Enseigner à distance en période de crise sanitaire : une expérience sénégalaise

La crise liée à la pandémie de Covid-19 et ses périodes de confinement imposé ont incité nombre de pays – notamment occidentaux – à recourir au télé-enseignement. Le sociologue Mamadou Abasse Diop et le politologue Pierre Lebret, responsables du pôle recherche de l’association de solidarité internationale Futur au présent, analysent ce que peut signifier cette pratique dans un contexte autrement différent, celui du Sénégal.

En réponse à la fermeture des écoles consécutive à l’identification des premiers cas de Covid-19, de nombreuses initiatives ont été mises en œuvre par les organisations de la société civile pour assurer la continuité pédagogique. Parmi les différentes modalités envisagées, l’enseignement à distance, notamment par le biais de la télévision, a occupé une place prépondérante. Il faut dire qu’au moment où les outils d’apprentissage en ligne étaient très en vogue, notamment dans les pays du Nord, la question de l’inadaptation de cette stratégie dans des pays du Sud comme le Sénégal s’est posée. Car, même si le télé-enseignement paraît attrayant a priori, il s’avère particulièrement difficile à mettre en œuvre pour certaines catégories de la population pour des raisons économiques, sociales et didactiques.

Quelques mois après le retour en classe, on sait encore très peu de choses de l’efficacité des modalités alternatives d’apprentissages et de leur perception par les différents acteurs impliqués. Il s’agit pourtant d’un enjeu d’autant plus décisif que le virus est toujours d’actualité dans le pays et que son évolution est sujette aux spéculations. C’est dans cet ordre d’idées que l’association Futur au présent International (FAP) a mené une recherche sur l’impact des cours télévisés et de l’encadrement à domicile, préconisés pour les bénéficiaires de la Maison de l’éducation (MDE). Cette structure est un dispositif éducatif complémentaire à l’école publique implantée dans le quartier de Kandé à Ziguinchor, accueillant des filles âgées de 6 à 13 ans en situation de travail précoce. Elle assure à ses bénéficiaires une prise en charge financière de leur scolarisation dans une école publique, un suivi complémentaire à l’école et des activités parascolaires inspirées de pédagogies alternatives. L’enquête menée auprès d’élèves, d’enseignants et de parents d’élèves de cette structure a révélé un fort attachement à la forme scolaire, se traduisant par une faible appropriation des cours télévisés et un plébiscite pour l’encadrement à domicile.

Très intense au début de la crise sanitaire, l’enthousiasme autour du téléenseignement n’a pas survécu à sa mise en œuvre. Des contraintes logistiques et didactiques ont révélé les limites opérationnelles de l’apprentissage via ce procédé pour un public d’enfants. En effet, l’accès à un téléviseur en état de marche est la première difficulté à laquelle ces derniers sont confrontés. Malgré un taux de pénétration de 75% selon le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), de nombreux ménages sont encore dépourvus d’un téléviseur en milieu urbain. À cela s’ajoute la forte sollicitation de ce média au sein des ménages qui en complique l’utilisation à des fins d’apprentissage. L’usage rationné de la télévision chez certains ménages à faibles revenus représente une autre source d’inégalité qui interroge la pertinence de ce procédé. Quant à l’apprentissage proprement dit, beaucoup d’élèves ne disposent pas d’un lieu propice à la concentration. Cela est d’autant plus criant que chez toutes les personnes interrogées, la télévision se situe dans la pièce faisant office de salon. En plus, il est apparu que beaucoup d’élèves ne savaient pas comment s’y prendre concrètement pour apprendre par le biais de la télévision. On observe ainsi une perte de repères devant un outil jusqu’alors perçu pour beaucoup comme étant orienté vers le divertissement. Et la motivation des parents sur lesquels reposait le suivi des enfants à la maison n’a cessé de décliner au fil de l’expérience. Ils se sont montrés assez insatisfaits de la durée des cours et du caractère sommaire des explications.

En revanche, l’encadrement à domicile via les polycopiés a connu un succès assez inattendu. Les parents dont les enfants étaient censés regarder les cours télévisés ont vite commencé à en demander à leur tour. Les enseignants de la MDE racontent même que des parents d’élèves non bénéficiaires du programme s’y sont intéressés. Ce constat a conduit à l’élargissement du ciblage de cet outil pour inclure non seulement l’ensemble des bénéficiaires de la MDE mais aussi tous les parents qui en faisaient la demande dans le quartier de Kandé. Il s’agit de la modalité d’apprentissage privilégiée aussi bien par les enseignants que par les parents et les élèves. Les raisons avancées pour expliquer cette préférence sont multiples. Chaque acteur analyse la pertinence de cette méthode à l’aune de sa conception de l’enseignement et de son rôle dans la relation tripartite qui s’est fortement densifiée à cette occasion. Trois préoccupations convergentes se font jour en fonction des acteurs. Les élèves s’interrogent quant aux conditions facilitant leur apprentissage. Les parents orientent leur raisonnement vers leur capacité à s’assurer que leurs enfants travaillent réellement. Quant aux enseignants, leur souci est d’arriver à identifier les lacunes de chaque élève et d’arriver à suivre son évolution.

Toutefois, il paraît important de ne pas voir derrière les multiples arguments défavorables au télé-enseignement un rejet définitif de ce mode de transmission de connaissances. Suivant la même logique, l’efficacité de l’encadrement à domicile est à mettre en lien avec le nombre relativement faible d’élèves concernés. Avec des effectifs beaucoup plus importants, il est peu probable que les enseignants aboutissent aux mêmes constats compte tenu des moyens humains nécessaires pour assurer un suivi efficient des élèves à domicile. En tout état de cause, les deux pratiques décrites dans cette recherche exploratoire livrent des enseignements assez intéressants concernant les facteurs influant sur le comportement des acteurs face à une innovation pédagogique.

En novembre dernier, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), la proportion des enfants privés d’école a augmenté de nouveau pour atteindre les 38%, par rapport aux premiers mois de la pandémie de Covid-19. Lors d’une manifestation virtuelle, l’Unesco, l’Union africaine, le Fonds Malala, Plan International, l’Initiative des Nations unies en faveur de l’éducation des filles (UNGEI) et l’Unicef ont uni leurs forces afin d’examiner les dimensions de genre des fermetures d’établissements scolaires liées à la Covid-19. Une estimation prononcée lors de cette conférence devrait faire écho dans le monde entier : « un million de filles en Afrique subsaharienne risquent de ne jamais retourner en classe après la réouverture des écoles, en raison des politiques et pratiques qui interdisent aux filles enceintes et aux jeunes mères de reprendre leur scolarité ».

La réouverture des écoles dans le monde doit être une priorité absolue et plus particulièrement pour les filles. Mais en vue des conditions inégales d’accès à un possible vaccin contre la Covid-19 et de nouvelles périodes de confinement envisageables, les acteurs de la coopération internationale – acteurs publics, privés, société civile – doivent miser sur l’échange de pratiques et des connaissances, afin d’élargir les expériences locales qui ont prouvé leur efficacité pour qu’elles puissent être répliquées. Les moyens financiers existent, ne condamnons pas une génération entière d’enfants, victimes silencieuses de cette crise sanitaire.  

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