Comment vraiment tourner le plan de relance européen vers la transition écologique ?

Alors que la Commission européenne a présenté son plan de relance économique suite à la pandémie de Covid-19 qui a fortement touché les différents États membres de l’Union européenne, Ollivier Bodin, économiste, membre fondateur de Greentervention.eu et ancien fonctionnaire international, décrypte plus précisément l’une des mesures du plan de relance intitulée « Facilité pour la reprise et la résilience » qui incarne une innovation majeure mais présente aussi des limites. Selon Ollivier Bodin, le plan de relance doit se tourner vers la transition écologique.

La Commission européenne a adopté le 27 mai dernier un paquet de mesures et de propositions pour préparer la sortie de la crise dans laquelle la pandémie a plongé les économies européennes. Cette note livre une analyse critique d’une des mesures du plan de relance intitulée « Facilité pour la reprise et la résilience », l’innovation majeure de ce paquet. Cette facilité est triplement innovante dans sa structure : elle sera refinancée par un emprunt de l’Union européenne ; elle impliquera une redistribution de ressources entre les États ; elle sera une incitation financière pour que les pays alignent leurs politiques, investissements et réformes, sur les objectifs de l’Union européenne.

Le cheminement de sortie de crise économique reste incertain tant il dépend encore de la possibilité d’une deuxième vague en Europe et de l’évolution de la pandémie chez les partenaires économiques de l’Union, en particulier en Amérique et en Afrique. Par ailleurs, avant même la pandémie, il était clair que le défi auquel est confrontée la politique est immense et nécessite une réorientation systémique : si nos économies restent sur la trajectoire actuelle, le changement climatique, la détérioration de la biodiversité et leurs conséquences (dont on voit déjà aujourd’hui les effets) déstabiliseront nos sociétés, économies et systèmes financiers, accroîtront la récurrence d’événements catastrophiques et irréversibles et rendront la planète inhabitable à des pans entiers de l’humanité.

L’Europe poursuit des objectifs partagés contre le réchauffement climatique et pour la protection de l’environnement, mais de nombreuses politiques afférentes sont de la compétence des États. Ce hiatus doit être comblé. La pandémie a accéléré la prise de conscience que les moyens et instruments de politique économique et budgétaire disponibles au niveau européen sont insuffisants ou inadéquats pour gouverner un marché intégré aux règles harmonisées. Des restrictions ont été apportées à la libre circulation de façon plus ou moins ordonnée, des règles communes ont été levées, des programmes communautaires et des instruments financiers existants ont été adaptés, de nouveaux ont été proposés et en partie déjà adoptés. 

Selon le projet de règlement (COM2020/408), la facilité dont le montant serait de 560 milliards d’euros consistera principalement en des soutiens financiers (330 milliards d’euros) non remboursables et versés au fur et à mesure de l’avancement de plans nationaux d’investissements et de réformes, agréés en préalable avec la Commission. La mise en œuvre de la facilité sera ancrée dans le « Semestre européen », le processus de coordination des politiques économiques des États membres. Le cas échéant, ces dons pourront être complétés par un prêt. Le pays bénéficiera alors des conditions d’emprunt de l’Union. 

Quelle est la logique sous-jacente à cette facilité ?

Les économies européennes ne repartiront pas d’elles-mêmes. Les effets de la pandémie et du confinement ne s’atténuent que très progressivement. La pandémie est loin d’être terminée chez les partenaires commerciaux de l’Union. Le chômage va être très élevé. Beaucoup d’entreprises auront des dettes fiscales (et sociales) importantes et auront des difficultés à faire face à leurs engagements financiers avec des risques de nombreuses faillites.

Les États doivent donc intervenir pour éviter que ne s’enclenche une spirale déflationniste. Mais l’intensité de l’intervention requise dans un pays pour redresser la barre dépasse souvent la capacité de ce pays à intervenir. Sans action solidaire, des interventions nécessaires pourraient être délaissées, menaçant l’Union de dislocation économique, sociale et finalement politique. Last but not least, il est essentiel que les plans de relance soient coordonnés de façon à ce qu’ils apportent leur contribution au Pacte vert européen et que l’urgence de la reprise ne soit pas un prétexte à repousser à plus tard la réponse à l’exigence de la lutte contre le changement climatique.

Dans ce contexte, la gouvernance de la facilité répond à un besoin d’efficacité et d’agilité. Surtout dans la phase de reprise post-Covid, les engagements doivent coller à des besoins inédits, incertains dans leur nature et ampleur et qui peuvent dans l’urgence être mieux identifiés par les niveaux nationaux et même sous-nationaux. Mais cet argument vaut aussi pour beaucoup d’investissements dans la transition écologique qui doivent être identifiés par un processus de bas en haut avec des marges pour des « essais et erreurs ». Ces investissements doivent en outre être accompagnés de mesures réglementaires ou fiscales pour être efficaces. Par exemple, le basculement de la mobilité urbaine vers des modes bas carbone devrait se faire selon les préférences des habitants. Elle serait le résultat d’un ensemble de mesures incluant la nature des infrastructures (les pistes cyclables et/ou bornes de recharge, mais aussi la tarification de transports en commun, la fiscalité sur les énergies fossiles). Pour accélérer l’isolation des logements, des politiques combinant en particulier réglementation, aides financières, renforcement des compétences professionnelles seront nécessaires.

La gouvernance décentralisée des mesures soutenues par la facilité a le potentiel de répondre à l’urgence macroéconomique tout en orientant les politiques soutenues dans la bonne direction grâce au rappel des objectifs stratégiques européens.

Quelles sont les limites de cette facilité?

La première limite est la capacité de faire effectivement évoluer le Semestre européen, et donc les politiques économiques nationales, dans la direction annoncée par la Commission, c’est-à-dire une orientation sur les objectifs de développement soutenable. Il faudra donner un sens et du contenu concret à la communication et aux nouvelles métaphores du Semestre européen, de la « durabilité compétitive » à l’« avantage du pionnier » en passant par la « transition juste ». Et il faudra faire des choix. Cela suppose notamment d’orienter effectivement les politiques économiques sur des indicateurs de déséquilibres qui ne se limitent pas à des indicateurs de déséquilibres financiers comme c’est le cas actuellement pour ceux qui sont décisifs, mais aussi sociaux et environnementaux. Il faudra aussi engager des réformes institutionnelles qui permettront de renforcer les pouvoirs publics, par exemple en matière de fiscalité par le passage à la décision à la majorité qualifiée dans l’Union européenne ; en matière de formation des revenus, par l’adoption d’un dispositif européen de salaires ou revenus minimaux ; et, autre exemple, par une réglementation prudentielle du secteur bancaire qui accélère le désengagement des institutions financières des secteurs dépendant des énergies fossiles. Le fait que le projet de règlement de la facilité prévoit comme premier critère d’évaluation du plan à financer la capacité de « booster la croissance potentielle », un concept fortement contesté, suggère qu’un chemin important reste encore à faire pour que l’ancien paradigme productiviste soit remplacé par celui de la durabilité. 

La deuxième limite consiste en une gouvernance qui s’appuie essentiellement sur un dialogue entre la Commission et les autorités nationales. Le projet de règlement ne prévoit pas de consultation préalable du Parlement européen sur le plan national de reprise et de résilience qui sera le fondement du financement. Il ne prévoit non plus aucune consultation de la société civile ou des partenaires sociaux. On comprend le souci d’éviter un effet « arbre de Noël » où chaque acteur aurait la possibilité de faire passer « sa » priorité. La cohérence et donc l’efficacité du plan pourraient être endommagées. Quelle que soit l’issue des négociations au Parlement et au Conseil sur le projet de règlement, l’efficacité de la mise en œuvre ne pourra cependant que bénéficier d’une part de la prise en compte par la Commission et les autorités nationales de points de vue diversifiés de plusieurs acteurs et, d’autre part, d’une stricte limitation des plans nationaux à des objectifs concrets, précis et spécifiques. Le projet de règlement mériterait d’être rééquilibré dans ces deux dimensions.  

La troisième limite est liée au montant même de la facilité. Le montant en soi ne représente en moyenne qu’un peu moins que 1% du PIB par an pendant trois ans alors que la chute du PIB cette année dans les pays de l’Union est estimée à 8% à 12% selon les pays et que des incertitudes pèsent sur la rapidité de la reprise.

La facilité pourra néanmoins avoir des impacts macro économiquement significatifs dans certains pays parce qu’elle est fortement redistributive. La Commission a utilisé une clé qui assure que le montant maximal du soutien par habitant s’explique pour l’essentiel par l’ampleur de l’impact de la crise et le niveau de revenus par habitant. Pour les pays les plus affectés et au revenu par habitant les plus bas, les transferts pourront s’étaler entre 12 à 14% du PIB sur trois ans. L’Espagne et l’Italie, deux pays fortement affectés, dont le revenu par tête est cependant inférieur, mais proche de la moyenne européenne, pourront disposer de montants permettant d’alléger de façon non négligeable les contraintes qui pèsent sur leurs dépenses publiques.

Cette facilité ne va cependant pas résoudre en soi le problème systémique de la coordination des politiques budgétaires dans la zone euro. 

Les ratios de dette publique vont fortement augmenter dans pratiquement tous les pays, au-delà des limites retenues dans le traité des 3% de déficit courant et de 60% d’endettement en proportion du PIB. Pour le moment, les règles budgétaires du Pacte de stabilité ont été suspendues. Mais cette suspension n’est pas définitive. Et, d’une façon ou d’une autre, les politiques budgétaires sont et seront coordonnées.

Avant la pandémie, la Commission a lancé une consultation sur une réforme des règles budgétaires qui devait se terminer le 30 juin 2020. Elle devra probablement être relancée pour tenir compte de l’expérience actuelle. De nombreuses propositions sont sur la table. La réforme retenue devra en particulier résoudre trois problèmes communément identifiés : 

  • tenir compte d’un contexte macroéconomique profondément changé dans lequel les chiffres retenus il y a plus de trente ans dans le traité n’ont plus de sens d’une point de vue ni économique ni financier ;
  • sortir de l’asymétrie qui fait que les pays déficitaires sont contraints aux restrictions budgétaires, alors que les pays excédentaires ne sont pas tenus à l’expansion budgétaire. C’est non seulement une question d’équité, mais aussi nécessaire pour lever le biais déflationniste des règles actuelles ; 
  • adopter une règle d’or qui reconnaisse pour un montant intangible la priorité absolue à accorder à des dépenses soutenant la transition.

La quatrième limite est liée à la durée de trois ans de la facilité. La transition écologique est un processus de longue haleine qui ira au-delà de 2030. Tous les pays et les investisseurs doivent pouvoir s’y engager avec la plus grande certitude possible sur les capacités de financement à long terme. Or il est peu probable qu’à l’issue de 2024, les divergences réelles entre les pays se soient suffisamment atténuées pour qu’un effort de solidarité ne s’impose pas. La transition écologique est un bien commun de tous les Européens. Chaque pays devrait pouvoir y investir avec une intensité égale. En ce sens, nous avions plaidé dans une note publiée en avril dernier pour un fonds de 2000 milliards d’euros sur sept ans devant aider tous les États membres de l’Union à faire face à la crise économique que nous traversons.  

Le financement de la facilité par un emprunt communautaire peut aussi devenir un facteur d’intégration. Il est légitime comme contribution à la stabilisation macroéconomique à court terme et comme source de financements et d’investissements à haut rendement écologique à long terme. Cet emprunt commun devrait aussi constituer une forte incitation à accroître les ressources propres du budget communautaire, notamment au travers d’impôts spécifiquement européens, comme, par exemple, un impôt sur les sociétés, les transactions financières, une taxe carbone aux frontières, ce qui permettrait d’éviter que l’effort de solidarité se fasse essentiellement par des transferts entre États.

Aux financements ou co-financements de projets d’intérêt commun, comme la protection des frontières extérieures, les programmes de recherche, les infrastructures transfrontalières, le développement régional, la facilité pour la reprise et la résilience ajouterait, sous réserve de maturation, un deuxième pilier fréquent dans les budgets de fédérations d’États : un financement solidaire de dépenses d’intérêt commun, mais mieux identifiées et exécutées dans le cadre de politiques décidées au niveau national ou sous-national. Il manquera encore un troisième pilier : l’expression d’une solidarité interpersonnelle, par exemple, dans un premier temps, sous forme de revenus minimums européens « vieillesse » ou « jeunesse-formation ».

 

Annexe

Sources: Commission européenne – Ameco Data Bank.

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