« Décrochage » : le mot est apparu très tôt dans cette crise et n’a cessé d’être utilisé afin de pointer les risques de l’école à distance pour nombre d’élèves. Quelles sont les données et estimations disponibles pour appréhender ce phénomène ? Quelles précautions et comparaisons peuvent être mobilisées pour la compréhension des chiffres des futurs décrocheurs ? Ismail Ferhat apporte des éléments de réponse pour l’Observatoire de l’éducation de la Fondation.
La crise pandémique actuelle a suscité de nombreuses inquiétudes sur l’accroissement des difficultés scolaires de certains élèves. En effet, les jeunes ont été privés depuis le 12 mars dernier d’accès aux établissements scolaires, leur rôle et leur exposition dans la pandémie ayant suscité l’inquiétude du Conseil scientifique et des pouvoirs publics. De ce fait, la notion de « décrochage » a été mobilisée pour qualifier ce phénomène inédit de rupture physique entre l’institution scolaire et certains jeunes scolarisés. Le mot est explicité utilisé dans le « Vademecuum de continuité pédagogique », pour le cas des lycées professionnels, traditionnellement les plus exposés à ce risque (p. 22). Ceci n’est pas allé sans créer des débats ou des discussions, la notion de décrochage étant fortement polysémique.
Repérer la difficulté scolaire en temps de confinement : un comptage ardu et parcellaire
Jean-Michel Blanquer a indiqué devant les députés, le 21 avril dernier, un taux de « décrochage » moyen lié à la situation actuelle de 5 à 8% des élèves. Soulignant immédiatement les difficultés d’estimation, il a indiqué pour l’Outre-mer des chiffres allant de 15 à 25%. Certaines estimations par établissement indiquent jusqu’à 30% d’élèves. Ces chiffres indiquent combien les disparités territoriales et sociales sont importantes derrière les chiffres moyens, qui ne peuvent donc être considérés comme représentatifs.
Le comptage est rendu triplement difficile. Techniquement, une partie des élèves et des familles – d’ailleurs souvent celle socialement et scolairement la plus fragile – ne possède pas d’ordinateurs. Le simple suivi de l’activité des élèves en ligne est donc en partie inadéquat pour repérer un décrochage scolaire. Rappelons que 92% des familles les plus favorisées sont équipées en ordinateur, contre 64% des moins favorisées – sans parler même d’un ordinateur propre pour chaque élève scolarisé, ce qui supposerait un multi-équipement familial. De plus, cette difficulté matérielle s’est, contrairement aux idées reçues, aggravée. Ce sont aussi ces familles le plus pauvres qui ont connu le plus fort déclin d’équipement en ordinateur sur les dernières années.
De même, le mode de comptage (non réponses aux demandes de contact de la part des personnels éducatifs), bien entendu le seul possible étant donné la situation, est nécessairement incomplet. Le fait de répondre à un enseignant par courriel ou par téléphone ne signifie pas que l’enfant progresse dans les apprentissages, ou même qu’il y persévère.
Un « décrochage scolaire en ligne » ? Une estimation du phénomène triplement difficile
Les données sont triplement difficiles à comparer ou vérifier, du fait de la polysémie de la notion de décrochage, de la nécessité d’attendre une mesure ex post, et enfin du peu de travaux sur les décrochages spécifiquement liés à une scolarité en ligne non choisie.
Les comptages sont rendus difficiles, car au sens légal, le décrochage scolaire est une sortie du système de formation sans diplôme équivalent au moins au CAP. Il est donc difficile sans au moins une année scolaire de décalage de véritablement mesurer combien d’élèves auront « décroché ». Il s’agit d’un recensement ex post, c’est-à-dire ne pouvant se faire qu’après (voire bien après) la réalisation complète du phénomène.
Cette difficulté de comptage est ancienne pour le décrochage scolaire, ce qui a entraîné la nécessité de comparer les sorties précoces du système scolaire et les jeunes sans diplôme afin d’avoir une estimation plus juste de l’ampleur du phénomène. Au sens légal du décrochage, on estime le pourcentage de décrocheurs dans une génération scolarisée entre 8 et 9%. Si l’ordre de grandeur se révèle proche des chiffres indiqués pour les élèves en rupture numérique du fait du confinement, les deux réalités sont donc différentes.
Une troisième difficulté réside dans les modalités et l’évaluation de ce décrochage « à distance » dont la crise actuelle semble porteuse. En effet, les travaux sur ce phénomène de renoncement ou de découragement vis-à-vis du suivi d’une formation numérique sont peu nombreux. Il est difficile de repérer un sur-effet ou un sous-effet d’abandon d’une scolarité en ligne par rapport à une scolarité en présentiel. Il manque de comparaisons sans biais : par exemple, les élèves qui recourent au Centre national d’enseignement à distance (CNED), et qui constituent une des rares populations aptes à une comparaison, ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des élèves en termes de profil social, de santé ou de handicap. Dès 2000, cette question des effets propres de l’enseignement à distance – à une époque où Internet commençait à peine à transformer le secteur – sur la réussite scolaire a suscité des débats dans le système éducatif français, comme le montrait un rapport de l’Inspection générale.
Les travaux à l’heure actuelle restent relativement peu nombreux pour le champ scolaire. On a pu mesurer un effet positif des dispositifs « D’COL », un programme en ligne de soutien pour les collégiens fragiles solarisés en éducation prioritaire. Cependant, de tels dispositifs ne concernaient pas des élèves suivant totalement leurs cours en ligne mais venant simplement compléter une scolarité classique. Pour le supérieur, où la comparaison pourrait être plus aisée (existence croissante de formations numérisées, absence d’obligation de scolarité ou de formation pour les plus de 18 ans), les résultats des travaux existants sont nuancés, voire contradictoires. En effet, à l’instar des élèves qui recourent au CNED dans l’enseignement scolaire, les étudiants « en ligne » ne sont pas forcément représentatifs (âge, profil social, situation professionnelle) du milieu estudiantin pris dans son ensemble.
Les difficultés scolaires, un meilleur indicateur des difficultés à venir ?
Du fait de la complexité à mesurer les difficultés scolaires en période de fermeture des établissements, ainsi que les processus de désengagement d’apprentissage vis-à-vis du numérique éducatif, il convient par prudence d’en (re)venir au chiffrage des élèves en difficulté. Les évaluations des élèves de sixième dévoilées par Jean-Michel Blanquer le 29 août 2018 indiquent que 15% d’entre eux sont en difficulté en français, et pas moins de 27% en mathématiques. Sur les années 2010, il est régulièrement considéré que 20% des élèves de l’enseignement scolaire sont en difficulté de compréhension – ainsi que le relèvent notamment les évaluations PISA.
Sous réserve des résultats qu’obtiendront les travaux et des études qui ont été lancées depuis le début du confinement sur ses effets scolaires, il est probable que ce soit le cinquième d’élèves les plus en difficulté qui a le plus souffert de l’absence de scolarité physique. De plus, plus souvent issus de familles défavorisées, ils ne peuvent compter sur la même aide scolaire et matérielle que celles offertes par les familles favorisées, qui se comportent traditionnellement en « stratèges » de la scolarité de leur progéniture. Le confinement a révélé brutalement combien l’espace familial amplifiait au maximum les inégalités entre enfants vis-à-vis de leurs apprentissages scolaires.
Sous réserve de cette corrélation (probable) entre publics décrochés en ligne et publics déjà en mauvaise position scolaire, un autre point mérite d’attirer l’attention. Il s’agit du caractère hélas relativement prédictif des difficultés d’apprentissage et de compréhension acquises tôt pour la suite des parcours de formation. Rappelons à ce titre un seul chiffre : les 10% d’élèves les plus en difficulté en mathématiques en sixième (panel 1995) ont presque une chance sur deux de quitter le système scolaire sans diplôme. À titre de comparaison, le risque n’est de 2,8% pour le dixième d’élèves les meilleurs dans cette matière. Le confinement ne va-t-il pas amplifier ces réalités déjà existantes ?