La chose publique se transforme. Elle échappe en partie aux politiques et se retrouve aujourd’hui entre les mains du « cybercitoyen », du « consommacteur » ou « proconsumeur », ainsi que des « web entrepreneurs ». Ces derniers façonnent de nouveaux usages et de nouvelles normes. Pour le meilleur comme pour le pire. Le numérique nous impose-t-il aujourd’hui sa loi ? Pour éviter qu’une pensée sociale ne se construise en dehors de toute pensée politique, la Fondation Jean-Jaurès souhaite aussi devenir un espace ouvert entre les innovateurs et les acteurs politiques, une agora où le citoyen, le commerçant, le philosophe et l’élu débattent. Ce travail sera piloté par Jérôme Giusti, avocat, président d’association et expert associé à la Fondation.
Une nouvelle génération est en train de changer le monde… et le politique.
Profondément technophiles, des étudiants, jeunes entrepreneurs, militants associatifs ou simples citoyens « connectés » inventent de nouveaux usages que les politiques n’appréhendent que très imparfaitement. Dans le même temps, de grandes compagnies du web, généralement nord-américaines, imposent des nouveaux modèles et des standards, en contradiction bien souvent avec notre ordre juridique, économique et social le plus établi, sans que les gouvernements ne puissent véritablement en réguler l’action.
Et cette nouvelle génération change le monde sans même avoir besoin de prendre le pouvoir des urnes… soit qu’elle l’ignore, le pense obsolète ou encore, le dénie. Elle n’en détient pas moins le pouvoir politique, au sens étymologique du terme : celui de la Cité.
Témoin de cette évolution, à la fois comme avocat de cette nouvelle génération d’entrepreneurs mais, également, dirigeant associatif et entrepreneur social, tentant de réformer l’efficacité de l’action humanitaire par le recours aux nouveaux outils et modèles que nous offrent les nouvelles technologies, je peux mesurer quotidiennement le hiatus qui se creuse sans cesse entre les acteurs de la nouvelle économie et nos élus.
C’est pourquoi la pensée politique doit se renouveler et intégrer, en son sein, ceux qui changent effectivement aujourd’hui le monde, avec leurs idées nouvelles, leurs engagements et leurs utopies. Ceux qui mettent la société en action.
Soit pour en tirer le meilleur, soit pour en juguler le pire. En tout état de cause, pour éviter qu’une pensée sociale ne se construise en dehors de toute pensée politique.
Cette nouvelle génération oppose des forces contraires. D’un côté, Uber impose sa loi. Cette société aurait pu rester une compagnie de VTC. Elle est cependant devenue, en quelques années, un modèle économique sinon un mode de pensée. Est-ce au marché de façonner notre modèle social et d’en faire idéologie ?
D’un autre côté, et pour ne retenir que le cas de l’économie dite collaborative, de nombreux autres acteurs économiques émergent, généralement des start-ups, lesquelles proposent des modèles plaçant la personne et le service au centre de leur modèle, ce qui leur permet d’inventer « en faisant » de nouveaux rapports et équilibres sociaux et économiques possiblement vertueux.
Enfin, de nouvelles formes d’engagement politique se multiplient, hétéroclites et iconoclastes, qui renouvellent positivement la foi dans l’action publique. Elles sont menées autrement, en dehors des modes d’action traditionnels, par le recours aux nouvelles technologies et en privilégiant un esprit de collaboration ouvert, direct et spontané entre les contributeurs.
Le mouvement de la Civic Tech, en constant développement, rend compte de cette évolution. Quelques initiatives sont particulièrement intéressantes comme, par exemple, le Civic Hall à New York, qui se présente comme un « Civic Accelerator ». Son pitch donne la mesure de l’ambition d’une nouvelle génération d’entrepreneurs et de « citoyens-activistes » qui se mettent au service de l’action publique :
« Harnessing the ingenuity of citizens and the power of technology in service of government and our public well-being, the Civic Accelerator is a community-sourced innovation platform that works with residents to become civic inventors and civic entrepreneurs through part-time training in design-thinking, prototyping, and startup methodology. It also assists mid-stage, civic tech startups with strategy, legal, financing, UX, branding, and design challenges that can arise when developing a product for government or the general public (« Exploitant l’ingéniosité des citoyens et le pouvoir de la technologie au service du gouvernement et de notre bien-être public, l’Accélérateur civique est une plateforme d’innovation communautaire qui aide les résidents à devenir des inventeurs civiques et des entrepreneurs municipaux grâce à une formation à temps partiel en thinking, prototypage et méthodologie de démarrage. Il aide également les start-ups de technologie civique de milieu de gamme à relever des défis stratégiques, juridiques, de financement, UX, d’image de marque et de conception qui peuvent survenir lors du développement d’un produit pour le gouvernement ou le grand public »).
Anne Hidalgo fait d’ailleurs sienne cette idée pour Paris, en lançant prochainement un Civic Hall dans la capitale : son ambition est de « favoriser la co-construction des politiques publiques parisiennes » et de permettre aux Parisiens, selon ses concepteurs, « de participer à la modernisation de l’administration ». Bien d’autres initiatives existent tel que le Liberty Living Lab dans le Sentier, espace de co-création des innovations citoyennes, ou encore l’Incubateur de politiques publiques de Sciences Po Paris, accélérateur des innovations publiques de demain.
La chose publique devient ainsi un objet technologique à expérimenter et à éprouver, entre les mains de gens qui ne sont pas des professionnels de la politique.
La « disruption » du politique, dans son acception bonne ou mauvaise, interroge ainsi tout républicain convaincu. Même si le seul pouvoir légitime doit rester le pouvoir démocratiquement élu, il faut néanmoins autoriser une plus grande expression de la nouvelle génération et accueillir ses idées nouvelles, ainsi que ses nouvelles formes d’action et de communication.
C’est ainsi que, pour perpétuer sa mission, la Fondation Jean-Jaurès doit se renouveler, s’ouvrir et intégrer l’innovation au service du progrès démocratique. Promouvoir une démocratie ouverte et collaborative, avec ceux qui changent le monde et font la société d’aujourd’hui ? En lançant le projet @agora en 2018, nous portons la conviction que quelque chose manque au paysage politique et économique français : les « innovateurs » ne rencontrent que très rarement les politiques ; les élus ont peu accès à l’innovation sociale et technologique.
La Fondation Jean-Jaurès peut pallier ce manque, en devenant elle-même un espace ouvert, collaboratif et « bouillonnant », où les innovateurs rencontreront les politiques et où les élus pourront appréhender les évolutions majeures de notre société, au moment où elles se créent, se fabriquent et s’expérimentent, et ce pour nourrir l’action publique, l’améliorer et l’évaluer, ainsi que produire ensemble, administrés et élus, des solutions concrètes aux grands enjeux sociaux, environnementaux et économiques de notre société, voire des projets de réforme.
La Fondation Jean-Jaurès veut créer un lieu où le débat entre les acteurs de la société civile et les élus pourra s’instaurer, une sorte de « troisième chambre », dont les représentants seront tout à la fois des entrepreneurs, des étudiants, des bénévoles et dirigeants associatifs, des citoyens engagés, etc. Une « agora », au sens étymologique du terme : un lieu où se côtoient tout à la fois le politique, la philosophie et le commerce.
Ce projet repose sur une conviction : le rôle de l’État n’est plus de dicter le changement mais de l’organiser. En pratique, l’@agora, au sein de la Fondation Jean-Jaurès, aura pour mission d’organiser des rencontres entre élus et entrepreneurs de tous secteurs (haute technologie, économie collaborative et circulaire, économie sociale et solidaire, green et fin tech, etc.) et des porteurs de projets associatifs et humanitaires autour de grands thèmes d’innovation économique, sociale et culturelle.
Ces rencontres se feront autour de solutions concrètes qui répondent à des enjeux de transformation sociale. Elles prendront la forme de « hackathons », pendant lesquels seront testés et évalués, en présence et avec le concours d’élus, des plateformes et applications nouvelles. Seront associés à ces travaux de nombreux acteurs déjà engagés dans cette action (groupes de réflexions, acteurs de la civic tech, incubateurs, accélérateurs, tiers-lieux, etc.) pour promouvoir un socle commun de références et connaissances communes.
Sur la base de ces travaux et rencontres, l’@agora aura aussi pour mission de susciter le débat politique autour de grandes réformes en cours ou à venir et pourra promouvoir la rédaction de textes alternatifs rédigés de façon collaborative, sous la forme d’« amendements-citoyens ».
Nous pourrons également lancer des missions d’évaluation de dispositifs législatifs et réglementaires portant sur des grandes réformes sociétales, par les acteurs de la société civile les plus concernés et d’en susciter, en cas de besoin, la critique et le changement.
Nous ouvrirons ces travaux en 2018 sur une problématique qui nous semble aujourd’hui majeure, et qui bouleverse profondément la société dans son ensemble mais qui n’a pas encore trouvé de solution pérenne et satisfaisante, notamment d’un point de vue social et législatif. Il s’agit du statut du travailleur indépendant, « partenaire » des grandes plateformes collaboratives et, plus généralement, celui de plus en plus revendiqué et assumé aujourd’hui par de nombreux travailleurs non-salariés. Entre liberté, salariat et (in)dépendance subie ou revendiquée… le champ des possibles reste ouvert.
Cette problématique en court-circuite bien d’autres : la forme que doit adopter le travail au XXIe siècle, son rapport à l’emploi, les protections sociales d’aujourd’hui et de demain et, plus généralement, notre modèle économique et social.
Le chantier est lancé…
Premier atelier-conférence-débat, le 14 juin 2018 : Comment accompagner et protéger les nouvelles formes d’emploi ? Entre salariat, auto-entrepreneuriat et (in)dépendance.