Covid-19 : répercussions globales et au Mexique

Quelles sont les conséquences politiques de la pandémie de Covid-19 au Mexique ? Le professeur Humberto Morales Moreno, membre du CNRS mexicain et sécretaire de l’Institut latino-américain d’histoire du droit, analyse la situation dans le pays et les réponses du président Andrés Manuel Lopez Obrador.

Scénarios pour le XXIe siècle

Ce titre paraît renvoyer à la titraille d’un grand nombre d’articles en ligne et de débats actuels sur la crise économique, biologique, morale et politique occasionnée par l’expansion de la pandémie dans le contexte de la mondialisation d’aujourd’hui. Trois scénarios peuvent bien résumer le moment post-Covid-19 : l’inévitable retour de l’État-nation, en termes économiques comme sociétaux, l’échec des organisations internationales – Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale de la santé comprise – à intervenir avec efficacité afin d’affronter efficacement une grave pandémie, et le retour de Mère Nature qui s’impose avec force. 

On dirait que nous avons perturbé les cycles biologiques de nombreuses espèces avec le paradigme si cher aux Lumières et au libéralisme de la « maîtrise de la nature » au profit de l’homme. L’université diffuse l’idée de progrès matériel contrôlant totalement les ressources de la nature, ainsi que celles que l’être humain est le centre de l’univers et que la terre lui appartient. Puis est venu le Prométhée sans frontière, volant le feu avec l’industrialisation, dominant la nature avec les machines, le fer, le charbon, la vapeur, l’électricité et le pétrole. On a découvert après la Seconde Guerre mondiale que ni la Guerre foide, ni l’espionnage, ni l’endiguement diplomatique n’ont pu arrêter la pollution, les guerres bactériologiques et les gaz à effet de serre. Le signal d’alarme lancé par le groupe de Stockholm n’a pas été suffisant pour faire prendre conscience de la nécessité de la durabilité économique.

Comme l’a écrit Eric Hobsbawm dans L’âge des extrêmes : le court XXe siècle, l’arrière-scène politique a été façonnée par la fin du pouvoir soviétique et l’hégémonie indiscutable des États-Unis. Ce pouvoir unipolaire s’est fondé sur une économie de guerre – et beaucoup sur le pétrole – et avec énormément d’énergie destructrice de l’habitat naturel au nom de la liberté et de la démocratie occidentales (sans doute américaines essentiellement). Mais la vie apporte des surprises, et le XXIe siècle a commencé avec un invité imprévu, la Chine, qui a recomposé l’échiquier global. On ne sait pas si le XXIe siècle sera court ou long, mais l’Asie et la Chine en tête paraissent avoir surgi pour s’approprier les attributs du siècle.

L’État autoritaire revisité

Un examen rapide des trois scénarios de ce début de siècle montre que celui qui a fait couler le plus d’encre concerne le retour de l’État. Les raisons en paraissent évidentes. Pour les défenseurs les plus attachés au néo-libéralisme capitaliste et leurs acolytes, la seule idée de restaurer le contrôle de l’État sur les effets velléitaires du marché – avec la critique bien connue de la théorie des « défaillances du marché », de l’effet d’épuisement de la courbe de Kuznets et du PIB par tête comme piège pour mesurer la richesse par habitant d’un pays – agace la bourse, les multinationales, les banques et l’immobilier. En clair, tout le secteur lié à la finance, face à une crise aussi sévère que celle d’aujourd’hui, perd toute valeur, le capital fictif étant incapable d’acheter lits et masques ou d’installer des hôpitaux permettant de sauver des vies, toutes choses produites par la main et le travail de l’Homme. Thomas Piketty l’a bien rappelé, même si l’idée originale vient de plus loin : la concentration de richesses dans un nombre de mains de plus en plus réduit court-circuite tôt ou tard tout le système économique par des voies politiques. La démocratie, fétiche de l’État moderne, est dans la situation paradoxale d’une déviation apparemment inévitable : soit on admet le pessimisme de Byung Chui Han, le féodalisme numérique asiatique – entendu comme le modèle de collectivisme sous surveillance d’un ogre néo-philanthropique –, soit on s’oriente vers un individualisme identitaire, nationaliste, et de souveraineté nationale conduisant à une autre bifurcation : vers ce que le penseur italien Giorgio Agamben a appelé en 2004 l’État d’exception. C’est ce que l’on constate dans l’Europe des frontières, qui a comme effacé tout d’un coup Bruxelles derrière les sirènes de la souveraineté et de la sécurité nationales. L’issue possible pourrait être un néo-communisme, reflétant l’utopie de Marx et Engels en 1848, une espèce de nouvelle normalité coopérative entre États, plaçant la santé, l’hygiène, la prévention, l’alimentation et le bien-être en nouveau paradigme s’imposant au marché rapace, à l’égoïsme des multinationales, et écartant enfin les populismes nationalistes, comme le suggère le Slovène vivant au Royaume-Uni Slavoj Zizek. Quant au sociologue vivant en Californie Michael Davis, il propose un système de santé universelle sans but lucratif.

Mais l’État autoritaire qu’incarne la démocratie américaine ne paraît faire écho ni au Big Data asiatique, ni au communisme des droits universels. Make America Great Again reste la maxime des républicains qui paraissent privilégier une sortie de crise des plus polémiques : un néodarwinisme social perpétuant le libre-marché et le modèle néo-libéral à tout prix. 100 000 morts pour une population et un territoire gigantesques, en raisonnant froidement, comme tout bon néoclassique ou assimilé, est peu en pourcentage en comparaison avec la réalité de certains pays européens. Il est clair que cette logique considère les êtres humains comme des marchandises produisant des marchandises. Comme dit le dicton populaire, « moins on est autour de la table et mieux on mange ». 

La débâcle des organisations internationales

Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique en espagnol, a été le journaliste qui a le mieux saisi les signaux prémonitoires de la pandémie, non seulement ceux venant de l’OMS, mais aussi des centres d’information nord-américains et européens. On peut joindre à ces avertissements la fiction cinématographique particulièrement familière au public américain, qui avait clairement montré que quelque chose d’extraordinaire pouvait débarquer à tout moment du Sud-Est asiatique (Contagion, de Steven Soderbergh, 2011). Les conspirationnistes, européens comme américains sont quant à eux plus préoccupés à collecter les preuves de la « maladie chinoise », instrument d’une guerre biologique du gouvernement asiatique, qu’à répondre à la question suivante : pourquoi avez-vous tant tardé à réagir ? La Chine a répondu en accusant les États-Unis d’être derrière la conspiration. Mais elle a réagi en temps réel. À tel point qu’elle menace, terme incroyable ici, de distribuer spontanément des remèdes contre le virus, en particulier aux pays en développement. Message insolite en pleine guerre commerciale avec l’Occident. Pourquoi Slavoj Zizek et Michael Davis n’accordent-ils pas de crédibilité au modèle chinois ? La nouvelle normalité impliquerait-elle d’ajuster le modèle démocratique occidental à un autre, autoritaire et plus collectiviste, pour protéger le futur de l’espèce ?

De fait, il y a trois schémas planétaires :

  • celui du Big Data et du féodalisme numérique de type asiatique,
  • celui de l’État autoritaire et redistributeur de richesse avec des impôts prélevés sur les revenus extraordinaires, un revenu universel et des droits à la santé, au bien-être, passant avant les facteurs financiers,
  • celui du néo-darwinisme social, de la loi du plus fort, de l’immunité collective et de la continuité du capitalisme néo-libéral accompagné d’un recours croissant à un État d’exception.

Le retour de Mère Nature

Si le paradigme de l’idée de progrès matériel comme indicateur de croissance économique ira déclinant afin de mettre un terme au saccage des ressources naturelles et d’éviter « l’effet papillon » dans lequel on se trouve, la nouvelle normalité nécessite une stratégie planétaire de recomposition des niches écologiques, la réévaluation de la richesse agricole et de ses producteurs comme source de survie globale. Les produits « allégés » et les tendances végan ont enrichi les multinationales qui, comme Monsanto, modifient génétiquement les éléments essentiels permettant d’alimenter le plus grand nombre de population urbaine dans le monde, au détriment d’une agriculture durable ou, à défaut, en augmentant le prix de ses productions. Les multinationales de produits bio relancent le débat des énergies propres, comme si la transition du fossile au renouvelable était convergente avec l’économie mondiale. Les États-Unis sont les détenteurs des plus grandes réserves de pétrole dans le monde et, tant qu’ils le stockent et le consomment à bas prix, le bio va tarder à changer en profondeur ses besoins énergétiques. Comme la Russie, l’Arabie saoudite et le Mexique, parmi d’autres grands producteurs.

Mais la sagesse de la nature nous renvoie au dilemme éternel. Le bio nécessite beaucoup de terres, d’eau, de soleil et de vent. Les trois quarts des terres de la planète ont beaucoup d’eau et de soleil, mais sont aussi des espaces de pauvreté et de surexploitation de la main-d’œuvre. Pour que le durable fonctionne, il faut une stratégie darwiniste ou un modèle de redistribution contrôlé et des aides à la conversion énergétique. Seuls les États sont en mesure d’engager de telles transitions. Pour le marché, les paysans et les agriculteurs ne sont que des intrants.

Mises à part les guerres bactériologiques à l’origine des holocaustes du court XXe siècle, qui a aussi connu une Guerre froide plutôt chaude, et si l’on écarte les théories conspirationnistes et qu’on accepte que ce sont des chauves-souris et des porcs qui ont transmis le virus aux humains, le changement climatique et l’effet de serre, les températures et autres altérations provoquées par l’homme vont finir par remettre en question des siècles de résilience et d’immunité biologique. Alors, plus aucune querelle économique et idéologique n’aura un quelconque sens, puisque l’espèce humaine aura disparu…

Répercussions au Mexique

On a écrit beaucoup de choses au Mexique et au sujet de l’attitude d’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO). D’un côté comme de l’autre, on se déchire et on accuse le gouvernement d’être autoritaire, peu efficace face à la pandémie. Aujourd’hui, nous serions parmi les pays les plus mal lotis. Dans le camp officiel, on dit que le modèle adopté par le sous-secrétaire à la Santé Lopez Gatell est efficace, sachant combiner le respect des droits fondamentaux avec des restrictions – une politique s’adaptant aux avancées de l’infection dans le pays. La stratégie du confinement forcé ne pouvait pas être viable avec une économie où plus de 50% de la population économiquement active travaillent dans le secteur informel. Qui plus est, le Mexique n’a ni marché commun, ni union monétaire, ni assistance tous risques avec le Canada et les États-Unis. Le T-Mec est un accord étroitement commercial où l’on s’endette « jusqu’au cou » avec le FMI, et où on « se serre la ceinture ». Ce qui rend inutile toute comparaison du Mexique avec les stratégies européennes, qui par ailleurs ont en général mal fonctionné, même en Allemagne – pays qui s’en sort le mieux au sein de l’Union. Les épidémies sont la conséquence de déficits ou d’absence d’investissements en matière de prévention. On peut ne pas détecter une infection. Mais son extension relève des responsabilités de l’État. Il convient de rappeler qu’il n’y a pas de désastres naturels. Tous sont sociaux. AMLO et son gouvernement tentent de réparer des décennies d’abandon par l’État de la santé, de la prévention, des infrastructures hospitalières et de la formation des médecins. Au Mexique, non seulement l’ère néo-libérale s’est distinguée par des inégalités hautement segmentées si on les compare à celles de la plupart des pays d’Amérique du Sud, mais l’ère des gouvernements du nationalisme révolutionnaire – celle dite de la troisième « T » (Transformation) – ne s’est jamais pleinement identifiée avec l’État-providence. Notre nouvelle normalité implique pour le Mexique – et peut-être aussi pour le reste de l’Amérique latine – que les normes de sociabilité, d’hygiène et de santé publique, d’équilibre environnemental et l’énorme travail statistique visant à connaître et cartographier de façon précise les zones de vulnérabilité sociale et de résilience soient pérennisés.

Pour résumer, au vu du trinôme des répercussions commenté précédemment, l’équation mexicaine pourrait évoluer de la façon suivante:

  • vers un État-nation autoritaire. « Possible », mais à condition de ne pas rompre le fil des droits économiques et sociaux et ce que l’on appelle les droits humains. Réduire les inégalités extrêmes suppose d’engager des stratégies désagréables pour les classes moyennes supérieures et les bourgeoisies extractivistes, et de faire le pari du modèle des droits universels et de la solidarité entre nations. Même si cela peut déboucher sur un Mexico Great Again, avec la défense de la souveraineté, du marché intérieur et du développement régional ;
  • vers la création et l’encouragement d’une société civile organisée en ce qui concerne la santé publique, la prévention des « désastres », la constitution de ressources humaines dans les universités et les centres technologiques avec un plan national d’éducation supérieure ciblant les grands problèmes nationaux. Le revenu est redistribué grâce à des incitations fiscales pour une productivité orientée vers les marchés régionaux et national, en passant du mot d’ordre nationaliste « Ce qui est fait au Mexique est bien fait » à « Ce qui est fait au Mexique est une nécessité ». La croissance économique est la clef, mais sur des bases différentes, privilégiant le bien-être. On critique beaucoup les slogans reposant sur les indicateurs de bonheur comme relevant de l’utopie, mais la Constitution libérale des États-Unis ne commence-t-elle pas par : « We the people, in the poursuit of happiness » ? C’est pourtant une des idées les plus chères au siècle des Lumières, totalement oubliée les siècles suivants ;
  • vers la « Pacha mama » (Terre-Mère), qui est quelque chose que les Mexicains comprennent de façon intuitive en raison de notre héritage ancestral. Mais le fatalisme qui accompagne la vieille idée du XIXe siècle – surtout avec l’essor de la pensée eugéniste en fin de siècle – considérant que la « race de bronze » (mexicaine) avait une immunité contre la peste et que les colères du ciel ne la concernaient pas puisqu’elle était protégée par la vierge de Guadalupe sera caduc si nous n’y incorporons pas une culture de l’alimentation et de l’équilibre agricole donnant au producteur direct un accès au « commerce juste ». Reconnaître les secrets de notre culture revient à élever la dignité d’un peuple, travailleur, historiquement traité par les élites comme un paria dans son propre pays. Les bourgeoisies extractivistes doivent investir davantage dans le développement et le bien-être en concertation avec les collectivités locales. Si l’on ne réconcilie pas ces réalités, rien ne servira d’accumuler luxe et gaspillage. Lors d’une prochaine pandémie, faute de nourriture, nous serions condamnés à tous mourir. Le dilemme entre un développement nationaliste de type nouveau et la frontière agricole ancestrale est un objectif que le Mexique n’a jamais su atteindre de façon satisfaisante. En fait, le « Train maya » – un des grands travaux projetés par AMLO – et les autres projets stratégiques ne sont pas des solutions évidentes. Pour autant, on ne peut pas mettre la « locomotive » à l’arrêt.

Avec raison, comme le soulignait Thomas Piketty dans Capital et idéologie, les projets économiques supposent des accords et des négociations politiques. Ce jeu contraint ses acteurs à céder une part de leurs intérêts pour que tous soient gagnants. Un gouvernement à visage humain est le meilleur de tous, en dépit de ses carences et de ses erreurs.

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