Les Français sont-ils dans l’attente d’une campagne présidentielle portant uniquement sur les questions sécuritaires ? Plus encore, dans quelle mesure les futurs candidats ne doivent-ils pas diversifier leur stratégie quant aux questions qu’ils souhaiteront mettre prioritairement ou non sur le devant de la scène au printemps prochain ? Les données de l’enquête « Fractures françaises », produite annuellement par la Fondation Jean-Jaurès et Ipsos, nous invitent à remettre en perspective cette fausse évidence.
Depuis plusieurs mois, la question de l’insécurité occupe une grande part de l’espace politique médiatique. Le 14 septembre dernier, pour clôturer le Beauvau de la sécurité, Emmanuel Macron a officialisé la mise en place de plusieurs mesures pour lutter contre l’insécurité, avec notamment l’objectif de doubler le nombre de fonctionnaires de police et de gendarmerie sur la voie publique d’ici à dix ans1« Les annonces d’Emmanuel Macron pour conclure le Beauvau de la sécurité », France info, 14 septembre 2021.. Il y a quelques mois, le président avait d’ailleurs déjà fait le constat d’une France de plus en plus violente2Tanguy Hamon, « Insécurité : la violence présente au quotidien », CNews, 3 juin 2021.. Michel Barnier, candidat à l’hypothétique primaire de la droite, a affirmé dans le même temps sur LCI que « le pouvoir n’avait pas pris la mesure de l’insécurité dans le pays »3« “Le pouvoir n’a pas pris la mesure de l’insécurité dans le pays” regrette Michel Barnier », LCI, 1er septembre 2021..Marine Le Pen, comme à son habitude, continue elle aussi à développer son argumentaire sur cette thématique en déclarant que les Français ne pouvaient « plus vivre cernés par la délinquance et dans une telle angoisse ». Quant à la gauche, elle cherche elle aussi à ne pas être en reste sur cet enjeu, le candidat du Parti communiste Fabien Roussel avertissant que « sa gauche ne serait pas laxiste4Tanguy Hamon, « Insécurité : la violence présente au quotidien », op. cit. »..
Dans ces conditions, beaucoup prophétisent déjà que la question de l’insécurité sera le thème majeur de la prochaine présidentielle, le terrain sur lequel se jouera réellement la prochaine élection5Nicolas Celnik, « L’insécurité, inévitable thème des campagnes présidentielles », Libération, 10 juin 2021..
Tout miser sur la sĂ©curitĂ© : une mauvaise lecture des enquĂŞtes d’opinion
Lorsque l’on interroge les Français sur les enjeux qui les préoccupent le plus à titre personnel, la thèse du tout sécuritaire semble d’abord renforcée. Cette année, le niveau de la délinquance est la deuxième question qui préoccupe le plus les Français (42%) et est seulement dépassée par l’enjeu de l’avenir du système social (48%), dans la perspective notamment d’une future réforme des retraites, qui inquiète beaucoup l’opinion. Mais plus encore, on ne peut être que frappé par l’augmentation de cette préoccupation sécuritaire depuis 2019 (+14 points).
Graphique 1 : Évolution des enjeux jugés prioritaires par les Français
Pour autant, une lecture attentive de cette étude montre clairement que quatre enjeux se situent actuellement dans un mouchoir de poche. L’insécurité comme nous le disions, mais également la question environnementale (41%) ainsi que deux thématiques sociales (l’avenir du système social à 46% et la question du pouvoir d’achat à 40%).
Il est également intéressant de constater que ces préoccupations sont assez différentes en fonction de l’âge des Français. Les jeunes n’ont pas les mêmes préoccupations que les citoyens plus âgés et cela se voit clairement au niveau des enjeux jugés ou non prioritaires.
Graphique 2 : Les enjeux jugés prioritaires en fonction de l’âge des Français
Deux éléments sont particulièrement marquants : les préoccupations pour les questions d’insécurité, de délinquance et de terrorisme augmentent significativement avec l’âge, alors qu’elles préoccupent finalement assez peu les jeunes. Seulement 29% des mois de trente-cinq ans sont préoccupés par le niveau de délinquance, c’est 30 points de moins que pour les plus de soixante ans. À l’opposé de cela, l’intérêt porté par les questions environnementales est bien plus important au sein de la nouvelle génération (51%) que chez les 35-59 ans (41%) et que chez les plus de soixante ans (32%).
Construire l’agenda politique
Même si les candidats à une élection présidentielle essayent de développer un programme cohérent sur l’ensemble des sujets auxquels un ou une présidente pourrait être confronté une fois élu, il serait faux de penser que tous les enjeux se valent. En effet, certains partis « possèdent » des enjeux6John R. Petrocik, « Issue Ownership in Presidential Elections, with a 1980 Case Study », American Journal of Political Science, vol. 40, n°3, 1996, pp. 825-850., ils sont jugés beaucoup plus capables que les autres partis de régler ce problème particulier. Par exemple, on estime classiquement que les partis verts possèdent l’enjeu environnemental, quand les partis d’extrême droite possèdent l’enjeu de la sécurité.
Toute la question pour un candidat et pour le parti qu’il représente va donc être de mettre sur l’agenda politique et médiatique l’enjeu pour lequel il est jugé plus compétent que ses concurrents. D’ailleurs, c’est peut-être Éric Zemmour qui, interrogé sur sa future candidature à la présidentielle, résume le mieux ce mécanisme : « Si j’y vais, c’est pas un chien dans un jeu de quilles que je veux être. C’est imposer mon thème, mes thèmes. Je pense que la présidentielle se joue autour d’une idée, d’une question, et qu’il faut imposer sa question et avoir sa réponse7Sur l’émission « On est en direct », France 2, 12 septembre 2021.. Alors, bien sûr, les candidats ne sont pas complètement autonomes dans ce processus : chaque acteur politique essaye d’imposer son thème particulier et se trouve donc dans un rapport de concurrence avec les autres candidats. Par ailleurs, l’agenda médiatique s’impose parfois aux candidats sans qu’ils n’aient leur mot à dire.
Pour autant, une question décisive demeure : quel est pour chaque formation politique l’enjeu ou les quelques enjeux stratégiques à mettre en avant ? À quelles préoccupations doit répondre prioritairement chaque formation politique ?
Les enjeux stratégiques pour chaque formation politique
Afin de déterminer quelle stratégie est la plus pertinente pour chaque formation politique, nous regardons dans la partie suivante les enjeux jugés prioritaires par les Français se déclarant proches de chaque parti politique.
La France insoumise, ou « l’écosocialisme » comme cœur de bataille
Graphique 3 : Les enjeux jugés prioritaires par les proches de La France insoumise
Chez les proches de La France insoumise (LFI), un trio d’enjeux jugés prioritaires ressort de manière assez nette : la montée des inégalités sociales (61%), la protection de l’environnement (57%) et les difficultés en termes de pouvoir d’achat (53%). Deux remarques principales s’imposent à ce niveau. D’une part, LFI « possède » l’enjeu des inégalités sociales tant la préoccupation concernant ce sujet est bien plus importante chez LFI que chez les proches d’autres formations politiques. D’autre part, les proches de LFI tendent à articuler largement les questions économiques aux questions sociales, confirmant le nouveau virage « vert » de cette frange de la gauche radicale opéré depuis près d’une dizaine d’années maintenant8Jean-Luc Mélenchon, 18 thèses pour l’écosocialisme, février 2013..
Le Parti socialiste, parti « attrape-tout » sans force majeure
Graphique 4 : Les enjeux jugés prioritaires par les proches du Parti socialiste
Les proches du Parti socialiste se singularisent par des préoccupations très éclectiques. Aucun enjeu ne se démarque réellement du lot alors qu’en retour, le Parti socialiste est le seul parti analysé où chaque enjeu dépasse la barre des 10%. Le risque avec des préoccupations aussi diverses au sein de son électorat est que le parti ne réussisse finalement réellement jamais à imprimer sa marque sur le débat public et se disperse trop dans son choix d’enjeux qu’il cherche à mettre sur le devant de la scène.
Europe Écologie-Les Verts ou le « tout écologie »
Graphique 5. Les enjeux jugés prioritaires par les proches d’Europe Écologie-Les Verts
Même si les questions économiques et sociales ne sont pas absentes des préoccupations de ses sympathisants, Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) s’impose assez naturellement comme le parti de l’écologie. C’est sans conteste l’enjeu jugé le plus important par les sympathisants de ce parti (66%).
La République en marche et le fameux « en même temps »
Graphique 6 : Les enjeux jugés prioritaires par les proches de La République en marche
Chez les proches du parti présidentiel, un trio d’enjeux se détache assez clairement : l’avenir du système social (58%), le niveau de délinquance (47%) et la protection de l’environnement (48%). Cela confirme finalement qu’Emmanuel Macron aurait tort de ne miser que sur une stratégie « droitisée » en vue de la prochaine élection présidentielle. L’ambition du candidat d’En marche de se présenter comme étant « et de droite et de gauche » devrait encore être d’actualité si l’on regarde le positionnement des proches de son parti.
Les Républicains : la question sociale pas absente de l’équation
Graphique 7 : Les enjeux jugés prioritaires par les proches des Républicains
Les proches du parti de droite se caractĂ©risent par un intĂ©rĂŞt focalisĂ© autour de deux pĂ´les : l’immigration (43%), le terrorisme (35%) et la dĂ©linquance (60%) d’un cĂ´tĂ© et, de l’autre, un pĂ´le plus social avec l’avenir du système social (47%) et les difficultĂ©s en termes de pouvoir d’achat (44%).
Immigration et délinquance chez les proches du Rassemblement national
Graphique 8 : Les enjeux jugés prioritaires par les proches du Rassemblement national
Les proches du Rassemblement national se caractérisent par un positionnement extrêmement clair tant leur intérêt est focalisé autour de deux enjeux : la délinquance (66%) et le niveau de l’immigration (68%). Il est même surprenant de constater à quel point les questions économiques et sociales sont marginalisées par rapport aux questions sociétales.
Conclusion
Cette étude des enjeux jugés les plus importants par les Français croisés avec leur positionnement politique nous incite à plusieurs remarques conclusives.
- Une campagne électorale, et encore plus une campagne présidentielle, consiste en premier lieu pour chaque parti à imposer un agenda politique favorable. Cet agenda politique, même s’il s’établit bien sûr de manière concurrentielle avec les médias et avec les autres candidats, doit idéalement être composé des thèmes jugés les plus importants par les Français, mais, surtout, jugés les plus importants par sa propre famille politique et/ou par celle que le candidat cherche à rassembler.
- Il est faux de penser que la messe est dite et que la prochaine présidentielle devra se jouer sur la question de l’insécurité, voire de l’immigration. D’une part, cet enjeu, s’il est jugé important par les Français, arrive en tête avec d’autres préoccupations sociales et écologiques. D’autre part, il correspond essentiellement aux préoccupations d’un électorat assez âgé. Enfin, cet enjeu est largement possédé par le Rassemblement national. Faire campagne uniquement sur cette question reviendrait à fédérer les proches du RN tout en négligeant des préoccupations centrales dans le reste de l’espace politique. Ou, pour le dire autrement, les autres partis ont tout à y perdre et rien à y gagner.
- Si parfois des familles politiques se caractérisent par des positionnements relativement similaires sur des enjeux de politique publique (c’est typiquement le cas des proches du Parti socialiste et d’EE-LV9Antoine Bristielle, Gauche : l’illusion de l’union ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 février 2021., il est néanmoins frappant de constater que les préoccupations sont largement différentes au sein de chaque famille politique. Si les proches de certains partis attendent parfois des réponses similaires sur des enjeux de politiques publiques, ils sont néanmoins très loin de penser que ces enjeux ont la même priorité.
- 1« Les annonces d’Emmanuel Macron pour conclure le Beauvau de la sécurité », France info, 14 septembre 2021.
- 2Tanguy Hamon, « Insécurité : la violence présente au quotidien », CNews, 3 juin 2021.
- 3« “Le pouvoir n’a pas pris la mesure de l’insécurité dans le pays” regrette Michel Barnier », LCI, 1er septembre 2021.
- 4Tanguy Hamon, « Insécurité : la violence présente au quotidien », op. cit. ».
- 5Nicolas Celnik, « L’insécurité, inévitable thème des campagnes présidentielles », Libération, 10 juin 2021.
- 6John R. Petrocik, « Issue Ownership in Presidential Elections, with a 1980 Case Study », American Journal of Political Science, vol. 40, n°3, 1996, pp. 825-850.
- 7Sur l’émission « On est en direct », France 2, 12 septembre 2021.
- 8Jean-Luc Mélenchon, 18 thèses pour l’écosocialisme, février 2013.
- 9Antoine Bristielle, Gauche : l’illusion de l’union ?, Fondation Jean-Jaurès, 26 février 2021.