La nouvelle grande enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l’Ifop sur l’état du complotisme en France a été l’occasion, au vu de l’actualité récente, de s’interroger sur l’éventualité d’une implantation des thèses complotistes au sein du mouvement des « gilets jaunes ». Il s’avère que les sympathisants de ce mouvement adhèrent à ces thèses de manière plus prononcée que le reste de la population. C’est ce qu’explique Jérôme Fourquet, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » de l’Ifop.
Lire l’enquête sur le complotisme – vague 2
Survenant en plein mouvement des « gilets jaunes », l’attentat de Strasbourg le 11 décembre 2018 a suscité de nombreuses réactions. On a en effet très rapidement vu fleurir sur les réseaux sociaux des commentaires suspicieux, mais également des argumentaires remettant en cause la version officielle de ces événements, voire des accusations de manipulation formulées à l’encontre des autorités. L’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l’Ifop dans les semaines qui ont suivi ce tragique événement et les polémiques qui l’ont accompagné permet de quantifier l’audience et l’adhésion des différentes lectures qui en ont été faites.
Un « gilet jaune » sur deux n’a pas adhéré à la version officielle de l’attentat de Strasbourg
L’idée selon laquelle il s’agissait bien d’un attentat perpétré par un djihadiste ayant agi en se réclamant de l’État islamique est très largement majoritaire dans l’opinion publique, puisque 65% des Français adhèrent à cette grille de lecture. Pour autant, à l’instar de ce que l’on observe à propos des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et de 2015 en France, une part importante des sondés doute et n’adhère pas à l’exposé des faits présenté par les pouvoirs publics et les médias, une autre frange de la population penchant, quant à elle, carrément pour le scénario d’une manipulation. 10% des personnes interrogées pensent ainsi qu’il s’agit d’une manipulation du gouvernement pour détourner l’attention des Français et créer l’inquiétude dans la population en plein mouvement des « gilets jaunes ». 13% adhèrent à l’idée selon laquelle des zones d’ombre subsistent dans cette affaire et qu’il n’est pas vraiment certain que cet attentat ait été perpétré par Cherif Chekatt. 12% ne se prononcent pas.
Le regard porté sur l’attentat de Strasbourg varie très significativement selon le degré de proximité au mouvement des « gilets jaunes ». Parmi les personnes qui se définissent comme « gilets jaunes » (et qui représentaient au moment de l’enquête 18% de la population nationale) la version officielle est très clairement contestée. À peine la moitié d’entre elles (48% contre 65% dans l’ensemble de la population) y adhèrent. 19% partagent des doutes sur le déroulé des événements quand un quart d’entre elles (23%) y voient carrément une manipulation du gouvernement pour casser la mobilisation et détourner l’attention de l’opinion publique de leur mouvement. Les multiples réactions et commentaires qui ont circulé sur les réseaux sociaux de la part des soutiens aux « gilets jaunes » ne correspondaient donc pas à un artefact numérique ou à un effet de loupe numérique grossissante. Une large partie des sympathisants des « gilets jaunes » a objectivement adhéré à une lecture complotiste de cet attentat.
Comme le montre le graphique ci-dessus, si cette lecture a aussi rencontré un écho dans le reste de la population, sa prévalence est nettement moins forte. Parmi les Français qui soutiennent le mouvement sans pour autant se considérer eux-mêmes comme des « gilets jaunes », seuls 10% adhèrent à la théorie d’une manipulation gouvernementale et 13% émettent des doutes. Et parmi les personnes ne soutenant pas le mouvement, ces opinions s’avèrent résiduelles avec des taux de respectivement 4% et 7%. Il y a donc eu une forte polarisation des perceptions sur l’attentat de Strasbourg entre les sympathisants et les opposants aux « gilets jaunes », les premiers se montrant beaucoup plus perméables et acquis aux arguments mettant en doute ou contestant totalement la version des faits donnée par les médias et les pouvoirs publics.
Cette propension nettement plus importante des personnes se définissant comme « gilets jaunes » à adhérer à une grille de lecture complotiste sur cette question peut certes en partie s’expliquer par le fait qu’un certain nombre des figures de proue du mouvement (dont par exemple Maxime Nicolle) ont clairement mis en doute la version officielle. Le climat de tension inhérent à chaque mobilisation a sans doute également joué un rôle. Dans le contexte de bras de fer engagé avec le gouvernement et alors que le mouvement marquait des points dans l’opinion, le déroulement d’un attentat, immédiatement très commenté par les médias et suscitant un réflexe spontané de soutien aux autorités, a mécaniquement pu créer un trouble dans une partie de la base des « gilets jaunes », qui a pu se demander si le pouvoir n’était pas en train d’allumer un contre-feu.
De manière plus générale, la porosité des « gilets jaunes » aux thématiques complotistes est nettement plus élevée
Mais ces effets de contexte, ils ne peuvent à eux seuls expliquer une telle prévalence d’une grille de lecture complotiste que l’on retrouve chez toute une partie des sympathisants les plus fervents des « gilets jaunes ». Lorsque l’on s’éloigne de l’attentat de Strasbourg et que l’on interroge les sondés sur différentes affirmations complotistes, on constate systématiquement une adhésion nettement plus élevée de ce public. Et, comme on le voit sur le graphique ci-dessous, cette propension à adopter une grille de lecture de type conspirationniste se répète à propos d’événements de nature extrêmement diverse. Par-delà le sujet de l’attentat de Strasbourg, le tropisme complotiste semble clairement présent dans la mouvance des « gilets jaunes ».
L’adhésion à différentes affirmations complotistes en fonction du degré de proximité au mouvement des gilets jaunes : total « D’accord »
57% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » (soit 23 points de plus que parmi l’ensemble des Français) pensent ainsi que Lady Diana a été victime d’un assassinat déguisé. Sur un autre registre, 62% (soit 19 points de plus que dans l’ensemble de la population) souscrivent à l’idée selon laquelle le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins. Parallèlement, ils sont 35% (soit une proportion presque deux fois plus élevée que dans l’ensemble de la population) à adhérer à l’idée selon laquelle le trafic international de drogue est en réalité contrôlé par la CIA. On observe également une approbation deux fois plus élevée parmi les « gilets jaunes » que dans l’ensemble des Français (29% contre 15%) de la thèse des chemtrails. On notera à ce propos que Jacline Mouraud, une des figures de ce mouvement, avait fait référence à cette thèse dans une de ses vidéos postées sur les réseaux sociaux.
De la même manière, 41% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » (contre 27% dans l’ensemble de la population) adhèrent à l’item « Les Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population ». Cette référence aux Illuminati est assez présente dans le mouvement. Dans le cadre d’un grand reportage que Florence Aubenas a consacré aux blocages des ronds-points autour de Marmande, les mots « Illuminati » et « Rothschild » sont mentionnés dans un slogan antisystème inscrit sur le gilet jaune d’un participant pris en photo pour illustrer le reportage. Maxime Nicolle, alias Fly Rider, une des figures de proue du mouvement, a quant à lui présenté dans une vidéo un mystérieux « Monsieur X » (qui lui aurait transmis des documents confidentiels de la plus haute importance) en indiquant qu’il ignorait s’il est un « ancien membre des Illuminati » mais qu’il semblerait faire partie du « lobby des lobbies ».
La prévalence des discours complotistes parmi les personnes se déclarant « gilets jaunes » concerne également des thèses idéologiquement beaucoup plus marquées. Ainsi, près d’un « gilet jaune » sur deux (46%) adhère à la théorie du grand remplacement, soit un niveau d’adhésion pratiquement deux fois plus élevé que dans l’ensemble de la population. Et de la même manière, 44% (contre 22% des Français) se disent d’accord avec l’idée selon laquelle il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale. De nombreux articles et reportages ont fait état de dérapages ou de slogans antisémites dans les manifestations ou sur les ronds-points. Les chiffres de cette enquête indiquent qu’il ne s’agissait pas de faits isolés mais plutôt d’un révélateur d’une vision du monde assez largement répandue dans ce public.
L’adhésion à différentes affirmations complotistes en fonction du degré de proximité au mouvement des gilets jaunes : total « D’accord »
Le questionnaire de l’enquête et la taille de l’échantillon ont permis d’affiner l’analyse en distinguant, parmi les personnes se définissant comme « gilets jaunes », les individus qui constituent ce que l’on pourrait qualifier le noyau actif (et qui sont les personnes déclarant avoir participé à une ou des manifestations ou à des actions de blocage ou d’occupation de ronds-points), des « sympathisants » qui ont seulement mis en évidence leur gilet jaune dans leur véhicule. Cette segmentation du groupe des « gilets jaunes » fait apparaître une inclination complotiste encore plus affirmée de la part des membres du noyau dur. Parmi ceux-ci, 59% adhèrent à la théorie du grand remplacement (contre 40% parmi les sympathisants), 50% à celle de l’existence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale (contre 40%) et 36% à celle des chemtrails (contre 25%).
Le noyau dur des gilets jaunes est plus poreux à différentes affirmations complotistes que les « sympathisants » : total « D’accord »
Au total, alors que dans l’ensemble de la population, la proportion de personnes adhérant fortement à une vision complotiste du monde (groupe rassemblant les individus approuvant 5 ou plus des 10 énoncés complotistes testés dans cette enquête) s’établit à 21%, cette proportion est beaucoup plus élevée parmi les « gilets jaunes ». Au sein des personnes se définissant ainsi, 40% adhèrent ainsi à 5 énoncés ou plus contre seulement 11% parmi les personnes réfractaires au mouvement.
Cette forte porosité aux argumentaires complotistes est encore plus marquée au sein du « noyau actif » puisque 47% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » et ayant participé à des actions (manifestations, blocages, etc.) sont dans ce cas, contre 37% parmi les « sympathisants », c’est-à-dire les personnes se définissant également comme « gilets jaunes » mais ayant seulement mis en évidence ce vêtement dans leur véhicule sans prendre part aux actions.
Cette porosité s’explique notamment par une profonde défiance à l’égard des médias traditionnels
Cette forte prévalence des récits ou des thèses conspirationnistes de tous types parmi la mouvance des « gilets jaunes » est à mettre en rapport avec l’extrême défiance qu’entretient ce public avec les médias, accusés d’être aux ordres du pouvoir ou des lobbies et de falsifier l’information pour manipuler le peuple. Cette hostilité à la presse et aux médias s’est de fait exprimée concrètement lors de ce mouvement. Des journalistes qui couvraient les manifestations ont été agressés à plusieurs reprises, des imprimeries ou des dépôts de journaux des groupes Ouest-France, Charente libre, L’Yonne Républicaine ou bien encore La Voix du Nord ont été bloqués. Et, lors de l’acte VII du mouvement le 29 décembre 2018, des centaines de « gilets jaunes » se sont massés devant les locaux de grands médias nationaux (France Télévisions, BFM TV…).
Cette défiance très profonde à l’égard des médias conduit les « gilets jaunes » qui la partagent à se tourner vers d’autres canaux d’information sur Internet. Parmi le public déclarant s’informer via Internet, les personnes se définissant comme « gilets jaunes » se caractérisent ainsi par un recours massif aux réseaux sociaux et aux sites de vidéos en ligne. 59% vont y chercher de l’information, ce qui en fait et de loin la principale source d’information pour ce public. Comme le montre le graphique ci-dessous, les personnes soutenant les « gilets jaunes » sans y appartenir et les personnes qui ne soutiennent pas le mouvement pratiquent bien davantage le croisement des sources. Les réseaux sociaux ne sont pas pour eux un canal d’information aussi hégémonique que chez les « gilets jaunes ».
Cette distance envers les médias traditionnels et l’extrême dépendance à Facebook constituent le terreau grâce auquel les thèses complotistes prospèrent et circulent de manière particulièrement fluide. La grande viralité de différentes thèses ou argumentaires est encore accentuée par le comportement des « gilets jaunes » sur les réseaux sociaux vis-à-vis des informations qu’ils y glanent et qu’il s’agit ensuite de partager le plus possible, l’une de leurs expressions fétiches étant « Faites tourner ». Alors que la propagation de la rumeur s’effectuait jadis par le bouche-à-oreille, sa vitesse et sa surface de propagation ont été démultipliées à l’heure du numérique et des réseaux sociaux.
Nos données quantitatives viennent ainsi valider les constats de l’enquête minutieuse à laquelle Roman Bornstein s’est livré en analysant les discussions sur différents forums et pages tenus par les « gilets jaunes». Si, comme on l’a vu dans une note précédente, les « gilets jaunes » se recrutent géographiquement majoritairement dans la France périphérique, ils se situent également en rupture ou à la marge au plan culturel. Les données de l’Ifop indiquent qu’ils n’ont majoritairement pas bénéficié de la démocratisation de l’enseignement supérieur et disposent d’un niveau de diplôme relativement modeste. Concernant leur pratique des médias et leurs sources d’information, ils privilégient des canaux parallèles alors que leurs opposants continuent très majoritairement de faire confiance aux médias traditionnels. Le dialogue entre ces deux publics est de fait devenu très difficile car les repères, les références et le diagnostic ne sont plus communs ni partagés.
Jusque dans les années 1980, la société s’organisait autour d’un affrontement entre la droite et la gauche. Dans ces deux silos se côtoyaient différentes classes sociales. À gauche, on trouvait des ouvriers communistes, mais aussi des enseignants, des intellectuels. De la même façon, à droite se retrouvaient des commerçants, des bourgeois, mais aussi des paysans et des employés… Malgré leurs différences sociologiques, ces deux blocs se réunissaient autour de valeurs communes partagées par les différentes strates et par des modes d’information communs et homogènes. Ce schéma n’existe plus. Il n’y a plus désormais qu’une juxtaposition des couches sociales sans interconnexions entre elles. La démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur a abouti à une nouvelle stratification éducative de la société au sein de laquelle les différentes strates ont développé des grilles de lecture distinctes et autonomes. Ce phénomène a été amplifié par le déclin des médias traditionnels et par la montée en puissance des réseaux sociaux comme mode d’information alternatif. Ces canaux sont massivement consultés par les jeunes générations et les milieux populaires (auxquels appartiennent une bonne partie des sympathisants des « gilets jaunes »). Au fil du temps, dans ces milieux, une véritable contre-culture et une vision du monde alternative se sont constituées en marge de la grille de lecture mainstream. Si cette dernière demeure dominante dans les grands médias et parmi la population la plus diplômée, insérée et âgée, des pans entiers de la société n’y adhèrent plus et ont basculé dans une forme de dissidence culturelle et idéologique. C’est aussi ce que met en lumière le mouvement des « gilets jaunes ».