Le 7 octobre dernier, le Parlement européen a voté en faveur d’un objectif contraignant de baisse de 60% des gaz à effet de serre d’ici 2030. Ollivier Bodin, économiste et membre de Greentervention, revient sur la nécessité d’assurer la cohérence entre cet objectif et les politiques économiques menées au niveau européen et par les États membres. Il plaide ici pour la mise en œuvre du principe de précaution qui conduirait à donner la priorité à la décarbonisation de nos économies.
Le Parlement européen a voté le 7 octobre 2020 en faveur d’un objectif contraignant de baisse d’ici à 2030 de 60% des gaz à effet de serre, un objectif plus ambitieux que la proposition de la Commission (55%) et qui doit encore être validé par le Conseil. Le Parlement fait ainsi siennes les alertes des scientifiques du Groupe intergouvernemental d’experts du changement climatique (GIEC) pour lesquels il existe, dans les tendances actuelles des émissions mondiales, des risques non négligeables de développements catastrophiques et irréversibles pour l’habitabilité de la planète à l’horizon d’une à deux générations. Alors que les conditions d’accès des États à la facilité de soutien à la relance sont en discussion et qu’une réforme des règles budgétaires de Maastricht est à l’ordre du jour, le défi est évidemment d’assurer la cohérence entre cet objectif contraignant et les politiques économiques menées au niveau européen et par les États membres.
Pourquoi cet objectif ? Que se passera-t-il s’il n’est pas atteint? Il est important de ne laisser planer aucune ambiguïté sur ce sujet car les transformations nécessaires seront massives et nécessiteront un engagement de tous les acteurs. La représentation que les acteurs se font individuellement et collectivement des conséquences du changement climatique sur& eux et la société détermine leurs comportements et les politiques qu’ils seront prêts à mener et à consentir pour faire face. Les difficultés rencontrées pour communiquer sur la pandémie en cours et faire adhérer les citoyens aux mesures de sauvegarde sont exemplaires à cet égard. Encore s’agit-il d’un danger immédiat et visible et dont on peut espérer qu’il trouvera une solution dans un délai relativement proche.
Il existe malheureusement une polyphonie – sinon cacophonie – sur ce qu’il faut attendre de la crise climatique. D’un côté, il y a les alertes des scientifiques du GIEC. D’un autre, des économistes tentent d’évaluer, sur base d’observations passées, le « coût » – pertes de PIB, de revenus – annuel des dommages d’une hausse des températures. Les méthodes diffèrent de même que la variable estimée. Et, pour une même méthode, les estimations diffèrent souvent de façon substantielle comme le montre la comparaison publiée par le Réseau des banques centrales pour verdir la finance (NGFS Scenarii, p. 30). Mais les producteurs de ces chiffres énoncent en général tous la même réserve: les chiffres sont probablement, sinon certainement, sous-estimés et, en tout état de cause, sont entachés d’une incertitude radicale. Il en est notamment ainsi pour le chiffre repris par la Commission européenne dans le « rapport de stratégie prospective » (p. 29), adopté le 9 septembre dernier et produit dans le cadre du projet PESETA (p. 59). L’incertitude qui entache les estimations fait qu’elles ne peuvent pas être interprétées de façon probabiliste comme on calculerait le gain attendu en moyenne après avoir joué cent fois à la roulette de casino, avec une déviation vers le haut ou vers le bas suffisamment faible pour être acceptable. Ces chiffres ne peuvent être interprétés que comme un scénario parmi d’autres et n doivent pas masquer la possibilité d’un scénario catastrophe : on ne joue plus alors à la roulette de casino, mais à la roulette russe, ce qui change considérablement la façon d’aborder le jeu.
Les paramètres des modèles économiques ne peuvent être estimés qu’en se fondant sur des observations passées en supposant des relations stables entre les variables. Par construction, les estimations sont incapables de rendre correctement compte d’événements encore inédits et des ruptures structurelles qu’ils peuvent entraîner (voir le rapport de la Banque des règlements internationaux et de la Banque de France, The Green Swan, p. 3, ou le rapport de synthèse du GIEC de 2014, p. 38). Le problème est que ces modèles et les estimations sous-jacentes sont utilisés ou peuvent être utilisés pour légitimer des politiques économiques comme si on jouait à la roulette de casino alors que l’on joue à la roulette russe. Par exemple, William Nordhaus, prix Nobel d’économie pour ses travaux sur le climat, préconise, sur la base d’un modèle macroéconomique, une trajectoire qui stabiliserait la température de la planète à un niveau entre 3°C et 4°C au-dessus du niveau préindustriel alors que les scientifiques du GIEC, spécialistes du climat, mettent clairement en garde contre les risques d’évolutions irréversibles dans cette hypothèse (voir par exemple le rapport spécial du GIEC de 2018 et le rapport déjà mentionné de 2014).
Comme on le sait, ni au niveau mondial, ni européen, nous ne sommes pas sur la trajectoire prévue par l’accord de Paris. Nous sommes en train de jouer collectivement à la roulette russe. Quelle conséquence en tirer pour les principes guidant la politique économique ?
Le principe de précaution nous impose de mener une politique qui donne la priorité à la décarbonisation de nos économies. Malheureusement, il semble que l’Union européenne n’en ait pas encore pris le tournant. Le principe directeur premier des politiques économiques que les États membres sont invités à suivre reste celui qui fait consensus depuis des années : le renforcement du potentiel de croissance. Ceci se reflète dans les discussions au Conseil sur les conditions de mise en oeuvre de la « facilité résilience et reprise » et dans le document de stratégie économique pour 2021, adopté par la Commission le 17 septembre (p. 5). La transition écologique ne vient qu’après le renforcement du potentiel de croissance et seulement sous une forme négative : il suffit que les politiques ne causent pas de préjudice à la transition écologique.
Il ne s’agit pas de prôner la décroissance. Il est vrai qu’une croissance positive des revenus peut être compatible avec la transition écologique. Mais la relation future entre croissance du PIB et transition écologique est une question qui devra occuper les futurs historiens et chercheurs en économie qui pourront identifier les conditions dans lesquelles les deux termes auront été compatibles. Pour les décideurs d’aujourd’hui, l’enjeu est ailleurs. Il porte sur les choix concrets de politique économique. Si l’on applique le principe de précaution, il s’agit d’accélérer les activités qui soutiennent la transition ou sont durablement compatibles avec un économie zéro carbone et la finitude des ressources naturelles, et de pénaliser fortement celles qui ne le sont pas. L’art de la politique est alors de veiller à ce que cette transformation se fasse en renforçant la cohésion politique, sociale et régionale, et non en l’affaiblissant. Des politiques qui soutiennent de façon indifférenciée les activités – donc un renforcement indifférencié du potentiel de croissance – sont plus faciles à concevoir et à mettre en œuvre, mais incompatibles avec le principe de précaution.
Les conséquences du choix de l’un ou l’autre principe directeur, principe de précaution ou renforcement de la croissance potentielle, ne sont pas anodines pour nombre de politiques nationales ou européennes. Pour la politique commerciale, le degré de protection qu’il faut mettre vis-à-vis des pays qui ne respectent pas l’accord de Paris ou sur des biens qui sont produits sans utiliser les meilleures techniques en matière d’émission de CO2 ; pour la discipline budgétaire, l’espace qu’il faut laisser pour des dépenses accélérant la transition ; pour la politique de stabilité financière, la différenciation des ratios prudentiels selon que les activités soutiennent ou non la transition écologique ; pour la politique monétaire, la différenciation des interventions de la banque centrale sur les marchés financiers entre différents actifs ; pour la politique de la concurrence, les règles pour les aides d’État. Et on pourrait multiplier les exemples.
La mise en cohérence de l’objectif de réduction des gaz à effet de serre et de l’orientation donnée aux politiques économiques reste bien à faire. Le principe qui a guidé ces dernières depuis des décennies, à savoir favoriser le jeu des marchés et limiter le plus possible les interventions publiques pour orienter les investissements, doit être revu pour ce qu’il faut bien considérer comme le plus grand échec du marché de tous les temps (The Green Swan, p. 7). Et il doit être revu pour que nous écartions le revolver de notre tempe et que nous cessions de jouer à la roulette russe.