Élections du 7 novembre aux États-Unis : enseignements et conséquences pour la présidentielle de 2024

À un an d’une élection présidentielle cruciale pour les États-Unis et bien au-delà, les résultats des nombreux scrutins organisés dans différents États le 7 novembre dernier constituent un bon indicateur de l’état de l’opinion. Si les démocrates sortent plutôt vainqueurs de ces élections, quels enseignements peut-on en tirer pour celle de novembre 2024 ? Ludivine Gilli, directrice de l’Observatoire de l’Amérique du Nord de la Fondation, en fait ici une analyse.

Le mardi 7 novembre 2023 était jour d’élection aux États-Unis : chaque année, le mardi qui suit le premier lundi de novembre est l’occasion pour les Étatsuniens de se rendre aux urnes. Tous les quatre ans, ils votent pour élire un nouveau président. Tous les deux ans, l’enjeu principal se trouve au Congrès fédéral, qui est pour partie renouvelé. Les autres années, les enjeux sont presque exclusivement locaux, avec des scrutins qui visent à élire dans les municipalités, districts, comtés et États fédérés des procureurs, des juges, des membres de commissions scolaires, des maires, ou encore des secrétaires d’État. Les citoyens se prononcent aussi sur de nombreuses questions référendaires d’importance très locale pour certaines, un peu plus large pour d’autres.

Cette année, une seule élection fédérale se tenait, sans suspense1Commission électorale du Rhode Island.. En revanche, plusieurs élections locales étaient scrutées de près, non seulement du fait de leur importance locale, mais aussi et surtout pour ce qu’elles indiqueraient sur l’état de l’opinion, les rapports de force politiques, et pour leurs répercussions nationales à un an de l’élection présidentielle à fort enjeu. Le contexte était incertain. Les démocrates étaient handicapés par l’impopularité tenace du président Joe Biden et la situation économique toujours difficile, mais les républicains étaient quant à eux desservis par la grogne populaire persistante face aux entraves à l’avortement.

Les résultats des nombreuses élections locales seront à analyser en détail pour comprendre l’état de l’opinion dans chaque recoin du pays. Concernant les scrutins les plus importants, le bilan est clair : en Virginie, dans le Kentucky, l’Ohio ou encore la Pennsylvanie, les démocrates ont dominé. Peuvent-ils pour autant être rassurés dans la perspective de 2024 ? Rien n’est moins sûr.

En Virginie, les démocrates conservent le Sénat et remportent la Chambre

La Virginie est un État dit « violet », qui oscille entre le rouge républicain et le bleu démocrate. La tendance des dernières années portait plutôt vers le bleu. Après avoir voté pour George W. Bush en 2000 et 2004, les Virginiens ont systématiquement soutenu les candidats démocrates lors des élections présidentielles à partir de 2008. En 2020, ils ont voté à 54% pour Joe Biden contre 44% pour Donald Trump. De même, entre 2001 et 2020, quatre des cinq gouverneurs élus étaient des démocrates. Mais en novembre 2021, les Virginiens ont porté au pouvoir le républicain très conservateur Glenn Youngkin, qui a recueilli 51% des voix après une campagne centrée sur les droits parentaux comme rempart au prétendu « wokisme » des écoles publiques2Hannah Natanson, « Parental say in schools, resonant in Va. governor’s race, bound for GOP national playbook », The Washington Post, 3 novembre 2021..

Le 7 novembre 2023, les Virginiens renouvelaient l’intégralité de leur Chambre et de leur Sénat, soit 140 sièges au total. Dans les deux cas, la majorité sortante était serrée. À la Chambre, les républicains détenaient 52 sièges contre 48 pour les démocrates. Au Sénat, la majorité démocrate disposait de 22 sièges contre 18 pour les républicains. Les élections se déroulaient sur la base d’une nouvelle carte électorale, neutre, dessinée par un duo bipartisan et approuvée à l’unanimité par la Cour suprême virginienne, dans un État au passé discutable en la matière.

Les enjeux étaient forts pour Glenn Youngkin et pour le camp républicain bien au-delà de la Virginie. En effet, le gouverneur envisageait de se lancer dans une candidature aux élections présidentielles, comme alternative à Donald Trump. Dans cette optique, il avait tout misé sur un pari électoral risqué : mener une campagne centrée sur une interdiction de l’avortement au-delà de quinze semaines (alors qu’il est aujourd’hui autorisé jusqu’à vingt-six semaines en Virginie), et remporter avec cette proposition la majorité de la Chambre et du Sénat. Le risque était élevé car, depuis que la décision Dobbs, rendue par la Cour suprême le 24 juin 2022, a retiré la protection constitutionnelle de l’avortement, tous les scrutins touchant de près ou de loin cette question à travers le pays ont tourné à l’avantage des démocrates. Selon une analyse publiée en septembre par le site 5383Nathaniel Rakich, « Democrats have been winning big in special elections », 538, 20 septembre 2023., les démocrates ont obtenu en moyenne 11 points de plus qu’attendu dans les 30 élections partielles tenues entre janvier et fin septembre 2023. C’est précisément pour cette raison que Youngkin espérait se rendre crédible et populaire auprès des républicains s’il réalisait le tour de force de remporter le Congrès virginien en faisant campagne sur l’avortement, devenu une espèce de kryptonite pour son camp. Donner aux républicains la preuve qu’une interdiction de l’avortement à quinze semaines était une proposition suffisamment consensuelle pour recueillir l’adhésion dans un État violet leur aurait fourni une stratégie électorale à utiliser dans les États clés lors des élections de 2024, voire la clé d’une victoire.

Le programme de Youngkin ne se limitait pas à l’avortement. Il comportait aussi parmi ses priorités des baisses d’impôt, la défense des droits des parents contre l’endoctrinement des élèves par les enseignants, le soutien aux forces de l’ordre, la défense du port d’armes à feu, ou encore la limitation de la réglementation environnementale. Autant de domaines dans lesquels la majorité démocrate au Sénat avait bloqué des projets de loi depuis sa prise de fonction. 

Du côté démocrate, les poids lourds du parti ont multiplié les apparitions en soutien aux candidats locaux lors de meetings et autres événements de campagne. Le gouverneur du Maryland, Wes Moore, fort de ses 60% d’opinions favorables4Sondage réalisé par Gonzales Research and Media Services en octobre 2023., s’est invité chez son voisin républicain pour inciter à voter contre le programme conservateur de celui-ci. La députée californienne Nancy Pelosi, le ministre des Transports Pete Buttigieg, mais aussi le Floridien David Hogg, militant pour le contrôle des armes à feu, connu pour avoir survécu à la fusillade du lycée Marjory Stoneman Douglas de Parkland en 2018, ont fait le déplacement5Gregory S. Schneider, Laura Vozzella, « Va. parties make final election pitches with big issues at stake », The Washington Post, 5 novembre 2023.. L’ancien président Barack Obama a enregistré des messages téléphoniques pour inciter les électeurs à aller voter. Le grand absent était le président actuel, Joe Biden, qui a annoncé son soutien officiel à une vingtaine de candidats mais s’est tenu à l’écart des événements de campagne pour ne pas risquer de pénaliser les candidats. Il avait pourtant remporté la Virginie avec 10 points d’avance sur Donald Trump en 2020.

L’importance de cette élection pour la Virginie et ses implications nationales ont conduit au déversement de millions de dollars pour financer les campagnes des candidats des deux bords, en particulier concernant quelques sièges très disputés. En effet, du fait de la démographie de l’État, de nombreux sièges étaient acquis par avance à l’un des deux camps : aux républicains dans les zones rurales et aux démocrates dans les villes. C’est ainsi que trente-sept candidats se présentaient sans adversaire face à eux : dix-sept républicains et vingt démocrates. En revanche, une dizaine de districts incertains étaient courtisés et regardés avec attention par les deux camps, dans l’espoir d’y trouver des enseignements pour 2024. Les sommes collectées au 26 octobre 2023 se montaient à 80,8 millions pour le Sénat (33,9 millions pour les républicains, 46,9 millions pour les démocrates) et à 77,5 millions pour la Chambre, à comparer à des sommes respectives de 53,6 millions et 67,5 millions en 20196Virginia Public Access Project (VPAP).. De tels montants ont pu être atteints en partie car la Virginie a une réglementation souple concernant le financement des campagnes. Elle n’impose aucun plafond aux contributions des individus, des entreprises ou des comités d’action politique, les fameux « PAC » (Political Action Committees)7Roman Vinadia, « Partis, PAC, Super PAC : le financement des campagnes électorales aux États-Unis », Fondation Jean-Jaurès, 28 avril 2023..

Résultat des courses : la stratégie du gouverneur Youngkin s’est révélée perdante. Au Sénat, les démocrates ont conservé pour un siège leur majorité, détenant désormais 21 sièges contre 19 aux républicains. À la Chambre, ils ont remporté la majorité. Ils détiennent 51 sièges contre 48 pour les républicains8À ce jour, les résultats dans le 82e district sont trop serrés pour être officialisés. La républicaine Kim Taylor dispose de 14 286 voix contre 14 208 pour la démocrate Kimberly Pope Adams. Cette dernière a annoncé qu’elle demandera un recomptage dès l’officialisation des résultats, attendue le 4 décembre.. Youngkin a perdu son pari et, avec lui, toute chance de lancer une campagne crédible pour 2024. Son échec indique aussi que l’opposition à l’avortement, même avec une interdiction à partir de quinze semaines, reste une stratégie perdante dans les États tangents. Il s’agit d’un enseignement précieux pour les deux camps. Pour autant, la victoire démocrate est loin d’être écrasante. À la Chambre, ils ont remporté – sans compter les résultats du 82e district – cinq des quatorze sièges qui se sont gagnés avec moins de 55% de voix, tandis qu’au Sénat, chaque camp en a remporté quatre. La Virginie reste donc très incertaine dans la perspective de 2024.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Dans le Kentucky républicain, réélection du gouverneur démocrate Andy Beshear

Le Kentucky est indubitablement un État républicain. Autrefois parmi les bastions du Sud démocrate, il a basculé au cours des années 1950. Depuis 1955, il n’a privilégié qu’à quatre reprises un candidat démocrate à l’élection présidentielle (Lyndon Johnson, Jimmy Carter et deux fois Bill Clinton) sur un total de dix-sept scrutins. En 2020, il a voté à 62% pour Donald Trump. Aujourd’hui, ses deux sénateurs sont républicains, et cinq de ses six élus à la Chambre des représentants le sont aussi.

Pourtant, le 7 novembre dernier, les Kentuckiens ont réélu leur gouverneur démocrate, Andy Beshear, avec 53% des voix. Le démocrate pro-avortement, pro-LGBT+, pro-syndicats, a même accru sa marge par rapport à son élection acquise de justesse en 2019, lorsqu’il avait devancé le gouverneur républicain sortant Matt Bevin d’à peine plus de 5000 voix, recueillant 49,2% des suffrages contre 48,8% à son opposant au cours de l’élection la plus serrée à ce poste depuis 1899.

En 2019, Beshear affrontait un gouverneur sortant très impopulaire. Le républicain Matt Bevin, pro-armes à feu, anti-avortement, pro-charbon, défendait des positions conservatrices populaires dans le Kentucky. Il était pleinement soutenu par un Donald Trump très apprécié dans l’État. Mais il s’était attiré les foudres de nombreux citoyens, dont certains républicains, par son comportement arrogant et irrespectueux – y compris contre son propre camp –, ses attaques répétées contre les enseignants, et la réduction des retraites des fonctionnaires locaux et du Medicaid9Campbell Robertson, Rick Rojas, Jonathan Martin, « Kentucky’s Governor Perhaps Crossed One Line Too Many », The New York Times, 8 novembre 2019 ; Allysia Finley, « Kentucky Governor’s Race Tests Trump’s Re-Election Strategy – Matt Bevin is abrasive and unpopular. Can he win a second term on a campaign of provocation? », The Wall Street Journal, 1er novembre 2019.. La victoire extrêmement serrée d’Andy Beshear avait donc été attribuée principalement à l’identité de son opposant et pour partie seulement à ses qualités personnelles, parmi lesquelles le fait que son père Steve Beshear avait été élu deux fois gouverneur de l’État.

En 2023, le contexte était différent. Face à un candidat républicain de qualité, les jeux n’étaient pas faits. Le républicain Daniel Cameron était à de nombreux égards un candidat séduisant pour les conservateurs, dans un État où ils sont ultra-majoritaires. Cameron et ses alliés se sont évertués tout au long de la campagne à faire de l’élection un référendum sur la politique nationale et sur les sujets polémiques qui agitent la sphère conservatrice depuis des mois comme les questions de genre et de discrimination positive. Ils ont continuellement présenté le gouverneur démocrate sortant comme étant « plus libéral que ce que vous pensez », soulignant (ou déformant) ses positions concernant la criminalité, l’avortement, et les personnes trans10William Wan, « Kentucky lawmakers pass major anti-trans law, overriding governor’s veto », The Washington Post, 29 mars 2023.. Ils ont également rappelé aux électeurs les fermetures d’églises et d’écoles décidées par Beshear pendant la pandémie de Covid-19, un sujet porteur auprès des conservateurs. Dans les dernières semaines de campagne, Cameron s’est appuyé sur le soutien de Donald Trump pour essayer de rattraper le démocrate qui le devançait dans les sondages. Il s’est encore et surtout attaché à associer autant de fois que possible le nom d’Andy Beshear à celui de Joe Biden, le président étant très impopulaire dans le Kentucky11Hannah Knowles, « Ky. governor’s race tests Democrat’s ability to survive in Trump country », The Washington Post, 5 novembre 2023. Voir aussi le débat télévisé du 16 octobre 2023 entre les deux candidats..

De son côté, Andy Beshear bénéficiait d’un bon bilan et d’une excellente cote de popularité. Sa gestion des crises successives survenues au cours de son mandat (coronavirus, inondations, tornades meurtrières) et l’attention portée au développement économique de l’État lui ont valu le soutien de nombreux indépendants et républicains12Hannah Knowles, « Ky. governor’s race tests Democrat’s ability to survive in Trump country », The Washington Post, 5 novembre 2023.. En juillet 202313Sondage réalisé en juillet 2023 par Morning Consult., il recueillait ainsi 64% d’opinions favorables auprès des Kentuckiens, tandis que Joe Biden en recueillait seulement 30% et que les deux sénateurs républicains de l’État, Mitch McConnell et Rand Paul, obtenaient respectivement 32% et 48%. Sur cette base, il a mené une campagne parfaite, focalisée sur les sujets locaux et économiques et veillant à se démarquer autant que possible du président. « Cette élection n’a rien à voir avec la course à la Maison-Blanche », a-t-il répété à de multiples reprises14« This race isn’t about any race for the White House » (Hannah Knowles, « Ky. governor’s race tests Democrat’s ability to survive in Trump country », The Washington Post, 5 novembre 2023)., tout en vantant la reconstruction du pont Brent Spence, financée par la grande loi bipartisane d’infrastructures de Joe Biden.

Le gouverneur sortant a néanmoins mis l’accent sur un sujet de société pendant sa campagne : le droit à l’avortement. Le Kentucky est l’un des États les plus restrictifs en la matière. L’avortement y est totalement interdit, y compris en cas de viol et d’inceste. En novembre 2022, les électeurs y ont rejeté avec 52% des voix un projet d’amendement porté par les républicains, qui visait à inscrire dans la Constitution qu’il n’existait pas de droit à l’avortement. Une victoire pour les partisans du droit à l’avortement, mais une victoire qui n’a pas changé l’interdiction en vigueur dans l’État. Andy Beshear et ses soutiens ont martelé les faits et attaqué à grand renfort de publicités la position extrême de Daniel Cameron sur ce sujet. Une publicité particulièrement remarquée mettait en scène Hadley Duvall, jeune femme violée par son beau-père à l’âge de douze ans. Elle a eu de l’effet jusque dans le camp républicain15Hannah Knowles, “Ky. governor’s race tests Democrat’s ability to survive in Trump country », The Washington Post, 5 novembre 2023..

Le 7 novembre dernier, les urnes ont donné raison à Andy Beshear, qui a remporté une extension de quatre ans de son bail au palais du gouverneur de Frankfort. Son bilan, son message bipartisan et sa personnalité l’ont emporté sur la loyauté à Donald Trump, au parti républicain et sur le programme conservateur de son opposant. L’accent mis sur la question de l’avortement a également joué en sa faveur. L’impopularité de Joe Biden et les difficultés économiques du pays n’auront pas eu raison de lui.

Selon une analyse préliminaire16Lenny Bronner, Election live updates, The Washington Post, 7 novembre 2023. du Washington Post, la victoire du démocrate semble avoir été rendue possible par la conjonction de deux facteurs en comparaison au scrutin de 2019. Premièrement, la participation a davantage chuté dans les bastions républicains que dans les bastions démocrates : -12% dans les zones rurales, contre -8% dans les villes. Deuxièmement, Beshear a amélioré ses résultats dans les banlieues.

Au cours des vingt dernières années, l’élection au poste de gouverneur du Kentucky a été un bon indicateur du résultat de l’élection présidentielle suivante, proposant immanquablement un vainqueur issu du même parti que le futur président. Il faut cependant se méfier des extrapolations cette année, car la victoire d’Andy Beshear dépend en partie de facteurs locaux et personnels. La recette sera donc difficile à reproduire ailleurs.

Dans l’Ohio, les citoyens inscrivent le droit à l’avortement dans la Constitution

Depuis que la Cour suprême des États-Unis a supprimé la protection fédérale du droit à l’avortement avec la décision Dobbs du 24 juin 2022, les référendums se succèdent sur ce sujet dans les États fédérés, qui détiennent désormais le pouvoir d’autoriser ou d’interdire la procédure. Le 7 novembre 2023, c’était au tour de l’Ohio de se prononcer, sur « une proposition d’amendement constitutionnel concernant l’avortement et d’autres décisions reproductives »17« A Self-Executing Amendment Relating to Abortion and Other Reproductive Decisions Proposed Constitutional Amendment ».. Moins à droite que le Kentucky voisin, l’Ohio a néanmoins voté pour Donald Trump en 2020 et 2016, lui donnant 8 points de plus qu’à Joe Biden et Hillary Clinton.

Un tour de chauffe avait déjà eu lieu en plein été. Le 8 août 2023, les électeurs avaient rejeté avec 57% des suffrages une mesure proposée par les républicains pour rendre plus difficile l’adoption par référendum d’un amendement à la Constitution. Cette mesure avait été perçue non sans raison comme une manœuvre pour faire échouer le projet d’amendement visant à inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution. En effet, la mesure aurait porté de 50% à 60% le seuil de suffrages nécessaires à l’adoption d’un amendement constitutionnel. Comme par hasard, les sondages concernant l’amendement « avortement » indiquaient autour de 55% d’intentions de votes favorables. Comme par hasard, la proposition de réforme était présentée au vote juste avant l’élection de novembre lors de laquelle l’amendement « avortement » serait soumis au vote. Comme par hasard enfin, cette mesure était soumise au vote en plein été, lors d’une élection spéciale, alors même que la majorité républicaine avait adopté quelques mois avant la loi 458 éliminant les élections spéciales au mois d’août, au motif qu’il s’agit d’élections « coûteuses, à faible taux de participation et qui n’ont pas lieu d’être gérées par nos conseils de comté – à moins qu’elles n’impliquent une subdivision politique ou un district scolaire en état d’urgence budgétaire »18« a costly, low-turnout, and unnecessary election for our county boards to administer – unless it involves a political subdivision or school district that is in a state of fiscal emergency » (communiqué de presse du secrétaire d’État de l’Ohio Frank LaRose concernant le vote de la loi 458, 6 janvier 2023).. La tentative républicaine a échoué, ouvrant la voie à un référendum équitable trois mois plus tard.

Le 7 novembre 2023, la proposition 1 a été adoptée par référendum avec 56,6% des voix. Lors du même vote, la proposition 2 a également été adoptée, avec 57% des voix, légalisant la consommation de marijuana dans l’Ohio.

Selon un sondage réalisé à la sortie des urnes, les plus jeunes, les femmes, les plus diplômés et les démocrates ont davantage voté en faveur de l’inscription des droits reproductifs dans la Constitution de leur État. Les plus jeunes ont voté le plus massivement pour, avec 77% chez les moins de 30 ans et 68% parmi les 30-44 ans. La proposition a recueilli une courte majorité de 53% auprès des 45-64 ans tandis que les 65 ans et plus ont majoritairement voté contre (55%). Les femmes ont approuvé à 60%, contre 53% parmi les hommes. Les diplômés de master et plus ont approuvé à 63% contre 52% parmi les moins diplômés. Les démocrates ont approuvé à 92%, les indépendants à 64% et les républicains à 18%19Hanna Zakharenko, Emily Guskin and Scott Clement, « Exit poll results from Ohio Issue 1 ballot measure on abortion rights », The Washington Post, 7 novembre 2023..

Le verdict des urnes a une fois de plus consacré la victoire du droit à l’avortement. Pour la septième fois depuis l’arrêt Dobbs. À ce jour, les électeurs ont voté en faveur de la protection de ce droit à chaque occasion qui leur a été donnée. En 2022, ils ont approuvé des protections constitutionnelles de ce droit en Californie, dans le Michigan et le Vermont et ont rejeté des entraves mises au vote dans le Kansas, le Kentucky et le Montana.

Alors que les États sous contrôle républicain votent des interdictions aussi drastiques que possible, les partisans des droits reproductifs se mobilisent dans l’ensemble du pays pour les protéger. Des actions sont déjà en cours dans de nombreux autres États pour soumettre au vote des amendements constitutionnels protégeant le droit à l’avortement. C’est le cas en Arizona, en Floride, dans l’Iowa, le Maryland, le Missouri, le Nebraska, le Nevada, l’État de New York, la Pennsylvanie et le Dakota du Sud20Geoff Mulvihill, « Here are the states where abortion access may be on the ballot in 2024 », Associated Press, 8 novembre 2023.. L’entreprise ne réussira pas partout, car les procédures permettant de soumettre au vote un amendement constitutionnel sont longues et requièrent la collecte de nombreuses signatures. En Arizona, par exemple, ce sont 383 923 signatures valides d’électeurs qui sont requises en juillet 202421Stephanie Innes, « Arizona abortion rights advocates launch signature-gathering effort for ballot measure », Arizona Republic, 21 septembre 2023. (15% du nombre de votes certifiés lors de l’élection la plus récente au poste de gouverneur), pour un État qui compte 4,2 millions d’électeurs inscrits.

Les démocrates sont particulièrement motivés pour obtenir l’ajout de questions référendaires concernant l’avortement dans le plus d’États possible, car ils espèrent ainsi renforcer la mobilisation d’un électorat qui leur est favorable. Dans les États incertains en particulier, la participation de quelques centaines d’électeurs supplémentaires pourrait changer le résultat de l’élection.

L’aile gauche conserve son ascendant à la cour suprême de Pennsylvanie

En Pennsylvanie, État qui sera crucial en 2024, le scrutin du 7 novembre 2023 était déterminant. En jeu : l’élection d’un nouveau président de la cour suprême de l’État à la suite du décès du juge démocrate22La Pennsylvanie fait partie des huit États dans lesquels les candidats au poste de juge à la cour suprême se présentent avec une affiliation politique (Paige Anderholm, « What’s at Stake in Pennsylvania’s State Supreme Court Race? », Democracy Docket, 10 octobre 2023. Max Baer, en septembre 2022. L’enjeu réel n’était pas immédiat, dans une cour dominée par quatre démocrates face à deux républicains, mais il est fort à moyen terme.

Les juges suprêmes pennsylvaniens sont élus pour des mandats de dix ans. Cela signifie que trois des cinq juges démocrates actuellement en fonction devront remettre leur mandat en jeu en 2025. Une occasion pour les républicains de reprendre la majorité, qui serait facilitée s’ils remportaient un siège dès 2023. Ils ont remporté en novembre 2021 le précédent siège mis en jeu, lors d’un scrutin serré conquis par Kevin Brobson avec 0,5% de voix d’avance sur la démocrate Maria McLaughlin.

Rappelons que le rôle des cours suprêmes des États fédérés est crucial, car elles sont « l’arbitre de dernier recours pour les lois et constitutions au sein des États »23« State courts are the final arbiters of state laws and constitutions. ». La Cour suprême fédérale retient toute l’attention du fait de l’impact des décisions qu’elle rend, mais elle ne traite que quelques dizaines d’affaires par an. Dans le pays, 95 %24Alicia Bannon, Rethinking Judicial Selection in State Courts, Brennan Center for Justice, 2016, p. 1. des plaintes déposées le sont auprès du système judiciaire fédéré, qui en a enregistré plus de 83 millions25National Center for State Courts, State Court Caseload Digest 2018 Data, Court Statistics Project, 2020, p. 6. en 2018 tandis que les cours fédérales en recevaient 407 00026Federal Judicial Caseload Statistics 2018.. Les cours suprêmes fédérées sont aussi amenées à interpréter le droit fédéral, parfois de manière définitive, car lorsque la Cour suprême fédérale décide de ne pas statuer sur un recours qui lui est soumis, le dernier jugement s’impose. À l’instar des cours d’appel fédérales, les cours suprêmes fédérées ont donc fréquemment le dernier mot sur des sujets majeurs comme l’éducation, la qualité de l’air, mais aussi les armes à feu, les droits reproductifs et les droits électoraux.

Dans le contexte post-Roe, où il n’existe plus de protection fédérale du droit à l’avortement, le pouvoir est repassé dans les États. Les cours suprêmes de chacun des États ont donc un rôle renforcé sur ce sujet. Selon leur interprétation du droit, elles ont le pouvoir de bloquer ou de valider des lois protectrices ou liberticides votées par les assemblées locales, comme l’a fait la cour suprême texane à plusieurs reprises en 2022 et 2023 contre le droit à l’avortement27Zach Despart, « Texas can enforce 1925 abortion ban, state Supreme Court says », Texas Tribune, 5 juillet 2022 ; Center for reproductive rights, « Texas Supreme Court Ruling Effectively Ends Federal Court Challenge to State’s Abortion Ban », 3 novembre 2022.. Elles détiennent donc un pouvoir considérable dans ce domaine, ainsi que dans de nombreux autres, au premier rang desquels les armes à feu, sur lesquelles la cour pennsylvanienne doit se prononcer prochainement, et la conduite des élections. 

La cour suprême de Pennsylvanie a déjà rendu plusieurs décisions électorales majeures. En 2018, elle a rejeté une carte électorale républicaine jugée trop partisane28Mark Levy, « Pennsylvania court throws out congressional boundaries », AP News, 23 janvier 2018.. En 2020, elle a décidé l’extension de la date limite de réception des bulletins de vote envoyés par la poste pour permettre que les bulletins envoyés jusqu’au jour de l’élection soient acceptés s’ils étaient réceptionnés jusqu’à trois jours après la date de l’élection29Sam Gringlas, « Pennsylvania Supreme Court Extends Vote By Mail Deadline, Allows Drop Boxes », NPR, 17 septembre 2020.. Elle a aussi rejeté plusieurs recours de Donald Trump visant à invalider les résultats ou à rejeter certains bulletins de vote30Pete Williams, « Pennsylvania Supreme Court rejects Trump campaign lawsuit over election observers in Philadelphia », NBC News, 17 novembre 2020 ; Matthew Mosk, Alex Hosenball, « Pennsylvania Supreme Court denies another bid by Trump allies to halt election certification », ABC News, 29 novembre 2020.. Dans les années à venir, elle aura un rôle déterminant pour protéger l’intégrité du processus électoral, depuis la garantie de l’accès au vote jusqu’à la certification des résultats, dans un État crucial pour le résultat des élections présidentielles, qui a voté de peu pour Donald Trump en 2016 puis de peu également pour Joe Biden en 2020.

C’est pour cette raison que cette élection locale, qui serait habituellement passée sous les radars, s’est transformée en référendum très médiatisé sur le droit à l’avortement et les droits électoraux, qu’elle a été scrutée par l’ensemble du pays et a donné lieu à plus de 20 millions de dollars de dépenses31Mark Levy, « Pennsylvania’s election will be headlined by races for statewide courts, including a high court seat », AP News, 3 novembre 2023. par les candidats et leurs alliés.

Le candidat démocrate Dan McCaffery, adepte d’une lecture évolutive de la Constitution, s’est érigé en rempart face au démantèlement des droits et protections fédéraux mis en œuvre par la majorité ultra-conservatrice de la Cour suprême fédérale. Il a martelé au cours de sa campagne l’importance de protéger le droit à l’avortement, les droits LGBT+ et de lutter contre les discriminations. La candidate républicaine Carolyn Carluccio, adepte d’une lecture littérale de la Constitution, s’est montrée beaucoup plus discrète, refusant de donner son opinion personnelle concernant les décisions de la Cour suprême et concernant des sujets sur lesquels elle aurait à rendre des décisions32Mark Levy, « Democrats in Pennsylvania want to keep a Supreme Court majority. They are talking up abortion rights », AP News, 25 août 2023.. Elle était cependant soutenue par plusieurs groupes opposés à l’avortement tels que la Pennsylvania Pro-Life Federation et la Pro-Life Coalition of Pennsylvania. Sa campagne a également reçu des millions de dollars de la part du milliardaire républicain Jeffrey Yass, ardent partisan de la dérégulation. Le démocrate McCaffery de son côté a reçu des fonds des syndicats et d’autres alliés déterminés à ne pas reproduire l’échec de 2021.

Dan McCaffery l’a emporté avec 53% des voix, redonnant jusqu’en 2025 aux démocrates une majorité de cinq sièges contre deux. La stratégie de miser sur la protection des droits en général et du droit à l’avortement en particulier s’est révélée payante, comme dans le Wisconsin au mois d’avril33Ludivine Gilli, « Wisconsin, Chicago : deux victoires démocrates éclipsées par l’inculpation de Donald Trump », Fondation Jean-Jaurès, 14 avril 2023.. Les électeurs, en particulier démocrates, se sont mobilisés plus largement qu’à l’habitude lors de cette année sans scrutin fédéral. Le taux de participation est resté très faible mais, avec 35% – à comparer avec les 60 à 70% enregistrés lors des années présidentielles –, il est le plus élevé depuis au moins vingt-cinq ans pour une année sans vote fédéral.

Quels enseignements pour 2024 ?

Le bilan du 7 novembre 2023 est sans aucun doute à l’avantage des démocrates, dans un contexte qui s’annonçait difficile. Le parti du président a perdu les élections qu’il devait perdre (législatives dans le Mississippi34https://www.wlox.com/politics/election-results/ ; https://www.sos.ms.gov/elections-voting). Il a gagné celles qu’il devait gagner (législatives dans le New Jersey35https://whyy.org/articles/new-jersey-election-2023-results-state-house-senate/ ; https://www.nj.gov/state/elections/election-night-results.shtml). Pour le reste, les démocrates ont remporté toutes les élections qui s’annonçaient serrées, au premier rang desquelles le Sénat et la Chambre des délégués en Virginie, le poste de gouverneur du Kentucky et la présidence de la cour suprême de Pennsylvanie.

Ces résultats encourageants viennent confirmer les résultats tout aussi encourageants des élections partielles qui se sont tenues depuis le début de l’année, lors desquelles les démocrates ont obtenu de meilleurs résultats qu’en 2020. Ils viennent après des élections de mi-mandat (en novembre 2022) lors desquelles les démocrates ont infligé aux républicains l’une des pires déconvenues enregistrées pour l’opposition depuis un siècle lors de telles élections36Aaron Blake, « How bad the 2022 election was for the GOP, historically speaking », The Washington Post, 10 novembre 2022.. Pourtant, à un an de la prochaine élection présidentielle, il semble à la fois utile pour les démocrates de s’inspirer de ces succès et prudent de ne pas trop s’empresser à extrapoler ces résultats.

Le président Biden, qui est le candidat démocrate probable, est impopulaire. Un sondage publié début novembre indique que Donald Trump le devancerait dans cinq des six États les plus cruciaux37Sondage réalisé par le New York Times et Sienna College du 22 octobre au 3 novembre 2023.. Son âge est un problème pour les Étatsuniens et ses succès politiques et économiques ne lui apportent aucun crédit auprès de l’électorat. La question pour les démocrates est donc de savoir dans quelle mesure les victoires relatives remportées en 2022 et 2023 peuvent se transposer en votes pour leur candidat en 2024, en particulier dans un scénario qui l’opposerait à Donald Trump.

Les victoires obtenues le 7 novembre 2023 dans les États républicains sont difficilement réplicables. Dans le Kentucky, la victoire d’Andy Beshear est celle d’un gouverneur sortant très populaire, qui a pris soin de se démarquer du président Biden. Dans l’Ohio, la victoire du « oui » est en réponse à une question sur l’avortement, qui fédère bien au-delà des clivages partisans.

Les victoires obtenues en Virginie et en Pennsylvanie ont probablement plus à enseigner, car elles mettaient en jeu des questions plus larges dans des États plus incertains. Dans ces deux cas, la question de l’avortement était au cœur des débats. Elle n’était pas la seule, mais elle figurait au premier plan du discours des deux partis en Virginie, et du discours démocrate en Pennsylvanie. À la lecture des résultats, force est de constater que la stratégie a été payante : le sujet a contribué à mobiliser l’électorat démocrate, ou du moins à moins le démobiliser que l’électorat républicain. Car il faut souligner que ces élections, comme toutes les élections des années impaires, ont peu mobilisé les électeurs.

En Virginie, le taux de participation n’a pas atteint 40%. Il s’est élevé à 39%, à comparer aux 42% enregistrés lors des élections équivalentes en 2019, et à 75% lors des élections de 202038Virginia Public Access Project ; Secrétariat d’État de Virginie.. Dans le Kentucky, ce sont 38% des inscrits qui se sont rendus aux urnes, contre 44% en 2019 et 60% en 202039Dylan Payne, « 2023 Kentucky General Election sees voter turnout drop, down around 4% », WPSD, 7 novembre 2023.. En Pennsylvanie, seuls 35% des inscrits ont voté, ce qui est davantage que lors de l’élection de 2021 à la Cour suprême de l’État, mais reste extrêmement faible40Secrétariat d’État de Pennsylvanie.. La participation était de 76% pour l’élection présidentielle de 2020. Seul l’Ohio fait figure d’exception dans le paysage, avec un taux de participation de 48%, à comparer avec 52% en 2022 et 74% en 202041Secrétariat d’État de l’Ohio..

C’est dans ce contexte électoral globalement atone que la stratégie démocrate centrée en grande partie sur la défense du droit à l’avortement a été victorieuse. Elle est parvenue à mobiliser des segments de l’électorat qui lui sont particulièrement favorables : les jeunes, les électeurs urbains et les électeurs les plus à gauche. La participation a baissé parmi cet électorat, mais moins baissé que dans les autres catégories, ce qui a favorisé les candidats démocrates.

Dans l’hypothèse, probable à ce stade, d’un duel entre Joe Biden et Donald Trump en 2024, la question centrale est de savoir si l’effet mobilisateur du sujet « avortement » sera suffisant pour contrer l’effet démobilisateur de l’âge de Joe Biden d’un côté, ainsi que l’effet mobilisateur de Donald Trump auprès de sa base loyale. L’effet repoussoir de la personnalité de Trump vis-à-vis des indépendants et d’une partie de l’électorat républicain fera également partie de l’équation. À ces facteurs viendront s’ajouter les effets de la conjoncture plus large : quelle sera la situation économique du pays ? Où en sera la question migratoire ? Quid de la criminalité ? La situation économique du pays s’améliore peu à peu, mais les enquêtes successives montrent que les Étatsuniens ne perçoivent pas ces améliorations au quotidien. Or l’économie et l’inflation sont parmi les facteurs décisifs pour le vote et l’électorat tend à faire confiance aux républicains plus qu’aux démocrates sur ces sujets. La persistance de difficultés économiques jouera donc en faveur des républicains. De même pour l’immigration et la criminalité.

À l’issue des élections du 7 novembre 2023, le bilan est donc à la fois simple et compliqué : mettre l’accent sur l’avortement est une stratégie qui aide les démocrates, mais ce sujet ne sera pas le seul facteur déterminant de l’élection. L’impact de la personnalité des candidats sur les électeurs et la conjoncture économique auront également un effet majeur. L’entrée en lice d’un troisième candidat porté par le groupe No Labels42Third Way, The No Labels Party’s Radical New Plan to Force a Contingent Election, Washington, 24 octobre 2023. pourrait aussi considérablement brouiller les cartes. Sans compter les événements inattendus qui ont le temps de se produire d’ici-là. Autrement dit, rien n’est joué et chaque camp a des raisons d’espérer.

Du même auteur

Sur le même thème