Le 17 juillet 1984 marque la démission du Premier ministre Pierre Mauroy, à la suite du retrait par le président de la République du projet lié aux écoles privées sous contrat. Professeur en sciences de l’éducation, Ismaïl Ferhat fait l’analyse de ce moment politique et montre en quoi il signe une mutation décisive : l’invisibilisation de la question de l’enseignement privé sous contrat dans les politiques et les débats publics.
Le 17 juillet 1984, le Premier ministre Pierre Mauroy remettait officiellement sa démission au président de la République. Ce dernier avait retiré, le 12 juillet, le projet porté par le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, visant à réformer les rapports entre pouvoirs publics et écoles privées sous contrat. Cette date est souvent plus connue pour les changements politiques profonds qu’elle symbolise. En effet, elle coïncide avec la fin de la participation ministérielle communiste ainsi qu’avec le recentrage idéologique plus affirmé de l’exécutif socialiste sous le gouvernement Fabius (1984-1986). 1984 apparaît ainsi comme un tournant dans l’histoire du Parti socialiste et dans son rapport, parfois complexe, au pouvoir.
Pourtant, le retrait du projet Savary signe une autre mutation décisive, dont la prégnance explique d’ailleurs l’invisibilité jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de la marginalité remarquable de la question de l’enseignement privé sous contrat, créé par la loi dite Debré en 1959, dans les politiques et les débats publics. Ce secteur éducatif représente pourtant 17,6% des effectifs scolarisés à la rentrée 2022, et plus de 21% au niveau du collège. La quasi-totalité est, comme le rappelle à nouveau le rapport de la Cour des comptes sur le sujet en 2023, composée par des établissements d’identité catholique1La Cour des comptes, L’enseignement privé sous contrat, rapport, juin 2023, p. 18.. Comment expliquer ce paradoxe entre l’importance numérique de ce secteur, dont la majorité du financement est assuré par les pouvoirs publics, et son invisibilisation dans le champ politique ? Cette apparente contradiction peut s’expliquer en trois temps. Le premier est une évolution déjà ancienne, désensibilisant la question des écoles privées dans le champ public français, et ce dès avant 1981. La deuxième est la disparition progressive, dans les débats politico-scolaires, de ce secteur éducatif, de 1984 à 2004. Le troisième est la solidification de ce « non-agenda » sur les écoles sous contrat qui structure de manière pérenne les débats scolaires dans la société civile et politique française2La notion d’agenda est ici utilisée comme l’ensemble (matériellement limité) des sujets mis en avant dans l’action et le discours des politiques. Cf. Patrick Hassenteuffel, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, n°157, janvier 2010, pp. 50-58..
Une désensibilisation déjà ancienne ?
La double démission d’Alain Savary et de Pierre Mauroy en juillet 1984 est parfois analysée comme la fin de l’hostilité des gauches de gouvernement françaises, et en premier lieu du socialisme démocratique, vis-à-vis des établissements scolaires sous contrat. Certes, la date signe la dernière tentative de modification de celles-ci. Cependant, dès avant 1981, ces forces politiques avaient substantiellement modifié leur position sur le sujet, parfois de manière peu explicite.
Il convient de remonter dans le temps. Traditionnellement, l’Europe latine et catholique a connu des rapports souvent dégradés entre pouvoirs publics (surtout lorsqu’ils étaient républicains et/ou tenus par des majorités de gauche) et Église catholique. Ces tensions se sont cristallisées sur la question scolaire. Ceci n’est pas un hasard. Le modèle de transmission religieuse traditionnelle est basé sur la reproduction de l’identité de foi au sein des familles3Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.. Ceci supposait pour les institutions cultuelles le contrôle ou, du moins, l’influence sur la scolarisation et les dispositifs qui la favorisaient. En sens contraire, la volonté de bâtir des systèmes éducatifs adaptés à l’enseignement de masse, la conception d’une citoyenneté critique et plus individuelle, ainsi que la défense de la liberté de conscience poussaient les forces libérales, républicaines et de gauche à promouvoir une école plus sécularisée. Celle-ci a été accusée par les instances catholiques et par les organisations conservatrices d’être une « école sans Dieu »4Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention d’une morale laïque sous la IIIe République, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2008.. La longue persistance dans les programmes scolaires français, de 1882 à 1944, de références divines ou religieuses ne peut se comprendre sans cette configuration commune à l’Europe latine et catholique.
Cette structuration se délite progressivement à partir de 1945, un fait qui a pu être sous-estimé pour comprendre ce qui s’est passé en 1984. Trois facteurs déterminants apparaissent. Le premier est la place accrue dans le jeu institutionnel des forces politiques catholiques issues de la Résistance. Ce mouvement contribue à faire de la démocratie chrétienne une force majeure de l’Europe occidentale d’après-guerre. Le deuxième est celui de la massification de l’enseignement, qui tend, à travers tout le continent, à moderniser et transformer les institutions éducatives. Les crises suscitées par cette démocratisation de l’école, dans les années 1960-1970, déstabilisent d’ailleurs aussi bien les secteurs scolaires publics que privés. La contestation estudiantine européenne des années 1960 commence ainsi, comme le rappelle l’historien Gerd-Rainer Horn, sur des campus catholiques5Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68. Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976, Oxford, Oxford University Press, 2007.. Le troisième facteur est celui du reflux religieux qui touche, selon une force et une chronologie différenciée selon les pays, voire les régions, les sociétés ouest-européennes à partir des années 1960.
La combinaison de ces trois mouvements au demeurant disparates favorise une désensibilisation des conflits politico-religieux, dans le domaine scolaire comme sur d’autres objets, en France. Comme le rappellent Philippe Portier et Jean-Pierre Moisset, l’avènement de la Ve République se traduit par une attitude plus positive des pouvoirs publics vis-à-vis du culte catholique, qui bénéficie de réformes fiscales et financières favorables6Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.. En matière éducative, la création des établissements privés sous contrat, par la loi dite Debré du 31 décembre 1959, entraîne un financement public inédit des écoles de culture catholique7Bruno Poucet, Une histoire de l’enseignement privé, Paris, Fabert, 2009.. Cette loi n’a, contrairement probablement à ce que certains de ses opposants craignaient, pas entraîné un accroissement de la part d’élèves scolarisé dans le privé. Elle a au contraire accompagné un recul des raisons religieuses dans le choix de scolarité dans les établissements sous contrat, une évolution que les premiers travaux des sciences humaines et sociales sur le sujet en France repèrent dès les années 1970.
Ces différentes transformations se cristallisent durant l’année 1977, qui est le véritable début de la sortie de l’école privée des débats politiques français. Cette date est cruciale à plusieurs titres. Tout d’abord, elle est le moment d’arrêt du recul, en pourcentage, de la part des élèves scolarisés dans le privé. Dès l’année scolaire 1978-1979, cette dernière progresse dans le premier degré comme dans le second degré8Claude Malègue, « Les élèves des établissements privés, évolution, flux, caractéristiques des élèves », Éducation & formations, n°6, octobre 1983-juin 1984.. Il est difficile de ne pas faire l’hypothèse d’un lien avec la mise en place du « collège unique » à la rentrée 1977, qui entraîne un surcroît d’évitement du secteur public. La crise économique et sociale entraîne une dégradation des collèges de quartiers urbains populaires, cinquante d’entre eux sont même qualifiés de « ghettos » dans un rapport confidentiel de l’inspection générale9Georges Tallon, La violence dans les collègues, Paris, ministère de l’Éducation, 1980.. Dans ce contexte, les familles de classes moyennes et supérieures se comportent comme des consommatrices d’école, jouant la concurrence entre les secteurs10Robert Ballion, Les consommateurs d’école, Paris, Stock, 1982.. La même année, la loi dite Guermeur du 25 novembre 1977 conforte l’organisation des établissements privés sous contrat.
Or, dans le même temps, le Parti socialiste publie son projet éducatif, intitulé Libérer l’école. Celui-ci rappelle la position traditionnelle des forces de gauche depuis la loi Debré, à savoir la nationalisation des écoles touchant des fonds publics. Ce point suscite une réaction médiatique et politique que les dirigeants du parti notent bien. Ils en sont d’autant plus conscients qu’avec les élections municipales de 1977, les forces de gauche ont conquis de nombreuses mairies dans des aires (Bretagne, Pays de la Loire) d’importante présence des écoles privées sous contrat. Les élus locaux ont certes des positions variées, mais font remonter le risque politique qu’il y aurait à toucher un secteur scolaire auquel recourent des électeurs avérés ou potentiels.
De ce fait, dès 1977, la direction mitterrandienne multiplie les précautions sur la remise en cause de la loi Debré, qui sont confirmées après la victoire des socialistes aux élections de 1981. Alain Savary, dès 1981, engage un processus de négociation qui exclut la remise en cause de l’existence des établissements privés sous contrat. Le Conseil des ministres du 4 août 1982 enterre de facto toute logique de nationalisation de celles-ci, ce qui constituait d’ailleurs un consensus entre la rue de Grenelle, Matignon et l’Élysée. La crise du printemps 1984 constitue de ce fait une confirmation plus qu’une rupture. Elle était surtout liée à la manière de fixer le curseur entre l’autonomie des écoles sous contrat (qui n’était pas remise en cause) et les contreparties liées au financement public.
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Abonnez-vous1984-2004, la disparition bipartisane d’un sujet
Dès le 24 juillet, dans son premier discours à l’Assemblée nationale comme Premier ministre, Laurent Fabius met l’accent sur la modernisation du système éducatif, mettant de côté le sujet alors ultrasensible de l’école privée. La lettre confidentielle qui lui est adressée par le nouveau ministre de l’Éducation nationale Jean-Pierre Chevènement, le 17 août 1984, confirme cette volonté d’évacuation rapide de celui-ci. Celle-ci est actée par la loi du 25 janvier 1985 qui précise les modalités d’application de la loi Debré dans le cadre décentralisé ouvert depuis 1982. Le congrès du Parti socialiste de Toulouse (11-13 octobre 1985) confirme le reflux brutal des références à la question laïque et à l’école privée au sein du parti. C’est ce que notent avec ironie des jeunes cadres comme François Hollande, Jean-Yves le Drian et Michel Sapin dans leur contribution en amont du congrès11Contribution, « Nouvelles donnes, nouveaux engagements », Le Poing et la Rose, n°112, mai 1985.. La répartition démographique et financière entre quatre cinquièmes des élèves dans le public et le reste dans le privé devient, pour les pouvoirs publics, une donnée indiscutée autant qu’informelle – aucun texte ne la fixant dans la loi.
Ce point est fondamental, car il est confirmé par l’alternance de 1986. Ceci n’allait pas de soi. Entre 1981 et celle-ci, les programmes scolaires des droites parlementaires se sont considérablement modifiés, à l’aune d’un libéralisme affirmé. Tant le RPR, l’UDF et ses composantes, durant ces années d’opposition, avaient prôné la mise en place d’un marché scolaire accordant aux acteurs locaux, au secteur privé et aux parents un poids accru. Or, les politiques éducatives du gouvernement Chirac (1986-1988) se révèlent proches du compromis socialiste de 1984-1985 sur l’école privée. Le cabinet du ministre de l’Éducation, René Monory, favorise en effet dans ses projections et mesures la stabilité de la répartition démographique et financière des élèves entre les réseaux d’enseignement12Ismaïl Ferhat, « Les projets éducatifs à l’épreuve de la gestion du pouvoir. L’exemple des droites parlementaires face à la libéralisation de l’école », Parlement[s], vol. 38, n°2, 2023, pp. 43-58.. Ce souhait est d’autant plus fort qu’il émane aussi des collectivités locales, parmi lesquelles les droites parlementaires sont bien implantées. Un autre point peut être évoqué, à savoir celui du vieillissement et du non-renouvellement des responsables des droites parlementaires qui avaient porté les mesures les plus favorables aux institutions catholiques, scolaires ou pas, depuis 1958. Comme le montre Jean-Pierre Moisset, le ministère des Finances, dirigé par Alain Juppé, se montre par exemple peu à l’écoute de ceux-ci13Jean-Pierre Moisset, op. cit..
L’échec de ce groupe d’influence est patent en 1993-1994, lorsqu’il porte au début de la deuxième cohabitation la proposition de loi dite Bourg-Broc. Celle-ci, déposée le 22 juin 1993 à l’Assemblée nationale, souhaitait lever les restrictions d’investissement des collectivités locales dans les écoles privées. Elle suscite une puissante mobilisation des forces syndicales et politiques de gauche sur la question laïque, la dernière en date, qui débouche sur la manifestation du 16 janvier 1994. Le projet avait été déjà en partie vidé de son contenu par une censure constitutionnelle partielle le 13 janvier, et n’avait pas été soutenu par le ministre de l’Éducation nationale François Bayrou. Cette nouvelle – et dernière – crise majeure sur l’enseignement privé confirme en quelque sorte l’équilibre de 1984 que les principales forces de gouvernement ne touchent plus à partir de cette date. Les mesures ultérieures sont désormais limitées et restreintes en termes financiers et démographiques.
Comment expliquer cette disparition ? Trois pistes peuvent être évoquées. La première, probablement la plus évidente, est la reconfiguration des débats sur la laïcité scolaire précisément au mitan des années 1980. Celle-ci se fait d’abord sur l’école publique, et sur une focalisation croissante vis-à-vis de l’expression du fait musulman dans les institutions éducatives. Dès 1985, une note interne du cabinet de Jean-Pierre Chevènement pointe un risque d’intégrisme (sous-entendu : islamique) à propos d’un projet de lycée franco-arabe. En 1989, l’affaire des foulards de Creil confirme autant qu’elle cristallise cette évolution. Désormais, les « atteintes à la laïcité » sont pensées de plus en plus systématiquement selon une géographie sur-représentant les établissements scolaires de quartiers populaires à forte présence de minorités ethno-religieuses14Ismail Ferhat, « Recenser les atteintes à la laïcité scolaire. Une politique publique du religieusement inacceptable ? », Éducation et sociétés, vol. 51, n°1, 2024, pp. 71-87..
La deuxième piste est celle de l’armistice politique implicite. Aussi bien les partis gouvernementaux de gauche (en 1984) que de droite (en 1994) ont payé le prix des mobilisations autour de l’école privée. L’équilibre se fait pour des raisons opposées. Pour les droites parlementaires, les mobilisations contre le projet Savary sont devenues une référence en matière de manifestation sous la Ve République, au même titre que le défilé pro-gaulliste du 30 mai 1968. En sens contraire, les gauches, sévèrement battues dans les urnes lors des législatives de 1993, et subissant dans le champ éducatif l’éclatement de la principale fédération du secteur (la FEN) en 1992, l’opposition au projet Bourg-Broc a constitué un puissant facteur de réveil. Ces mythologies croisées s’additionnent à l’expérience respective des coûts symboliques, politiques et électoraux d’une modification des équilibres. À ceci s’ajoute, à partir de 1997, l’expérience de mobilisations anti-Allègre dans le secteur scolaire public. Cette situation oblige quasi mécaniquement la gauche de gouvernement à éviter tout motif de conflit avec les écoles privées. Une telle situation se reproduit en grande partie lors de la réforme socialiste du collège en 2015 – accueillie plutôt favorablement par l’enseignement catholique, combattue frontalement par une grande partie des syndicats du secteur public.
La troisième est celle des mutations de la sociologie du secteur privé. Des années 1970 aux années 1990, l’enseignement sous contrat tend à se rapprocher en termes de composition et de fonctionnement du secteur public. La sécularisation du choix des écoles privées est largement confirmée dans les sondages et les recherches sur le sujet, le modèle de « zapping scolaire » (alternance entre public et privé durant la scolarité) apparaissant même dans les années 1990 comme la tendance appelée à s’imposer15Gabriel Langöuet, Alain Léger, Le choix des familles : école publique ou école privée ?, Paris, Fabert, 1997.. Cette « moyennisation » rendait peu audible dans le champ des politiques éducatives une remise en cause de l’enseignement privé sous contrat, dont le fonctionnement semblait, au moins jusqu’à la fin des années 1990, se rapprocher des écoles publiques. Combinés, ces trois facteurs ont entraîné une quasi-disparition sans précédent du sujet dans les programmes, les discours et l’action des partis de gouvernement.
Depuis 2004 : un cas de contradiction croissante entre enjeux éducatifs et (dé)prise en charge politique ?
Les débats qui ont mené à la loi du 15 mars 2004, interdisant les signes et tenues montrant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles publiques, confirment ce reflux discursif, programmatique et pratique. Tout d’abord, ils ont contribué à solidifier la concentration de l’évocation du principe laïque à l’école autour des établissements défavorisés, nommés selon le titre d’un ouvrage à succès de 2002 les « territoires perdus de la République16Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République, Paris, Fayard, 2004. ». Fait révélateur, les écoles privées sous contrat ne se voient pas appliquer la loi, sans que le sujet ne suscite véritablement un débat majeur au sein du Parlement17Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012..
Les rares mesures qui concernent spécifiquement les établissements privés sous contrat après 2004 se révèlent ponctuelles et limitées. Peut-être par exemple peut-on citer le plan « Espoir banlieues » de 2008 qui prévoyait l’ouverture de classes sous contrat dans les quartiers de politique de la ville. Ceci contraste avec le contrôle accru des écoles hors contrat et de l’instruction en famille (loi dite Gatel du 13 avril 2018, loi dite Blanquer du 26 juillet 2019, loi du 24 août 2021 relative au respect des principes de la République). Certaines mesures sont purement incitatives pour le privé sous contrat, comme le plan ministériel sur la mixité sociale du 13 décembre 2016, ou le protocole d’accord entre le ministère et l’enseignement catholique, le 17 mai 2023. L’analyse des politiques publiques confirme la tendance du politique à ne plus vouloir traiter ce secteur éducatif comme un objet spécifique d’actions et de mesures, surtout si ces dernières sont contraignantes. Les rares frictions, ainsi les tensions entre le ministère de Vincent Peillon (2012-2014) et l’enseignement catholique sur la question du traitement du mariage pour tous dans ce dernier, n’ont pas débouché sur des décisions d’action publique, la rue de Grenelle ayant procédé à un appel à la vigilance auprès des recteurs sur le sujet, dans une lettre du 4 janvier 2013, immédiatement révélée par la presse.
Comment expliquer que le politique se soit dessaisi d’un secteur aussi important financièrement et démographiquement ? Quelques contributions auraient pu relancer le sujet. Du côté institutionnel, le rapport déjà cité de la Cour des comptes de juin 2023 soulignait à la fois le coût total de celui-ci pour les finances publiques et la difficulté à l’appréhender précisément. Du côté parlementaire, le rapport d’information de Paul Vannier et de Christopher Weissberg déposé à l’Assemblée nationale le 2 avril 2024 pointait le peu de suivi budgétaire par les pouvoirs publics, alors que 10,4 milliards d’argent public étaient impliqués pour la seule année 2022. Du côté de la statistique publique enfin, la DEPP (service des études et des données du ministère de l’Éducation nationale) souligne à nouveau, dans une note du 14 mai 2024, le mouvement continu de ségrégation sociale des collèges privés sous contrat depuis le début des années 2000, avec une sur-représentation accrue des élèves favorisés et un reflux de ceux défavorisés18Louise Piquemal, « Évolution de la mixité sociale des collèges », Note d’information de la DEPP, n° 24.19, mai 2024..
Pour comprendre les raisons de ce paradoxe des écoles sous contrat entre délaissement par l’action publique et enjeux documentés par les acteurs institutionnels eux-mêmes, il convient de croiser les enjeux scolaires, territoriaux et politiques. Avec les évolutions de la géographie scolaire, les établissements catholiques tendent à délaisser les zones rurales pour se renforcer dans les zones urbaines. Or, ce basculement accélère leur embourgeoisement. En effet, plus la ville est peuplée, plus les écoles privées jouent un rôle important dans l’évitement de la carte scolaire et les phénomènes de séparation sociale entre établissements éducatifs. À Clermont-Ferrand, le choix des collèges sous contrat contribue à un tiers à la ségrégation scolaire. À Paris, les flux vers ceux-ci représentent 44,5% de cette dernière19Béatrice Boutchenik, Pauline Givord, Olivier Monso, « La ségrégation sociale entre collèges. Un reflet de la ségrégation résidentielle nettement amplifié par les choix des familles, notamment vers l’enseignement privé », Insee Analyses, n°40, 20 septembre 2018..
Or, ce basculement a des implications politiques puissantes. Le choix du privé sous contrat est croissant chez les parents au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle des rémunérations et des diplômes. Les classes moyennes et supérieures urbaines, qui pèsent lourdement dans le jeu électoral, partisan et représentatif, sont précisément les groupes sociaux les plus sensibles à la possibilité de scolariser leurs enfants hors des écoles publiques. Le phénomène n’est pas propre à la France et se retrouve dans de nombreux pays occidentaux20Stephen Ball, Class strategies and the education market. The middle classes and social advantage, Londres, Routledge, 2002.. Ceci explique, par exemple, le cas de la Suède, dans laquelle le basculement progressif de la scolarisation vers le privé (majoritaire dans la capitale depuis 2006) n’est plus réellement discuté par les gouvernements, qu’ils soient à majorité conservatrice ou sociale-démocrate21Magnus Dahlstedt, Andreas Fejes (dir.), Neoliberalism and market forces in education. Lessons from Sweden, Londres, Routledge, 2019..
C’est peut-être dans ce nœud gordien liant enjeux électoraux, éducatifs et sociaux que se situe la clé d’explication de la désinscription des écoles sous contrat de l’agenda public depuis 1984. Contrairement à ce qui a été affirmé par certains opposants à l’époque, ni le président François Mitterrand, ni le Premier ministre Pierre Mauroy, ni le ministre Alain Savary ne remettaient en cause l’existence d’un secteur privé financé sur fonds publics. Le retrait présidentiel du projet de loi voté à l’Assemblée nationale s’expliquait déjà par cet enchevêtrement entre considérations politiques et enjeux éducatifs. Les élections municipales de 1983 et européennes de 1984, qui sont marquées par un recul des partis de gauche, ont pesé lourdement.
De 1984 à aujourd’hui, les électeurs traditionnellement les plus mobilisés sont de même ceux les plus concernés, en proportion, par les écoles privées sous contrat, ce qui rend le coût potentiel de toute réforme touchant spécifiquement celles-ci sans commune mesure avec d’autres modifications globales du secteur scolaire. Ceci se vérifie y compris pour des changements majeurs, accompagnés de fortes mobilisations des personnels éducatifs, comme le nouveau baccalauréat institué en 2019. Les partis, en tant qu’organismes fonctionnant sur un marché électoral concurrentiel, ont eu l’occasion répétée depuis les années 1970 de le mesurer. Ceci renvoie à la double spécificité d’une société française traversée par de puissants mouvements ségrégatifs et accordant une place déterminante au parcours éducatif dans les positions sociales. De ce fait, les classes moyennes et supérieures, dont les enfants sont engagés dans une compétition scolaire sans merci, ne se laisseraient pas aisément priver d’une possibilité de contourner des établissements éducatifs publics vus comme dégradés. La sortie des écoles privées sous contrat du débat politique a décidément des racines aussi anciennes que solidement établies.
- 1La Cour des comptes, L’enseignement privé sous contrat, rapport, juin 2023, p. 18.
- 2La notion d’agenda est ici utilisée comme l’ensemble (matériellement limité) des sujets mis en avant dans l’action et le discours des politiques. Cf. Patrick Hassenteuffel, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, n°157, janvier 2010, pp. 50-58.
- 3Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
- 4Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895. L’invention d’une morale laïque sous la IIIe République, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2008.
- 5Gerd-Rainer Horn, The Spirit of ’68. Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976, Oxford, Oxford University Press, 2007.
- 6Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
- 7Bruno Poucet, Une histoire de l’enseignement privé, Paris, Fabert, 2009.
- 8Claude Malègue, « Les élèves des établissements privés, évolution, flux, caractéristiques des élèves », Éducation & formations, n°6, octobre 1983-juin 1984.
- 9Georges Tallon, La violence dans les collègues, Paris, ministère de l’Éducation, 1980.
- 10Robert Ballion, Les consommateurs d’école, Paris, Stock, 1982.
- 11Contribution, « Nouvelles donnes, nouveaux engagements », Le Poing et la Rose, n°112, mai 1985.
- 12Ismaïl Ferhat, « Les projets éducatifs à l’épreuve de la gestion du pouvoir. L’exemple des droites parlementaires face à la libéralisation de l’école », Parlement[s], vol. 38, n°2, 2023, pp. 43-58.
- 13Jean-Pierre Moisset, op. cit.
- 14Ismail Ferhat, « Recenser les atteintes à la laïcité scolaire. Une politique publique du religieusement inacceptable ? », Éducation et sociétés, vol. 51, n°1, 2024, pp. 71-87.
- 15Gabriel Langöuet, Alain Léger, Le choix des familles : école publique ou école privée ?, Paris, Fabert, 1997.
- 16Emmanuel Brenner, Les territoires perdus de la République, Paris, Fayard, 2004.
- 17Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012.
- 18Louise Piquemal, « Évolution de la mixité sociale des collèges », Note d’information de la DEPP, n° 24.19, mai 2024.
- 19Béatrice Boutchenik, Pauline Givord, Olivier Monso, « La ségrégation sociale entre collèges. Un reflet de la ségrégation résidentielle nettement amplifié par les choix des familles, notamment vers l’enseignement privé », Insee Analyses, n°40, 20 septembre 2018.
- 20Stephen Ball, Class strategies and the education market. The middle classes and social advantage, Londres, Routledge, 2002.
- 21Magnus Dahlstedt, Andreas Fejes (dir.), Neoliberalism and market forces in education. Lessons from Sweden, Londres, Routledge, 2019.