Pourquoi le pouvoir d’achat paraît-il si contraint ?

Alors que les effets de l’inflation se font de plus en plus sentir, la croissance économique est-elle encore une solution crédible aux problèmes de pouvoir d’achat des Français, dans un contexte de hausse du coût de l’énergie, de tensions géopolitiques et de conséquences de plus en plus sensibles du changement climatique ? Benjamin Brice, docteur en sciences politiques de l’EHESS et auteur de La sobriété gagnante (Libri Nova, 2022), revient sur l’évolution du pouvoir d’achat des Français, entre augmentation des dépenses contraintes et multiplication des besoins.

Le manque d’argent […] c’est ça la chaîne […]. C’est ce à quoi tout le monde réfléchit,
et c’est ce qui tire tout le monde vers le bas.

Vald1Dans l’émission Clique, 8 février 2018 (à partir de 12’45”)

La question du pouvoir d’achat est devenue incontournable dans le débat politique français.

D’après la dixième vague d’enquête « Fractures françaises », menée en septembre 2022, 54% des personnes interrogées s’inquiètent des « difficultés en termes de pouvoir d’achat », assez loin devant la « protection de l’environnement » qui se situe à la deuxième place avec 34%2Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », vague 10, pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof, octobre 2022, p. 8 (deux réponses par personne).. En novembre 2022, 73% des gens estiment que leur pouvoir d’achat a baissé au cours des derniers mois, soit 16 points de plus que l’année précédente3Elabe, « Les Français et l’inflation », pour BFMTV, novembre 2022, p. 10.. Les effets de l’inflation se font de plus en plus sentir.

Source : Alberto Prati, Mathieu Perona, « Le bien-être à l’épreuve de l’inflation », Note de l’Observatoire du bien-être n°14, 17 novembre 2022, figure 2.

Cette situation devrait nous inquiéter, pour au moins trois raisons.

D’abord, dans une période de hausse du prix de l’énergie, les contraintes sur le pouvoir d’achat finissent par avoir un coût exorbitant pour la collectivité. En effet, pour contenir la contestation sociale, le gouvernement a décidé de mettre en place toute une série de mesures : bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité, remise à la pompe pour le carburant, chèque inflation, etc. Tout cela pèse énormément sur les finances publiques – 69 milliards d’euros entre septembre 2021 et novembre 2022, d’après le think tank Bruegel4Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra and Georg Zachmann, « National fiscal policy responses to the energy crisis », Bruegel, 29 novembre 2022, page consultée le 2 décembre 2022. –, dans une conjoncture où l’argent manque déjà pour de nombreux services publics et où la remontée des taux d’intérêt risque d’augmenter le service de la dette.

Ensuite, l’insatisfaction liée au pouvoir d’achat rend le gouvernement très réticent à demander à la population des efforts du côté de la consommation, en dépit de l’urgence écologique. Comment envisager une révision de nos modes de vie alors que les gens se sentent déjà tellement contraints dans leurs dépenses ? Depuis la révolte des « gilets jaunes », l’opposition entre « fin du monde » et « fin du mois » est devenue un lieu commun. Derrière les discours volontaires se cache un puissant motif d’inaction : aux yeux du gouvernement, la préservation du pouvoir d’achat rend quasi impossible toute réforme ambitieuse en vue de réduire notre empreinte environnementale.

Enfin, la préoccupation pour le pouvoir d’achat augmente encore l’insatisfaction de la population française, en particulier dans les classes populaires. Aujourd’hui, les trois quarts des gens ont le sentiment que le pays est en déclin5Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », étude citée, p. 6.. L’incapacité des responsables politiques à améliorer véritablement les choses produit un profond sentiment d’impuissance : entre 2007 et 2022, l’abstention au second tour de l’élection présidentielle est passée de 16% à 28%. En parallèle, le mécontentement se révèle particulièrement fort : en septembre 2022, 36% des sondés disaient appartenir à une « France en colère et très contestataire » (et même 41% pour les employés et 45% pour les ouvriers)6Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », étude citée, p. 9.. Entre les contraintes extérieures et cette défiance intérieure, la stabilité de notre régime politique devient de plus en plus incertaine.

Bref, qu’il s’agisse de nos finances publiques, de notre responsabilité écologique ou de l’avenir de notre démocratie, il semble donc essentiel, surtout dans une période de forte inflation, de comprendre pourquoi le pouvoir d’achat apparaît aujourd’hui si contraint. Tel est le préalable avant d’envisager des remèdes.

Le paradoxe du pouvoir d’achat

Commençons par un paradoxe. D’un côté, les Français se plaignent de leur pouvoir d’achat ; de l’autre, ils n’ont probablement jamais connu une telle abondance matérielle. 

D’après une étude de l’Insee, la part des gens ayant le sentiment que leur niveau de vie s’est amélioré dans la dernière période a progressivement chuté de 1979 à 2019, passant de près de la moitié de la population à seulement un quart. En parallèle, dans le même laps de temps, la proportion des personnes déclarant devoir se restreindre sur l’alimentation a monté de 10% à 29%, tandis que la proportion des sondés évoquant une limitation de leurs dépenses de soins médicaux a bondi de 3% à 21%7Lucie Brice Mansencal, Patricia Croutte et Sandra Hoibian (coll. Victor Prieur), « En quarante ans, plus de liberté, mais aussi plus d’inquiétudes », Insee Références, 19 novembre 2019, graphique 6..

Ce sentiment de contrainte est intrigant, puisque, dans le même temps, le niveau de confort matériel s’est largement amélioré. En 1984, 15% des logements étaient privés d’eau courante, de WC intérieur ou de douche/baignoire, contre moins de 1% en 2013 ; dans la même période, la surface des logements par habitant a augmenté de près d’un tiers8Rapport Insee logement, 2017, fiche 6.2, p. 143, et Séverine Arnault, Laure Crusson, Nathalie Donzeau, et Catherine Rougerie, « Les conditions de logement fin 2013 », Insee Première, 28 avril 2015.. À côté de cela, le taux d’équipement des ménages en produits nouveaux – comme le micro-ondes, l’ordinateur ou le téléphone portable – dépassait les 80% en 20199Insee, tableau TAB3, « Équipement des ménages en biens durables selon la catégorie socio-professionnelle de la personne de référence »..

Sur le plan statistique, l’évolution du pouvoir d’achat des ménages (en tenant compte de l’évolution de la composition des ménages) reste tendanciellement en hausse, même si le rythme d’évolution a beaucoup ralenti par rapport aux années 1960 et 1970. Entre 2000 et 2021, le pouvoir d’achat par unité de consommation a crû de 15% en France10Ces données et les suivantes sont tirées du tableau de l’Insee intitulé « Pouvoir d’achat du revenu disponible brut par unité de consommation »..

Source : Insee, France, portrait social, édition 2022, fiche 7.1, p. 187.

Certes, cet indicateur est en recul pour les deux premiers trimestres 2022 (non visible sur le graphique), notamment à cause de la hausse du coût de l’énergie, mais même si l’on prend l’ensemble du premier mandat d’Emmanuel Macron (du deuxième trimestre 2017 au deuxième trimestre 2022) – avec la crise liée à la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine –, le pouvoir d’achat par unité de consommation a augmenté de 3%. Voilà pourquoi le président, en mars 2022, à Pau, rétorquait à quelqu’un qui critiquait son bilan en matière de pouvoir d’achat : « Votre impression ne correspond pas aux chiffres […] ».

Ajoutons d’ailleurs que ces données de l’Insee sous-estiment en partie les gains de confort matériel de la population. En effet, l’amélioration de la qualité des produits n’est qu’imparfaitement prise en compte dans les statistiques officielles. Par exemple, grâce au numérique, le coût marginal d’une photo est passé d’environ 50 centimes à quasiment rien entre 2000 et 2015 – et le nombre de photos prises a été multiplié par 20 –, sans que l’évolution du PIB laisse deviner un tel saut11Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 145-146.. En outre, les gens ont désormais accès à de nombreux services en ligne (moteurs de recherche, encyclopédies, messageries, vidéos, réseaux sociaux) dont la valeur créée pour l’utilisateur n’est pas comptabilisée, car ils sont gratuits12François-Xavier Oliveau, La crise de l’abondance, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, p. 230-231..

Tel est donc le paradoxe : le pouvoir d’achat mesuré par l’Insee reste plutôt orienté à la hausse, l’abondance matérielle continue de s’accroître, les Français ont accès à de nouveaux services et, pourtant, ils se déclarent de plus en plus contraints dans leurs dépenses. Comment expliquer cela ?

Qu’est-ce que le pouvoir d’achat ?

Une difficulté vient de la polysémie de l’expression « pouvoir d’achat ».

Dans la comptabilité nationale, « le pouvoir d’achat correspond au volume de biens et services qu’un revenu permet d’acheter » (Insee). Il s’agit de l’évolution du revenu disponible brut – soit les revenus d’activité et de propriété, en tenant compte des prestations sociales et des prélèvements – rapporté à l’inflation ou, plus précisément, à « l’indice du prix de la dépense de consommation finale des ménages ». Nous l’avons vu, cet indicateur tend plutôt à (légèrement) augmenter.

Cependant, cette définition officielle du pouvoir d’achat ne correspond vraisemblablement pas à ce que les gens entendent par ce terme lorsqu’ils répondent à des enquêtes d’opinion. En effet, dans les sondages, les gens déclarent plutôt une stagnation, voire un recul, de leur pouvoir d’achat, surtout depuis la crise de 2008.

S’agit-il d’un ressenti réfuté par les statistiques ? Non, il s’agit d’une autre manière d’appréhender le « pouvoir d’achat ». Une appréhension qui repose sur d’autres réalités.

Un sondé propose une définition assez éclairante : « Le pouvoir d’achat, c’est le petit plus que l’on s’offre quand on a tout payé »13Simon Matet et Thierry Pech, « Pouvoir d’achat et niveau de vie : le(s) bilan(s) du quinquennat », Terra Nova, décembre 2021, p. 13.. Cette définition est intéressante, car, derrière sa simplicité, elle exprime trois dimensions du problème. Il existe des inégalités : « le petit plus » n’est pas du tout le même selon qu’on appartient aux classes populaires ou aux classes supérieures. « Quand on a tout payé » renvoie aux dépenses contraintes qui jouent un grand rôle dans la perception de l’évolution du pouvoir d’achat. Enfin, « ce que l’on s’offre » révèle la dimension collective du pouvoir d’achat : ce que l’on a envie – ou besoin – de consommer dépend largement du contexte social.

La définition officielle du pouvoir d’achat est utile, mais on ne peut en rester là. Cet indicateur a besoin d’être complété par ces trois autres dimensions pour décrire plus fidèlement ce que la population exprime quand elle évoque sa préoccupation pour le pouvoir d’achat.

Faible croissance et inégalités

Pour commencer, rappelons que les données moyennes masquent des écarts importants entre classes sociales.

Depuis la crise de 2008, le niveau de vie médian après redistribution a peu augmenté en France : +4% entre 2008 et 2019 (contre +22% de 1997 à 2008). Mais la situation est encore moins bonne pour le premier décile de niveau de vie, puisqu’il n’a retrouvé son niveau de vie de 2008 qu’en 2019, soit juste avant la pandémie et l’invasion russe14Yann Guidevay et Jorick Guillaneuf, « En 2019, le niveau de vie médian augmente nettement et le taux de pauvreté diminue », Insee Première, 5 octobre 2021, figures 1a et 1b. Le « niveau de vie » correspond au revenu disponible (en tenant compte des prestations et prélèvements) divisé par le nombre d’unités de consommation, afin de neutraliser l’évolution de la composition des ménages.. Il y a donc beaucoup de cas de stagnation – voire de régression – du niveau de vie en bas de l’échelle sociale.

Les réformes socio-fiscales du premier mandat d’Emmanuel Macron ont également été plus bénéfiques aux hauts revenus qu’aux bas revenus. Ainsi, le bilan redistributif du quinquennat réalisé par l’Institut des politiques publiques (IPP) montre que les réformes n’ont fait que 33% de gagnants dans le premier décile, contre 81% de gagnants dans le dernier décile15Paul Dutronc-Postel, Brice Fabre, Chloé Lallemand, Nolwenn Loisel et Lukas Puschnig, « Effets redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages », Note de l’IPP, no81, mars 2021, calcul par décile à partir des données associées..

Source : Paul Dutronc-Postel, Brice Fabre, Chloé Lallemand, Nolwenn Loisel et Lukas Puschnig, « Effets redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages », Note de l’IPP, no81, mars 2021 (p. 12).

Si l’on regarde les données de l’Insee en niveau de vie avant redistribution, la divergence entre catégories sociales est encore plus forte. Le niveau de vie médian a augmenté de 6% entre 2008 et 2019, tandis que le niveau de vie du premier décile régressait de 7%. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les personnes en bas de l’échelle des revenus dépendent de plus en plus fortement de la redistribution pour maintenir leur niveau de vie : prime d’activité, chèques énergie et inflation, etc. 

Cette dépendance a des désavantages matériels : les prestations sont souvent plus difficiles à obtenir qu’un salaire (avec des cas de non-recours)16Le taux de non-recours est estimé à 34% en moyenne par trimestre pour le RSA : Cyrine Hannafi, Rémi Le Gall, Laure Omalek et Céline Marc, « Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats », Les dossiers de la DREES, no92, février 2022, p. 6., elles ne sont pas forcément stables et elles n’ouvrent pas les mêmes droits qu’une rémunération. Par exemple, la prime d’activité permet de compléter les bas salaires, mais elle entraîne une forte perte de revenu au moment de la retraite, en cas de chômage, etc. 

En parallèle, une plus forte dépendance aux prestations peut nourrir un certain sentiment d’injustice : « Moi, j’ai un emploi fixe. C’est triste de pas pouvoir subvenir à ses besoins en ayant un emploi fixe » (Christine, 40 ans) ; « Je travaille comme une dingue et il faudrait en plus que j’aille quémander de l’aide » (Anne-Marie, 37 ans)17Cécile Kula, Liane Desseigne et Pauline Joly, « Étude qualitative sur le non-recours à la prime d’activité : comprendre les situations de non-recours grâce aux entrées et sorties de la prestation », Dossier d’étude de la CNAF, no213, 2020, p. 12.. Cette dimension symbolique des choses est à prendre au sérieux, car elle joue sur l’insatisfaction. En 1975, les deux premiers déciles de niveau de vie recevaient moins de 50% des prestations sociales (allocation logement, prestations familiales, minima sociaux et aides sur les bas salaires), mais près de 70% en 201618Julien Blasco et Sébastien Picard, « Quarante ans d’inégalités de niveau de vie et de redistribution en France (1975‑2016) », dans Insee, France, portrait social, édition 2019, graphique 4, p. 70.. Or, les « gilets jaunes » réclamaient de vivre dignement de leur travail.

Des dépenses contraintes en augmentation

Parmi les dépenses des ménages, un certain nombre sont contraintes : avant de songer aux « extras », il faut déjà régler les factures.

Pour mieux mesurer cela, l’Insee propose la notion de « dépenses pré-engagées ». Il s’agit de toutes les dépenses liées à un contrat peu renégociable à court terme : les dépenses liées au logement, les assurances, les frais de cantine, les abonnements (télécoms et télévision) et les services financiers. D’après les calculs de France Stratégie, la part de ces dépenses « pré-engagées » augmente peu à peu dans le budget des ménages : 27% des dépenses en 2001, 30% en 2011 et 32% en 201719Pierre-Yves Cusset, Ana Gabriela Prada-Aranguren et Alain Trannoy, « Les dépenses pré-engagées : près d’un tiers des dépenses des ménages en 2017 », Note d’analyse de France Stratégie, n°102, août 2021, p. 1..

Or, il y a ici de grandes différences entre classes sociales. Les ménages aisés consacrent 28% de leur budget aux dépenses « pré-engagées », contre 41% pour les ménages pauvres. Et les écarts se creusent : entre 2001 et 2017, ces dépenses ont augmenté de 10 points pour les ménages pauvres, mais de seulement 3 points pour les ménages aisés20Dans l’étude citée, les ménages pauvres représentent 13,5% des ménages et les ménages aisés (par construction) 25% des ménages (ibid., p. 3).. En clair, le budget des ménages est peu à peu grignoté par les dépenses « pré-engagées », surtout en bas de l’échelle sociale.

Source : Pierre-Yves Cusset, Ana Gabriela Prada-Aranguren et Alain Trannoy, « Les dépenses pré-engagées : près d’un tiers des dépenses des ménages en 2017 », Note d’analyse de France Stratégie, n°102, août 2021, p. 1.

Une étude de la DREES portant sur les données de 2011 permet de mieux sentir les écarts de niveau de vie « arbitral », c’est-à-dire le niveau de vie diminué des dépenses « pré-engagées ». Si l’on compare le plafond du premier décile (les 10% les plus pauvres sont en-dessous) et le seuil de dernier décile (les 10% les plus riches sont au-dessus), l’écart de niveau de vie après redistribution est environ de 1 à 3. Mais une fois que l’on a retiré les dépenses « pré-engagées », l’écart de niveau de vie « arbitral » est désormais de 1 à 6 entre les deux groupes. Et même de 1 à plus de 10 si l’on enlève en plus les dépenses alimentaires21Michelle Lelièvre et Nathan Rémila, « Des inégalités de niveau de vie plus marquées une fois les dépenses pré-engagées prises en compte », DREES : Études & résultats, n°1055, mars 2018, tableau 3, p. 5..

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les individus du bas n’ont même pas un dixième des moyens dont disposent ceux du haut quand il s’agit de payer les transports – dont les déplacements pour se rendre au travail –, l’habillement, la santé, les équipements, les loisirs, les vacances, l’épargne et les « extras ». Les marges de manœuvre se trouvent donc très réduites. Voilà certainement pourquoi le sociologue Pierre Blavier a souvent relevé l’expression suivante sur les ronds-points tenus par des « gilets jaunes » : « On peut pas s’écarter »22Pierre Blavier, Gilets jaunes : La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021..

La plus grande partie des dépenses « pré-engagées » vient de l’item logement : loyers, charges et remboursements. Or, on a là un autre facteur d’inégalité, car les dépenses liées au logement ne sont pas de même nature pour toutes les classes sociales. Chez les ménages aisés, plus de la moitié de ces dépenses est consacrée au remboursement de prêts immobiliers, contre seulement un septième pour les ménages pauvres (France Stratégie). Autrement dit, les classes supérieures se constituent un patrimoine, tandis que les autres paient surtout des charges et des loyers. Voilà d’ailleurs un facteur d’accroissement des inégalités de richesse en France23De 1984 à 2021, la part des richesses captée par les 10% du haut est passée de 51% à 59% en France (World Inequality Database)..

Cette différence joue d’ailleurs sur la mesure de l’inflation. Comme les trois cinquièmes des Français sont propriétaires et comme les mensualités d’emprunt ne sont pas prises en compte dans les dépenses de consommation, l’Insee ne pondère les dépenses de loyer qu’à hauteur de 6% dans le calcul de l’indice des prix à la consommation (et 14% si l’on inclue les charges)24Benoît Ourliac, « Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », Le blog de l’Insee, 4 février 2020.. De fait, avec une si faible pondération, la hausse des loyers et des charges – plus rapide que l’inflation entre 2000 et 202125Entre 2000 et 2021, +1,6% par an en moyenne pour les loyers et charges, contre +1,4% pour l’ensemble de l’inflation (Insee, « L’essentiel sur… l’inflation », Chiffres-clés, 25 octobre 2022). – n’a qu’un impact faible sur l’indice des prix, alors qu’elle est durement ressentie chez les ménages locataires, surreprésentés dans les classes populaires. 

D’après l’étude de la DREES citée plus haut, les loyers et les charges représentent 13% du revenu disponible des ménages (ce qui est cohérent avec le 14% du paragraphe précédent). Mais ce poste monte à 37% pour les ménages sous le seuil de pauvreté et tombe à 8% pour le quart des personnes ayant le plus haut niveau de vie26Michelle Lelièvre et Nathan Rémila, article cité, tableau 1, p. 3..

Dès lors, le pouvoir d’achat mesuré avec un indice des prix moyen tend à sous-estimer les contraintes qui pèsent sur les ménages modestes et, inversement, à surestimer celles que subissent les classes supérieures. Les inégalités entre classes sociales dans l’évolution du niveau de vie au cours de la dernière période sont probablement plus fortes que ce que mesure l’Insee avec un indice des prix moyen.

La multiplication des besoins

Une dernière dimension vient s’ajouter au problème : nos sociétés créent sans cesse de nouveaux besoins de consommation. 

Régulièrement, des objets inédits font leur apparition et imposent, petit à petit, de nouvelles pratiques qui les rendent toujours plus nécessaires. « Passé un certain seuil de diffusion, […] l’objet technique […] n’est plus seulement un objet dans le monde, mais un objet qui transforme l’architecture même du monde27Jeanne Guien, Le consumérisme à travers ses objets. Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants, Paris, Éditions Divergences, 2021, p. 145.. ». Il fut longtemps naturel de vivre sans eau courante et sans électricité ; cela est maintenant devenu impossible, à moins d’accepter de – ou de devoir – mener une existence en marge de la société.

De nouveaux objets deviennent peu à peu indispensables. La voiture et l’électroménager se sont imposés dans les décennies d’après-guerre, les appareils numériques et l’accès à internet au cours des trente dernières années. Tous ces équipements ont un coût écologique dont nous prenons tardivement conscience. Mais également un coût économique pour le budget des ménages. Par exemple, si les dépenses totales de consommation ont augmenté de 50% entre 1990 et 2018, la hausse a été de 520% pour les produits de l’économie de l’information28 Insee, « Multimédias », Insee Références, 27 février 2020, figure 1.. Le poids de ces dépenses est particulièrement important en bas de l’échelle sociale : en 2017, le poste « communication » (dont internet) représentait 3,9% du budget des ménages pour les 20% du bas, contre 1,8% pour les 20% du haut29Jérôme Accardo et Sylvain Billot, « Plus d’épargne chez les plus aisés, plus de dépenses contraintes chez les plus modestes », Insee Première, 17 septembre 2020, figure 4..

Cependant, comme l’ensemble de la société s’est réorganisée autour de ces objets, tout le monde doit consentir à ces nouvelles dépenses. Si, aujourd’hui, un certain nombre de personnes sacrifient leur budget loisirs ou alimentation au profit de l’achat d’un smartphone de bonne qualité, c’est parce que cet outil est devenu presque indispensable au quotidien, que ce soit pour effectuer des démarches administratives, pour rester au courant de l’actualité, pour garder le contact avec ses proches, pour trouver du travail ou pour dénicher des bons plans. 

Même chose du côté des déplacements. Dans des territoires aménagés autour de la voiture – zones commerciales en dehors des villes, fermeture des services publics, bassins d’emploi déplacés –, il devient très difficile de ne pas être « motorisé ». Une étude de l’Insee montre par exemple que, même en situation de grande pauvreté, les gens renoncent moins fréquemment à leur voiture personnelle qu’à prendre un verre avec des amis ou qu’à posséder deux bonnes paires de chaussure (données 2018)30Ludovic Audoux et Pascal Prévot, « La grande pauvreté bien plus fréquente et beaucoup plus intense dans les DOM », Insee Focus, 11 juillet 2022, figure 4e.. Voilà pourquoi, au milieu de notre abondance, subsistent d’importantes privations pour les plus modestes.

En ce qui concerne la voiture, la contrainte sur le pouvoir d’achat vient aussi de la montée en gamme des véhicules. Entre l’ajout de nouvelles fonctionnalités et la mode des SUV, le coût des voitures neuves a beaucoup augmenté ces dernières années. En 2020, le prix moyen neuf d’une automobile représentait deux mois et demi de salaire minimum en plus qu’en 201031 L’Argus, « Voiture moyenne neuve 2020. Son évolution depuis 1970 », consulté le 2 décembre 2022.. La hausse des prix se répercute ensuite peu à peu sur le marché de l’occasion.

Cette évolution ne se retrouve pas forcément dans les données de l’inflation, puisque la « qualité » des voitures a augmenté, ce dont tient compte le calcul de l’indice des prix. Mais il faut reconnaître que, en parallèle, les modèles moins sophistiqués (et moins surdimensionnés) disparaissent du marché, car les constructeurs encouragent la montée en gamme et l’évolution des besoins. En 2019, toutes chaînes de télévision confondues, 3h50 de publicités en faveur des SUV ont été diffusées chaque jour en France32 WWF, « Le trop plein de SUV dans la publicité », mars 2021, p. 12.. Au final, les consommateurs doivent s’adapter à la nouvelle offre : s’ils gagnent en « qualité », il n’en reste pas moins qu’ils doivent dépenser plus d’argent qu’avant la montée en gamme.

Cette divergence entre inflation mesurée et inflation ressentie se retrouve également dans le domaine numérique où l’effet qualité joue beaucoup33Simon Matet et Thierry Pech, étude citée, p. 15.. Avec le changement des besoins et des habitudes, les anciens modèles d’ordinateur et de téléphone perdent peu à peu leur utilité. Il y a probablement là un facteur non négligeable de surestimation de l’évolution du pouvoir d’achat dans les statistiques de l’Insee34Philippe Herlin, Pouvoir d’achat : Le grand mensonge, Paris, Éditions Eyrolles, 2018, p. 26-31..

La consommation : un problème politique à part entière

Que retenir de ce parcours ?

Le sentiment de contrainte sur le pouvoir d’achat, surtout en bas de l’échelle sociale, est tout à fait fondé. Le niveau de vie de la population n’augmente plus qu’assez faiblement, les dépenses contraintes tendent à s’accroître et la société – notamment les entreprises – continue de diffuser de nouveaux besoins qui renforcent la pression sur les budgets. S’ajoute à cela le fait que la plupart des évolutions de la dernière période ont été particulièrement défavorables aux classes populaires. Il n’est donc pas étonnant de voir de forts contrastes en termes de contraintes financières d’une classe sociale à l’autre. En 2020, 83% des cadres déclaraient pouvoir faire face à une dépense imprévue de 500 euros « sans trop de problème », mais seulement 38% des employés et 27% des ouvriers35DREES, question PE18_AB, consulté le 1er décembre 2022..

Ensuite, même si le terme « pouvoir d’achat » s’est imposé dans le débat public, il faut bien comprendre que cette expression ne se réduit pas au pouvoir de consommer de plus en plus de choses. Il s’agit en réalité d’un véritable « pouvoir de vivre ». Lorsque les budgets sont très contraints, lorsqu’il devient nécessaire de rogner sur l’alimentation, le chauffage ou les « petits plaisirs » pour se payer le reste, c’est la vie elle-même qui se trouve considérablement entravée. Le problème ne vient pas de ce que les gens peuvent s’offrir dans l’absolu, puisque le mécontentement est plus fort qu’autrefois, alors que notre abondance matérielle a augmenté. Le problème vient de l’écart entre ce que la société nous donne envie – ou nous oblige – à consommer et l’étendue de nos moyens. La préoccupation pour le pouvoir d’achat nous rappelle ainsi que la consommation est une affaire collective.

Enfin, il faut porter un regard lucide sur notre situation. La croissance économique comme solution au problème du pouvoir d’achat apparaît de moins en moins crédible, dans une conjoncture de hausse du coût de l’énergie, de tensions géopolitiques et de conséquences de plus en plus sensibles du changement climatique. Quant à l’alourdissement de l’endettement public pour soutenir la consommation des ménages, c’est un expédient qui semble devoir atteindre rapidement ses limites. D’autant plus que, en parallèle, la France a de plus en plus besoin de financer des dépenses d’avenir : éducation, transition écologique, santé, recherche, etc. Il va donc falloir s’y prendre autrement. 

À vrai dire, il paraît difficile de voir comment, à terme, nous pourrions échapper à une révision du niveau et du contenu de notre consommation, c’est-à-dire à un véritable effort de sobriété matérielle. Voilà une question politique majeure, car l’enjeu est rien de moins que le « pouvoir de vivre » d’une large partie de la population française.

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    Dans l’émission Clique, 8 février 2018 (à partir de 12’45”)
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    Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », vague 10, pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof, octobre 2022, p. 8 (deux réponses par personne).
  • 3
    Elabe, « Les Français et l’inflation », pour BFMTV, novembre 2022, p. 10.
  • 4
    Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra and Georg Zachmann, « National fiscal policy responses to the energy crisis », Bruegel, 29 novembre 2022, page consultée le 2 décembre 2022.
  • 5
    Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », étude citée, p. 6.
  • 6
    Ipsos Sopra-Steria, « Fractures françaises », étude citée, p. 9.
  • 7
    Lucie Brice Mansencal, Patricia Croutte et Sandra Hoibian (coll. Victor Prieur), « En quarante ans, plus de liberté, mais aussi plus d’inquiétudes », Insee Références, 19 novembre 2019, graphique 6.
  • 8
    Rapport Insee logement, 2017, fiche 6.2, p. 143, et Séverine Arnault, Laure Crusson, Nathalie Donzeau, et Catherine Rougerie, « Les conditions de logement fin 2013 », Insee Première, 28 avril 2015.
  • 9
    Insee, tableau TAB3, « Équipement des ménages en biens durables selon la catégorie socio-professionnelle de la personne de référence ».
  • 10
    Ces données et les suivantes sont tirées du tableau de l’Insee intitulé « Pouvoir d’achat du revenu disponible brut par unité de consommation ».
  • 11
    Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 145-146.
  • 12
    François-Xavier Oliveau, La crise de l’abondance, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, p. 230-231.
  • 13
    Simon Matet et Thierry Pech, « Pouvoir d’achat et niveau de vie : le(s) bilan(s) du quinquennat », Terra Nova, décembre 2021, p. 13.
  • 14
    Yann Guidevay et Jorick Guillaneuf, « En 2019, le niveau de vie médian augmente nettement et le taux de pauvreté diminue », Insee Première, 5 octobre 2021, figures 1a et 1b. Le « niveau de vie » correspond au revenu disponible (en tenant compte des prestations et prélèvements) divisé par le nombre d’unités de consommation, afin de neutraliser l’évolution de la composition des ménages.
  • 15
    Paul Dutronc-Postel, Brice Fabre, Chloé Lallemand, Nolwenn Loisel et Lukas Puschnig, « Effets redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages », Note de l’IPP, no81, mars 2021, calcul par décile à partir des données associées.
  • 16
    Le taux de non-recours est estimé à 34% en moyenne par trimestre pour le RSA : Cyrine Hannafi, Rémi Le Gall, Laure Omalek et Céline Marc, « Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats », Les dossiers de la DREES, no92, février 2022, p. 6.
  • 17
    Cécile Kula, Liane Desseigne et Pauline Joly, « Étude qualitative sur le non-recours à la prime d’activité : comprendre les situations de non-recours grâce aux entrées et sorties de la prestation », Dossier d’étude de la CNAF, no213, 2020, p. 12.
  • 18
    Julien Blasco et Sébastien Picard, « Quarante ans d’inégalités de niveau de vie et de redistribution en France (1975‑2016) », dans Insee, France, portrait social, édition 2019, graphique 4, p. 70.
  • 19
    Pierre-Yves Cusset, Ana Gabriela Prada-Aranguren et Alain Trannoy, « Les dépenses pré-engagées : près d’un tiers des dépenses des ménages en 2017 », Note d’analyse de France Stratégie, n°102, août 2021, p. 1.
  • 20
    Dans l’étude citée, les ménages pauvres représentent 13,5% des ménages et les ménages aisés (par construction) 25% des ménages (ibid., p. 3).
  • 21
    Michelle Lelièvre et Nathan Rémila, « Des inégalités de niveau de vie plus marquées une fois les dépenses pré-engagées prises en compte », DREES : Études & résultats, n°1055, mars 2018, tableau 3, p. 5.
  • 22
    Pierre Blavier, Gilets jaunes : La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021.
  • 23
    De 1984 à 2021, la part des richesses captée par les 10% du haut est passée de 51% à 59% en France (World Inequality Database).
  • 24
    Benoît Ourliac, « Mais si, l’Insee prend bien en compte le logement dans l’inflation ! », Le blog de l’Insee, 4 février 2020.
  • 25
    Entre 2000 et 2021, +1,6% par an en moyenne pour les loyers et charges, contre +1,4% pour l’ensemble de l’inflation (Insee, « L’essentiel sur… l’inflation », Chiffres-clés, 25 octobre 2022).
  • 26
    Michelle Lelièvre et Nathan Rémila, article cité, tableau 1, p. 3.
  • 27
    Jeanne Guien, Le consumérisme à travers ses objets. Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants, Paris, Éditions Divergences, 2021, p. 145.
  • 28
     Insee, « Multimédias », Insee Références, 27 février 2020, figure 1.
  • 29
    Jérôme Accardo et Sylvain Billot, « Plus d’épargne chez les plus aisés, plus de dépenses contraintes chez les plus modestes », Insee Première, 17 septembre 2020, figure 4.
  • 30
    Ludovic Audoux et Pascal Prévot, « La grande pauvreté bien plus fréquente et beaucoup plus intense dans les DOM », Insee Focus, 11 juillet 2022, figure 4e.
  • 31
     L’Argus, « Voiture moyenne neuve 2020. Son évolution depuis 1970 », consulté le 2 décembre 2022.
  • 32
     WWF, « Le trop plein de SUV dans la publicité », mars 2021, p. 12.
  • 33
    Simon Matet et Thierry Pech, étude citée, p. 15.
  • 34
    Philippe Herlin, Pouvoir d’achat : Le grand mensonge, Paris, Éditions Eyrolles, 2018, p. 26-31.
  • 35
    DREES, question PE18_AB, consulté le 1er décembre 2022.

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