leurs audiences de followers ou communauté de personnes suivant leur compte pour vanter les mérites d’un produit et inciter à son achat via des vidéos sur les réseaux sociaux. Comme l’a dénoncé Arthur Delaporte en France en proposant une loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, dans certains cas, c’est une bonne publicité pour un bon produit, dans d’autres, c’est une manipulation de l’internaute par des entreprises via personne interposée qui en reçoit toujours un bénéfice pécuniaire15Arthur Delaporte et Léopold Benattar, Mettre fin aux dérives des influenceurs, Fondation Jean-Jaurès, 13 avril 2023..

Ce n’est pas tout. Dans une société où l’attention est monétisée, comme l’a démontré Yves Citton16Yves Citton, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014., les plateformes et les réseaux sociaux tentent d’attirer l’utilisateur par des publicités ciblées mais également des systèmes de recommandations et des algorithmes, de le garder le plus longtemps possible sur la plateforme avec le scroll infini, de manipuler l’utilisateur ou encore de l’attirer dans des rabbit holes, c’est-à-dire de l’amener – le plus souvent inconsciemment, donc involontairement – dans une recherche approfondie sur un sujet quand il recherchait initialement une simple information.

De même, les interfaces trompeuses ou dark patterns, ces pages ou messages trompeurs qui poussent l’utilisateur à faire des actions non souhaitées, sont encore légion même si certaines sont désormais interdites depuis la loi européenne sur les services numériques (DSA) et celle sur les marchés numériques (DMA), qui visent à instaurer un minimum de règles dans le monde en ligne en Europe, et notamment dans l‘univers du e-commerce. La roue à réduction de Temu, sorte de roue de la fortune à activer pour obtenir des réductions plus ou moins élevées, illustre bien à quel point les plateformes s’inspirent même parfois de l’univers des jeux de casino ou en ligne pour faire rester les gens le plus longtemps possible sur le site en leur promettant des promotions et en favorisant des mécanismes d’addiction.

Le consommateur captif de l’illusion de faire des bonnes affaires

Au-delà de la provocation artificielle du désir, les plateformes jouent sur leur offre de bonnes affaires.

Alors que c’est le moteur de l’attrait du Black Friday, notamment sur les plateformes, le plus ironique reste que les promotions recherchées légitimement par les consommateurs dans un contexte de hausse des prix se révèlent, dans les faits, assez faibles. UFC-Que Choisir rapporte ainsi, en effet, qu’en 2023 la réduction ne s’étendait en moyenne que de -0,5% à -2%. L’association a ainsi analysé que sur 170 000 smartphones, l’écart de prix enregistré au moment du Black Friday est ainsi seulement de -1,6%17Grégory Caret et Marie Bourdellès, « Black Friday : les vraies bonnes affaires sont rares », UFC-Que Choisir, 21 novembre 2024..

Les associations de défense des droits des consommateurs n’ont de cesse de dénoncer les arnaques ou fausses promos des enseignes à quelques jours du Black Friday pour faire croire à une promotion immanquable le jour même18Cyril Brosset et Grégory Caret, « Black Friday 2020 : les fausses promos sont de retour », UFC-Que Choisir, 4 décembre 2020.. Pourtant, il y a deux ans, la France a transposé la directive Omnibus, qui encadre les réductions de prix et vise à protéger les consommateurs des fausses promotions. Elle oblige désormais le commerçant à prendre comme prix de référence le prix le plus bas qu’il a appliqué pendant la période des trente jours précédents. Néanmoins, de nombreux commerçants contournent encore cette disposition.

Ainsi les prix barrés sur les affiches et les pourcentages de réduction indiqués ne sont-ils pas toujours de vraies bonnes affaires. Les commerçants sont susceptibles de manipuler les prix tout au long de l’année pour afficher de fortes réductions et déclencher l’acte d’achat. Le consommateur devrait donc être vigilant et suivre l’évolution des prix de vente sur un plus long terme, tout en comparant les offres entre les différents marchands pour réellement profiter de bonnes affaires. Enfin, peut-on réellement parler de « bonnes affaires » lorsque les consommateurs se retrouvent avec des produits de basse qualité ou dangereux ? Or c’est un phénomène couramment observé sur certaines plateformes, avec des produits parfois non conformes aux règles en vigueur dans l’Union européenne. Diverses enquêtes menées par des associations de protection de consommateurs dans plusieurs pays européens19Centre européen des consommateurs – France, Black Friday : pas de réductions sur vos droits !, communiqué de presse, 13 novembre 2023. l’ont prouvé.

Malheureusement, c’est encore pire concernant les produits trouvés sur les plateformes de e-commerce chinoises. En Belgique, Test-Achats a ainsi analysé pas moins de 28 produits vendus sur la plateforme Temu parmi lesquels des jouets pour enfants, des produits cosmétiques ou encore des casques. Le constat est effarant : aucun ne répondait aux standards de qualité européenne. Le label CE est régulièrement absent ou contrefait, alors que sa présence homologuée est obligatoire pour la commercialisation des produits en Europe et garantit le respect des normes. Contrefaçons et manquements aux exigences de sécurité sont légion, par exemple la liste d’ingrédients est régulièrement absente.

Oubliez l’idée de faire appel à un service client sur les plateformes telles que Temu ou Shein, car l’expérience client laisse clairement à désirer. Le consommateur se retrouve souvent sans aucun véritable moyen (service après-vente, chatbot) de faire réclamation de la mauvaise qualité des produits ou de la qualité ou des délais de livraison – si le colis est effectivement livré. Si le consommateur veut se fier à des avis d’autres consommateurs pour s’assurer de la qualité des produits vendus, les avis trompeurs y sont monnaie courante alors qu’ils sont interdits en Europe.

Les plateformes, si elles présentent des avantages pratiques indéniables pour le consommateur, présentent donc de nombreuses dérives inquiétantes. L’essor récent des plateformes chinoises de e-commerce, qui pousse ce modèle à son paroxysme, montre toutes les limites de cette recherche sans fin du prix le plus bas.

Les limites du bas prix proposé par les plateformes d’e-commerce chinoises

Contournant les intermédiaires traditionnels, ne proposant pas de grandes marques, les plateformes de e-commerce chinoises vendent directement les produits chinois à prix vraiment très bas aux consommateurs étrangers à grand renfort de dépenses publicitaires pour attirer les clients. Elles connaissent ainsi une croissance exceptionnelle, mais insoutenable sur la durée20Cédric Leterme, « Temu, Shein, etc. : la Chine bouleverse le commerce électronique mondial », La Revue européenne des médias et du numérique, n°68, hiver 2023-2024..

Ces prix extrêmement voire anormalement bas sont effectivement facilités par des subventions massives de la Chine, qui veut encourager les exportations, en autorisant les ventes à perte ou encore en prenant en charge les frais de transports aériens. Ces subventions s’inscrivent dans  le projet des « nouvelles routes de la soie aériennes », projet stratégique chinois initié en 2013 pour relier économiquement la Chine et l’Europe. En raison d’un ralentissement économique en Chine et des difficultés des fabricants à exporter, les plateformes permettent à des fabricants chinois d’écouler des stocks et de reconstituer leur trésorerie. Temu utilise en effet la méthode du stock consigné, n‘achetant jamais la marchandise et retournant les invendus aux frais du fournisseur. On observe également des pratiques proches de celles des réseaux mafieux pour faire pression sur les fournisseurs21Ibid.. Enfin, ces plateformes chinoises creusent les écarts avec les plateformes américaines en évitant les commissions prélevées sur les ventes et la logistique qui peuvent représenter 50% du prix final. Ces prix bas reposent donc sur une forte intervention étatique chinoise.

Il faut également rappeler que l’une des pierres angulaires de ce système réside aussi dans le travail forcé de la minorité chinoise des Ouïgours, véritable esclavage moderne qui perdure malgré les condamnations répétées de ces violations des droits de l’Homme en Occident. Certes, un règlement européen entrera en vigueur en 2027 pour interdire ces produits issus du travail forcé de pénétrer sur le marché de l’Union européenne22Mared Gwyn Jones et Paula Soler, « L’UE va interdire les produits issus du travail forcé, une mesure qui vise principalement la Chine », Euronews, 23 avril 2024., mais il faudra là aussi mettre en place les contrôles nécessaires pour s’assurer que cette interdiction est suivie d’effets. Plus généralement, les produits vendus sur ces plateformes sont fabriqués dans des conditions de travail indignes, bien loin de nos standards sociaux.

Ce modèle est donc difficilement durable d’un point de vue économique. Même le géant Temu n’est pas encore en capacité de gagner de l’argent actuellement. Ce n’est d’ailleurs pas son objectif immédiat, la plateforme étant concentrée pour le moment sur la création de notoriété et de gain de parts de marché23« Temu, la plateforme chinoise qui affole la planète e-commerce », L’Écho, 7 juin 2024.. Selon Cross-Border Commerce Europe, une plateforme qui analyse l’e-commerce européen, les 500 plus importants acteurs européens de l’e-commerce ont vu leurs volumes de ventes transfrontaliers baisser de 18% en 2023 par rapport à 2022. Temu mène donc une politique offensive de mainmise calculée et vorace du marché intérieur européen, organisée par la Chine qui est par ailleurs très protectionniste, fermant son marché à toute entreprise étrangère d’e-commerce24Julien Bialas, « Isabelle Feng sur Temu : « La Chine préfère soutenir les exportations plutôt que d’offrir une couverture sociale aux plus démunis » », Le Soir, 11 octobre 2024..

Par ailleurs, avec son exception douanière pour les produits venus de Chine inférieurs à 150 euros, l’Europe participe à ces succès. D’après la Commission européenne, en 2021-2022, 1,3 milliard d’articles d’une valeur inférieure à 150 euros ont été importés sur douze mois. En 2023, ce total a atteint 2,3 milliards d’articles, dont environ 80% en provenance de Chine. Pour 2024, l’estimation est de 4 milliards d’articles, mais elle pourrait se révéler trop modeste face au déferlement réel. Cette règle douanière européenne surannée, en exonérant des frais de douane des colis d’une valeur inférieure à 150 euros, permet par ailleurs aux plateformes d’esquiver les contrôles qualité à la douane de leurs produits et d’inonder le marché de produits dangereux, voire illégaux. D’après des tests menés en laboratoire, près de 80% des jouets achetés sur ces plateformes sont dangereux25Toy Industries of Europe, « 80% of toys bought from third-party traders on online marketplaces fail EU safety standards and could be a danger to children », 17 octobre 2024.. En plus de ces jouets toxiques, circulent des parfums irritants, des lunettes de soleil inefficaces, des jeans de contrefaçon.

Mais ce n’est pas là le seul effet secondaire dramatique de l’essor de ces plateformes. Outre l’impact sur la santé et sur la sécurité des consommateurs européens, les conséquences sur l’environnement sont dramatiques. Les pays producteurs qui tirent profit de ces plateformes méprisent toute norme environnementale, un phénomène exacerbé au moment du Black Friday, période qui génère un accroissement des émissions de carbone et de la production de déchets.

L’agenda caché des plateformes chinoises

Le modèle économique de ces plateformes semble donc un mystère. Comme elles ne sont pas viables sans les subventions de l’État chinois, quel peut être l’intérêt pour la Chine de ces plateformes dédiées à l’exportation ?

Cette offensive de la Chine est nourrie par des intérêts cachés qu’il convient de ne pas minimiser. Certains médias, notamment aux États-Unis, rapportent que ces plateformes contiennent des logiciels malveillants pour capter les données des consommateurs occidentaux26Henri Isaac, « Offensive des plateformes chinoises de vente en ligne. Vers une révolution du e-commerce mondial ? », Futuribles, n°460(3), 2024, pp. 61-75.. L’expression « Si c’est gratuit, c’est vous le produit » prendrait ici tout son sens. La plateforme Temu aspirerait de nombreuses données personnelles sans qu‘on en maîtrise l’utilisation faite et alors que de sérieux soupçons d’abus pèsent, notamment dans un contexte où le gouvernement chinois contrôle Internet et exige des entreprises le partage intégral de leurs bases de données27Ambre Bougnoux, « Temu accusée d’espionnage : logiciel malveillant, transmissions de données… ce rapport sur l’application qui inquiète », Midi libre, 6 octobre 2023.. Non seulement Temu collecterait ainsi de première main des informations sur les habitudes de consommation des Européens, mais elle pourrait aussi évaluer leur capacité financière ou encore leur situation familiale. Ces éléments sont précieux pour ajuster leur offre et sont beaucoup plus dynamiques que les données publiques disponibles qui sont soumises à des obligations de protection.

Au printemps dernier, Temu a même lancé une campagne proposant à ses clients de céder leurs droits à vie sur un large éventail de données personnelles contre des bons d’achat pouvant atteindre 100 euros en téléchargeant l’application28Pierre Fougères, « Temu : fin de l’offre controversée en échange de vos données personnelles à vie », Capital, 2 avril 2024.. Elle voulait ainsi pouvoir utiliser « photo, nom, voix, opinions, déclarations, informations biographiques et/ou ville natale à des fins promotionnelles ou publicitaires dans tous les médias du monde entier, connus ou développés ultérieurement, à perpétuité, sans autre examen, notification, paiement ou contrepartie ». Suite à la polémique suscitée et face à la menace que représente le règlement général pour la protection des données (RGPD) pour l’entreprise, elle a dû retirer sa campagne.

Là aussi, ces sociétés donnent le sentiment de vouloir contourner les garde-fous que l’Union européenne a mis en place pour protéger les données personnelles de ses citoyens. Cette migration de données est malheureusement irréversible et nul n’empêche ces entreprises de les revendre et de les partager malgré les déclarations de bonnes intentions de la société29Romain Vitt, « Temu : 3 raisons de ne pas acheter sur la plateforme chinoise », Presse-Citron, 9 novembre 2023.. Par ailleurs, les risques de piratage sont réels et laissent ces données potentiellement vulnérables en cas de fuite. Cela peut laisser augurer du pire.

En somme, l’objectif sous-jacent est bien plus inquiétant pour l’avenir de nos économies car c’est une véritable guerre commerciale à dimension géopolitique qui se livre à coups de clics et de millions d’envois postaux. Ces plateformes cherchent en effet avant tout à gagner en popularité et en parts de marché, à créer des monopoles dans l’e-commerce mondial et à affaiblir les concurrences étrangères.

Le vrai coût de l’essor du e-commerce chinois

Le problème majeur de cet essor du e-commerce chinois est le contournement total de notre modèle européen. Ces importations violent les droits des consommateurs de l’Union européenne, notamment les règles en matière de sécurité des produits. Les plateformes contournent nos normes de droit du travail ainsi que nos objectifs environnementaux. Enfin, elles nuisent aux places de marchés européennes et à l’ensemble des fabricants européens – qui, eux, respectent les normes sociales et environnementales –, et créent donc des conditions de concurrence déloyale. Peu à peu, c’est tout notre modèle social européen qui est en péril30Julien Bosseler, « Les coûts cachés des petits prix sur les sites chinois », Le Soir, 12 octobre 2023..

L’Europe et la France ont déjà connu une situation analogue. En 2005, le marché du textile voit ses derniers quotas disparaître. L’industrie de l’habillement du Nord, l’industrie de la chaussure particulièrement présente dans les territoires drômois, par exemple, se fracassent. Dans le même temps, les importations chinoises explosent : +712% en volume pour les pantalons, +656% pour les pulls, +387% pour les tee-shirts31Échanges France-Chine 2005, Fashion-Network, 14 octobre 2005.. En conséquence, le secteur de l’habillement en France perd 25% de ses salariés entre 2005 et 200932Bruno Labaye, « L’industrie textile en France : une production mondialisée, sauf pour les produits de luxe et les textiles techniques », Insee, 18 octobre 2018.. Des bassins entiers sont sinistrés, faisant ainsi des milliers de victimes de la désindustrialisation.

Le vrai coût est celui de la désindustrialisation européenne pour un modèle économique non souhaitable d’un point de vue éthique, social et environnemental. Les plateformes chinoises écrasent toute concurrence, jouant sur le volume, et mènent une offensive bien orchestrée pour proposer des promotions irréalistes et gagner toutes les parts de marché.

L’absence de réciprocité, les acteurs européens ne pouvant accéder au marché chinois, souligne la politique très protectionniste de la Chine dans le domaine. En effet, sa législation n’autorise les opérations d’une entreprise étrangère d’e-commerce que si la majorité des parts sont détenues par des chinois et si son représentant légal est un ressortissant chinois33Ibid..

L’objectif premier de la Chine demeure de soutenir son économie, d’assurer des emplois même dans les conditions déplorables qui sont rapportées et de devenir la puissance exportatrice majeure. La stratégie de la Chine pour ses plateformes d’e-commerce est finalement similaire à celle qu’elle a développée pour l’exportation de ses voitures électriques, qui inquiète nos constructeurs européens.

Face aux tendances inquiétantes observées, quels sont les recours européens ?

Le modèle proposé par la Chine n’est ni viable ni enviable, comme les limites exposées ont pu le démontrer. Une fois ce constat posé, nous ne pouvons pourtant pas nous laisser abattre.

L’Europe doit intervenir urgemment avec une politique douanière qui protège nos entreprises comme nos consommateurs et restaure des conditions de concurrence équitables en Europe. Elle doit poursuivre sa régulation de la vie en ligne, en mettant en œuvre rigoureusement le règlement sur les services numériques. Le travail doit également être poussé sur le règlement sur les marchés numériques. Ces deux textes apportent déjà des leviers d’action pour responsabiliser les plateformes et lutter contre les contenus illégaux, dont les produits non conformes. Il faudra plus encore encadrer les pratiques de publicités ciblées et de tarifications personnalisées, ainsi que les pratiques des influenceurs. Enfin, l’Europe doit continuer à renforcer les droits des consommateurs pour les protéger – notamment les plus vulnérables – des pratiques déloyales et favoriser toujours plus de transparence. Elle doit assurer la sécurité des produits à l’aide de contrôles renforcés. Il est temps de reprendre la main de manière ferme.

Cependant, les consommateurs se sentiront les premières victimes des sanctions à l’égard de ces plateformes si les pouvoirs publics nationaux ne proposent pas des politiques sociales plus fortes pour réduire la pauvreté. Il ne sert à rien de vouloir culpabiliser le consommateur. C’est au politique d’agir.

Au-delà de ces leviers d’action à différentes échelles, il faut redonner du pouvoir au consommateur. Citoyen actif d’une société par ses choix, il peut être moteur de changement par ses habitudes de consommation. Le Black Friday est l’occasion de nous interroger sur nos modèles de consommation et d’alimenter le débat.

Face au dérèglement climatique, les consommateurs sont de plus en plus conscients des limites de la surconsommation. Les limites de la planète et les problèmes éthiques que peuvent poser certains modes de production poussent une partie des consommateurs à s’interroger et à agir. Ils ont compris qu’avec leur porte-monnaie, ils peuvent soutenir des dynamiques engagées.

Pour certains, cela consistera à acheter en fonction d’une valeur qui leur tient à cœur, en soutenant les produits issus du commerce équitable qui promeuvent des conditions dignes pour les travailleurs locaux notamment, l’alimentation bio et locale pour ceux qui veulent agir pour l’environnement à leur échelle, l’achat de produits fabriqués sur le territoire pour favoriser une industrie nationale dynamique comme le made in France, l’achat de vêtements produits dans des conditions dignes et avec le moins d’impact possible pour l’environnement en luttant contre la fast fashion comme, par exemple, l’initiative We Dress Fair basée à Lyon.

Mais il est parfois difficile de pouvoir choisir les alternatives vertueuses quand la dépense est contrainte.

La réflexion et le débat sur les effets à court et moyen terme de la consommation doivent néanmoins continuer. Les citoyens ne sont pas que des consommateurs, ils ont également des valeurs et des aspirations globales pour la société. Au-delà de mettre en opposition des modes de vie, on peut réfléchir ensemble aux meilleurs choix d’aujourd’hui pour impacter le monde de demain.

C’est là qu’entre en jeu le « consommer responsable ». Car consommer, c’est aussi réparer, louer, donner, réutiliser, vendre mais également renoncer. C’est avant tout se questionner sur la nécessité d’acheter, sur quelle qualité acheter, sur la possibilité de réparer qui peut permettre de faire des économies et d’agir durablement. Le droit à la réparation au niveau européen doit d’ailleurs poser les bases d’un recours plus répandu et plus facile. De même, le développement à plus large échelle de l’économie circulaire est une voie à explorer. Bric-à-brac, vide-greniers, deuxième main, friperies, ces nouveaux lieux de consommation connaissent un succès grandissant et concilient la recherche de petits prix et l’objectif vertueux de réutilisation. 

Cette réflexion est un des pouvoirs dans les mains de tous les consommateurs. Une démarche qui ne sacrifie ni nos valeurs, ni le monde de demain pour un achat fugace d’aujourd’hui.

Pourtant, l’encouragement à ces alternatives ne fait pas consensus. En France, depuis l’année dernière, l’Agence pour la transition écologique, l’Ademe, profite du Black Friday pour faire une campagne de sensibilisation à une consommation responsable. À la suite des polémiques qu’ont pu provoquer certains clips de cette campagne prônant le non-achat de vêtements à une période où les distributeurs de textiles étaient en crise, l’agence a tenu bon pour diffuser largement le message de « se poser les bonnes questions avant d’acheter »34Léo Manson, « Black Friday : on vous résume en trois actes la polémique sur la campagne de pub de l’Ademe », Ouest-France, 24 novembre 2023.. Cette année, elle réitère sa campagne mais a remplacé son clip initial sur le textile pour cibler justement ces grandes plateformes qui vendent de la fast fashion.

Évidemment, ce cheminement doit éviter plusieurs écueils pour amener l’ensemble des consommateurs à adhérer à de nouveaux modèles de consommation : l’injonction, la moralisation et l’irréalisme.

La sobriété peut cependant être un choix attirant et positif en proposant d’allier des critères économiques et écologiques lors de l’acte d’achat. La consommation responsable, finalement frappée de bon sens, pourrait prendre de l’essor à condition qu’elle soit « agréable, utile et juste » pour reprendre l’analyse du chef de service Consommation responsable à l’Ademe, Pierre Galio35Pierre Galio, « La consommation responsable doit être agréable, utile et juste », Ademe, novembre 2024..

C’est à nous de permettre, par des règles claires et équitables, les bonnes conditions de consommation pour les citoyens. 

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