La question de l’union de la gauche est devenue un marronnier dans cette partie du spectre politique. Est-ce encore un projet réaliste ? Pour répondre à cette interrogation, Antoine Bristielle a étudié le positionnement politique des électeurs se déclarant proches des trois grands partis de gauche que sont La France insoumise, le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts sur un ensemble d’enjeux qui structurent la compétition politique française.
Ce sont 67% des sympathisants d’Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) qui souhaitent une candidature unique de la gauche en 2022, 78% des proches du Parti socialiste sont également d’accord avec cette idée et même 81% des « insoumis » ! Dans le même temps, une initiative a été lancée par plus de mille personnalités politiques et intellectuelles de gauche telles que Thomas Piketty, Clémentine Autain, Michèle Rubirola, Cyril Dion, Julia Cagé, Guillaume Duval. Baptisé « 2022 (vraiment) en commun », le texte souhaite une convergence des forces de gauche, à partir de la société civile, pour faire face aux problématiques touchant notre société. De son côté, Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, croit également en une candidature commune de la gauche à la présidentielle de 2022. Pour parvenir à cela, une « primaire des idées » permettant de construire un programme commun entre les différentes sensibilités de gauche serait une option envisageable. Benoît Hamon, ancien candidat de La Belle Alliance populaire lors de la précédente élection présidentielle, a également fait part de son souhait d’une union de la gauche en vue de la prochaine élection présidentielle et même si cela devait se faire derrière Jean-Luc Mélenchon. Plus récemment, Najat Vallaud-Belkacem en a appelé à l’union de la gauche, La France insoumise (LFI) comprise.
Depuis le choc du 21 avril 2002 et l’élimination des forces de gauche dès le premier tour de l’élection présidentielle, la question de l’union de la gauche est devenue un marronnier dans cette partie du spectre politique. Ce phénomène s’est encore renforcé depuis la présidentielle de 2017, où le refus des deux principaux candidats de la gauche de faire alliance a abouti à l’absence d’un représentant de la gauche au deuxième tour de l’élection, pour la seconde fois sous la Ve République en moins de vingt ans.
Pourtant, l’éventualité d’une union de la gauche semble avoir été déjà tuée dans l’œuf près d’un an et demi avant le scrutin présidentiel. Fort de ses 7 millions de voix obtenues en 2017 et malgré des résultats décevants aux élections intermédiaires, Jean-Luc Mélenchon, le candidat de La France insoumise, a en effet annoncé sa candidature à la présidentielle. Dans le même temps, Yannick Jadot, tête de liste d’EE-LV aux précédentes élections européennes, ne cache plus ses ambitions personnelles pour 2022, indiquant même qu’il envisageait de ne pas participer à la prochaine primaire écologiste s’il jugeait que celle-ci s’apparentait à une « machine à perdre ». On retrouve les mêmes « intentions présidentielles » chez le maire de Grenoble Éric Piolle. Plus récemment, c’est Arnaud Montebourg, ancien ministre du Redressement productif de François Hollande, qui a multiplié les sorties laissant envisager une future candidature qui ambitionnerait de rassembler « l’arc souverainiste ».
Ces annonces n’ont pas manqué de susciter des critiques acerbes, tant chez de nombreux commentateurs politiques que chez des représentants politiques de gauche. Pour beaucoup, ces volontés de ne pas bâtir l’union de la gauche seraient uniquement mues par des ambitions carriéristes personnelles et non par de la stratégie politique. Les ambitions personnelles et non des divergences de fond irréconciliables expliqueraient le refus de constituer une union de la gauche que les électeurs plébisciteraient. Olivier Faure, dans la foulée de l’annonce de la candidature du leader « insoumis », a notamment fustigé « toutes celles et ceux, qui par leurs aventures personnelles, leurs initiatives individuelles, leurs ambitions égoïstes menacent ce rassemblement possible » et qui contribueraient finalement à « dérouler le tapis rouge à Emmanuel Macron, qui n’en demandait pas tant ».
Pourtant, Jean-Luc Mélenchon se défend largement du fait que son ambition personnelle soit le moteur de son action. Pour lui, vouloir faire l’union de la gauche serait contre-productif tant cela contribuerait à vouloir rassembler des personnes et des idées fondamentalement différentes. L’union se ferait alors au prix d’une sorte de « consensus mou » incapable de séduire grand-monde, à commencer par les abstentionnistes. C’est, au contraire, en proposant une offre plus radicale – et plus solitaire – qu’il serait en mesure d’incarner que l’hypothèse d’un second tour pourrait se dessiner. Il faut d’ailleurs noter que, depuis 2012, Jean-Luc Mélenchon est largement sorti d’une logique d’alliances de partis tel que se présentait par exemple le Front de gauche en rassemblant différents partis de gauche radicale. La création de La France insoumise en février 2016 s’était, en effet, largement inspirée des mouvements populistes latino-américains et du cas de Podemos en Espagne misant sur la constitution d’un axe « peuple-oligarchie » hors du cadre partisan.
Pour Yannick Jadot, c’est également une raison stratégique qui serait à l’origine de son refus d’intégrer La France insoumise à une éventuelle union : une alliance avec le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est impensable en l’état tant les divergences sont « importantes ».
On le voit, les blocages actuels autour d’une union de la gauche peuvent s’expliquer de deux manières totalement différentes. Selon la première hypothèse, les divergences entre les différentes sensibilités de gauche seraient finalement largement dépassables et la construction d’une offre politique commune serait envisageable si elle ne rencontrait pas des obstructions individuelles liées à des ambitions égoïstes et aux blocages des appareils partisans. Selon la seconde hypothèse, l’union de la gauche est chimérique tant les électorats respectifs d’EELV, du Parti socialiste et de LFI seraient idéologiquement profondément différents. Vouloir réaliser l’union ne résisterait pas à l’impossibilité de trouver un consensus entre des sensibilités de gauche « irréconciliables » et, dans ces conditions, la stratégie d’union serait même contre-productive.
Pour répondre à cette interrogation, nous étudions le positionnement politique des électeurs se déclarant proches des trois grands partis de gauche que sont La France insoumise, le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts sur un ensemble d’enjeux qui structurent la compétition politique française. Pour cela, nous avons recours aux données de l’enquête par sondage Fractures françaises, dont le terrain a été réalisé en septembre 2020. Cette comparaison des électorats se fait sur quatre dimensions bien définies : sur la dimension économique et écologique dans un premier temps, puis sur la dimension culturelle dans un deuxième temps, sur la question européenne dans un troisième temps et, enfin, sur la question démocratique.
Deux visions différentes des enjeux économiques
Nous comparons dans un premier temps la position des électeurs se déclarant proches des différents partis de gauche sur les enjeux économiques. Pour ce faire, nous créons une échelle additive synthétisant les positions individuelles en matière de redistribution des richesses, de flexibilité du marché du travail et de niveau d’intervention de l’État social. Il s’agit de sous-dimensions à partir desquelles on peut comprendre les préférences économiques dans l’opinion publique. En agrégeant les réponses individuelles, on peut donc placer chaque électorat sur un continuum de libéralisme économique.
Graphique 1 : Position des différents électorats sur une échelle de libéralisme économique
Lecture : Les Français se déclarant proches de La France insoumise sont beaucoup moins libéraux sur les questions économiques que ne les sont les proches des différents autres partis français.
On constate ainsi que les positionnements au sein de la gauche sont assez différents. Alors que les proches du Parti socialiste et ceux d’Europe Écologie-Les Verts sont alignés sur la plupart des questions économiques, les différences sont assez importantes avec les proches de La France insoumise, ces derniers se situant bien plus à gauche sur ces questions. Prenons, par exemple, la question de la régulation du marché du travail. Seulement 16% des proches de La France insoumise considèrent que, dans les années à venir, il faudrait donner davantage de flexibilité au marché du travail (proposition libérale), alors que ces chiffres sont près de deux fois plus élevés chez les proches du Parti socialiste et d’Europe Écologie-Les Verts (respectivement 28% et 33%). Un différentiel similaire s’observe concernant la question des niveaux de redistribution pour garantir la justice sociale où les proches d’Europe Écologie-Les Verts et du Parti socialiste sont plus modérés sur cette dimension que ne le sont les proches de La France insoumise. Ainsi, la moitié (49%) des proches de La France insoumise sont tout à fait d’accord avec l’idée que « pour rétablir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres », contre seulement 19% des proches du Parti socialiste et 21% des proches d’Europe Écologie-Les Verts. Cela traduit une très forte sensibilité de ces questions de redistribution des richesses parmi La France insoumise, qui est moins partagée au sein du centre-gauche.
Graphique 2. Position des différents électorats concernant la mise en place de mesures en faveur de l’environnement
Lecture : Les Français se déclarant proches d’Europe Écologie-Les Verts sont plus enclins que les autres à ce que le gouvernement prenne des mesures environnementales.
Les questions environnementales mettent également en lumière les fractures existant au niveau de la gauche française. On constate, en effet, qu’Europe Écologie-Les Verts est bien plus avancée sur les questions écologistes que ne le sont le Parti socialiste et La France insoumise. Cette granularité dans le positionnement des différents électeurs de gauche se constate lorsque l’on demande aux individus s’ils sont prêts à ce que le gouvernement encourage des mesures énergiques et rapides pour faire face à l’urgence environnementale « même si cela signifie modifier en profondeur notre mode de vie ». 46% des proches d’Europe Écologie-Les Verts sont d’accord avec cette idée, contre 32% des proches du Parti socialiste et 24% des proches de La France insoumise. Au sein de l’électorat « insoumis », la priorité est clairement donnée à la question économique et non à l’enjeu environnemental, c’est une situation inverse que l’on retrouve au sein de l’électorat d’Europe Écologie-Les Verts.
Ainsi, que ce soit sur la question économique ou sur la question environnementale, il existe des différences importantes entre les trois parties de l’électorat de gauche. Sur les enjeux économiques, La France insoumise se situe clairement plus à gauche que le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts qui sont, eux, parfaitement en phase sur cette dimension. Sur la question environnementale, la situation est encore plus complexe, tant l’électorat des trois formations diffère assez largement sur cette question.
Des convergences sur les valeurs culturelles
Récemment, les relations entre Anne Hidalgo, maire Parti socialiste de Paris, et les écologistes ont été assez houleuses. Alors que la maire de Paris avait proposé qu’un lieu de la capitale porte le nom de Samuel Paty, enseignant décapité par un terroriste islamique, les élus EE-LV s’étaient étonnés de l’empressement socialiste concernant cette décision. Ces critiques n’avaient pas manqué de susciter l’ire de l’édile parisienne allant jusqu’à demander aux écologistes de « clarifier » leur position sur la République. Quelques semaines auparavant, c’était la décision de Jean-Luc Mélenchon de participer à une marche contre l’islamophobie organisée par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui était mal passée dans le reste de la gauche, alors que La France insoumise est souvent critiquée pour de supposées largesses avec l’islamisme politique. Cela laisserait ainsi penser qu’il existe des divisions profondes sur les questions culturelles entre les différentes sensibilités de gauche. Les lignes de fractures sur les questions républicaines (rapport à la laïcité, par exemple) semblent, en effet, plus importantes qu’il y a une dizaine d’années entre les différentes formations politiques, mais les données laissent apparaître qu’il n’existe aucune différence fondamentale au sein des électorats de gauche sur les questions sociétales, comme sur le rapport à l’immigration.
Graphique 3 : Position des différents électorats en faveur de l’immigration
Lecture : Les Français se déclarant proches de La France insoumise sont les plus tolérants sur les questions liées à l’immigration.
Regardons tout d’abord le positionnement moyen des différentes franges de la gauche sur les questions culturelles liées à l’acceptation de l’immigration, un des enjeux qui agite le plus la classe politique. Il apparaît assez clairement que les différents électorats de gauche présentent des positions aussi libérales sur ces questions. Il n’existe pas de différence significative sur les opinions concernant les questions migratoires entre les citoyens se déclarant proches de La France insoumise, du Parti socialiste, d’Europe Écologie-Les Verts (et même de La République en marche). À titre d’exemple, 67% des proches de La France insoumise considèrent que réduire le nombre d’immigrés n’aurait aucune conséquence sur le nombre de chômeurs en France, des chiffres relativement similaires à ce que l’on constate chez les proches d’EE-LV (72%) et du Parti socialiste (75%).
Le libéralisme culturel rassemble bien la gauche plutôt qu’il ne la divise, et cela se constate à nouveau lorsque l’on étudie les positions des différents électorats sur les enjeux portant sur la tolérance à l’égard de l’homosexualité, tels que la PMA pour les femmes célibataires et les couples de femmes homosexuelles et la GPA pour les couples d’hommes homosexuels.
Graphique 4. Position des différents électorats sur les enjeux culturels
Lecture : Les Français se déclarant proches des Républicains sont les moins tolérants sur les enjeux culturels.
Même si, à première vue, les électeurs de La France insoumise apparaissent moins libéraux sur ces questions que les socialistes et les écologistes, la situation est plus complexe qu’elle n’y paraît. Prenons ainsi l’exemple de la PMA pour les femmes célibataires. 65% des proches de La France insoumise y sont favorables, contre 80% des proches du Parti socialiste et 79% des proches d’EE-LV. Néanmoins, lorsque l’on regarde dans le détail, on constate qu’une proportion supérieure des « insoumis » se déclarent « tout à fait » favorables à cette mesure (46%) par rapport aux socialistes (44%) et aux écologistes (37%). Des sensibilités différentes peuvent donc apparaître entre ces électorats mais elles sont, in fine, tout à fait conciliables. C’est un constat similaire que l’on peut faire avec la question du sexisme et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Une immense majorité des proches de La France insoumise (76%), du Parti socialiste (76%) et d’Europe Écologie-Les Verts (85%) sont d’accord pour dire que nous vivons à l’heure actuelle dans une société patriarcale dans laquelle le pouvoir est détenu par les hommes.
Comme le montre une littérature abondante aussi bien en science politique qu’en psychologie politique et sociale, la croyance dans l’autorité, dans l’ordre et dans les vertus des punitions dures mais justes est un des traits qui rassemblent le plus les différentes tendances de droite. Si, à l’origine, l’autoritarisme était, avec le populisme (la croyance en une opposition entre un peuple considéré comme vertueux et des élites corrompues) et le nativisme (l’opposition à toute forme d’immigration et d’influence culturelle étrangère), une caractéristique uniquement d’extrême droite, une jonction s’est peu à peu opérée entre la droite et l’extrême droite sur la dimension autoritaire. Selon cette croyance, sans ordre social « hérité de ses ancêtres et perpétué par les comportements vertueux des citoyens », la société irait à sa perte. Mais si les croyances dans l’autoritarisme sont un trait commun aux différentes franges de la droite – nous l’avons montré dans une précédente note – est-ce que les différents courants de la gauche partagent un refus similaire de l’autoritarisme ? Pour répondre à cette question, nous construisons, toujours à partir des données de l’enquête Fractures françaises, une échelle qui rassemble ces différentes dimensions de l’autoritarisme : la croyance en l’autorité comme « valeur trop critiquée », l’espoir d’un « vrai chef » à la tête de la France pour « remettre de l’ordre » et l’adhésion au principe d’une punition dure mais juste, soit en l’occurrence la peine de mort.
Graphique 5. Position autoritaire des différents électorats
Lecture : Les Français se déclarant proches du Rassemblement national présentent les niveaux d’autoritarisme les plus élevés.
Là encore, nous constatons assez rapidement que les différentes sensibilités de la gauche présentent des positions similaires sur cette échelle de l’autoritarisme et inférieures à la fois aux proches de La République en marche d’un côté et à ceux des Républicains et du Rassemblement national de l’autre. Pourtant, il serait également erroné de dire que les différents électorats de gauche n’ont aucune accointance avec l’autoritarisme : 39% des proches de La France insoumise, du Parti socialiste et d’Europe Écologie-Les Verts pensent ainsi qu’il faudrait rétablir la peine de mort. Certes, ces chiffres sont bien inférieurs à ce que l’on constate dans l’électorat de droite (71% des proches des Républicains sont pour la peine de mort) et d’extrême droite (85% chez les proches du Rassemblement national), mais ils démontrent néanmoins que les préoccupations sécuritaires et la demande d’ordre et de châtiment exemplaires traversent largement le spectre partisan, y compris à gauche.
Nous voyons néanmoins, que ce soit sur les enjeux migratoires, les questions sociétales liées à la PMA, à la GPA et au patriarcat, ou encore sur le rapport à l’autoritarisme, que les différentes sensibilités de gauche font état de positionnements largement similaires. Le libéralisme culturel est un point qui rassemble largement les différentes parties de la gauche.
La pomme de discorde européenne
Les partis de gauche s’affrontent régulièrement sur les enjeux européens, que ce soit sur le niveau d’approfondissement de l’intégration européenne, sur les politiques publiques discutées au niveau européen ou encore sur le cadre budgétaire européen. Si, pour certains commentateurs, l’Europe reste une ligne de conflit qui mobilise principalement les élites politiques et les électeurs les plus intéressés par la politique, l’enjeu européen a largement gagné en saillance auprès du grand public au cours de la dernière décennie. Ce plus fort intérêt et cette politisation des questions européennes au sein de l’électorat se sont produits à la faveur des crises successives auxquelles l’Union européenne a été confrontée (parmi les plus visibles, la crise de la zone euro des années 2011-2013 et la crise migratoire à partir de 2015). En découle une contestation de plus en plus forte du processus d’intégration européenne, animée aussi bien par les forces politiques les plus radicales, qu’elle divise au sein même des partis de gouvernement.
Graphique 6. Position des différents électorats en faveur de l’intégration européenne
Lecture : Les Français se déclarant proches de La République en marche sont davantage pro-européens que les autres.
Nos analyses suggèrent que ces divisions traversent aussi largement l’électorat de gauche et peuvent constituer un obstacle important à un rassemblement sous une bannière commune. Les tentations protectionnistes, voire souverainistes, de La France insoumise apparaissent bien souvent incompatibles avec le fédéralisme assumé d’EELV ou les positionnements pro-européens du Parti socialiste. D’ailleurs, pour beaucoup, c’est la question européenne qui avait constitué le principal point d’achoppement entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, empêchant, in fine, toute alliance au premier tour de la présidentielle de 2017. Alors qu’avec sa stratégie du plan A/plan B, le candidat « insoumis » envisageait la sortie unilatérale des traités européens en cas d’échec des négociations pour refonder la zone euro, cette option était inenvisageable pour Benoît Hamon. Or, force est de constater que ces lignes de fractures demeurent largement au sein de la gauche sur la question européenne.
En effet, comme on le voit sur le graphique 6, les proches du Parti socialiste et d’Europe Écologie-Les Verts présentent un positionnement similaire et largement pro-européen, ce qui est loin d’être le cas chez les proches de La France insoumise, dont l’euroscepticisme les rapproche beaucoup plus d’un parti comme le Rassemblement national. Seulement 41% des « insoumis » pensent que l’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose, contre 70% des socialistes et 67% des écologistes.
Mais, les divergences sur les questions de souverainisme débordent largement la seule question européenne pour concerner également le rapport à la mondialisation. Lorsque l’on demande aux Français s’ils pensent que la mondialisation est davantage une opportunité ou une menace pour la France, les réponses sont partagées au sein des proches du Parti socialiste et d’EE-LV. 46% des premiers et 47% des seconds pensent que la mondialisation représente davantage une opportunité qu’une menace. Mais, à nouveau, les proches de La France insoumise sont beaucoup plus critiques : ils sont seulement 34% à considérer que la mondialisation représente une opportunité pour notre pays.
Une volonté commune de réformer le fonctionnement des institutions
Considérons maintenant la question des institutions politiques sur deux points, la critique des institutions représentatives, d’une part, et l’opportunité d’associer des procédures participatives à la démocratie représentative, d’autre part.
Nous créons tout d’abord une échelle synthétisant la critique dans les institutions politiques actuelles, soit le fait que le système démocratique fonctionne mal et ne permette pas de faire en sorte que les différentes idées soient correctement représentées et également le fait que les représentants politiques agiraient surtout dans leur intérêt personnel et qu’ils seraient corrompus.
Graphique 7. Attitudes des différents électorats concernant les questions institutionnelles
Lecture : Les proches de La France insoumise sont les plus critiques envers le fonctionnement des institutions politiques actuelles.
Comme nous le voyons sur le graphique, les proches de La France insoumise sont beaucoup plus critiques envers les institutions politiques actuelles que ne le sont les proches du Parti socialiste et les proches d’EE-LV. 79% des proches de La France insoumise pensent ainsi que les hommes et les femmes politiques sont corrompus, des chiffres bien supérieurs à ce que l’on retrouve au sein de l’électorat socialiste (46%) et écologiste (58%) plus modéré sur cette dimension. Néanmoins, sur d’autres questions composant l’échelle, nous voyons que les différences entre ces trois franges de la gauche sont davantage des différences de degrés dans un positionnement largement critique envers les institutions politiques actuelles. Si les proches de La France insoumise sont plus enclins à penser que les représentants politiques agissent davantage dans leur propre intérêt que dans l’intérêt des Français que ne le sont les proches du Parti socialiste et les proches d’Europe Écologie-Les Verts, il faut néanmoins bien considérer que ces trois électorats sont extrêmement critiques (87% pour les proches de LFI, 75% pour les proches du Parti socialiste et 78% pour les proches d’EE-LV).
Cette proximité entre les différents électorats de gauche sur la question institutionnelle se remarque également lorsque l’on envisage, dans la lignée de la convention citoyenne sur le climat, d’associer des instruments participatifs à la démocratie représentative. 67% des proches de La France insoumise, 62% des proches du Parti socialiste et 72% des proches d’Europe Écologie-Les Verts pensent qu’il « faut généraliser cette manière de débattre de sujets importants et ne pas laisser seulement les représentants politiques décider ». Ou, pour le dire autrement, les proches des différents partis de gauche sont critiques – certes, dans des degrés divers – envers les institutions politiques actuelles et tous s’accordent également au moins a minima sur une solution associant des mécanismes participatifs aux institutions délégatives actuelles.
Concession, trahison ?
Au niveau de l’électorat, la gauche française est ainsi clairement séparée en deux grandes tendances. Si le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts sont alignés sur la plupart des dimensions, la donne est assez différente avec l’électorat « insoumis ». Certes, sur les questions culturelles et démocratiques, il existe une vraie proximité entre ces trois électorats. Néanmoins, sur la question économique, des divergences entre l’électorat « insoumis », d’une part, et entre les électorats socialistes et écologistes, d’autre part, sont manifestes. Plus encore, lorsque l’on compare le positionnement de ces trois formations de gauche sur les questions économiques aujourd’hui par rapport à 2017, on se rend compte que les divergences sont plus importantes qu’elles ne l’étaient à l’époque, où pourtant l’union n’avait pas été réalisée. Quant à la question de l’Union européenne, elle constitue toujours la pomme de discorde principale entre ces différents électorats.
Graphique 8. Libéralisme économique en fonction du vote au premier tour de la présidentielle de 2017
Lecture : Les électorats de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon étaient parfaitement alignés sur les questions économiques.
Dans ces conditions, l’union de la gauche est-elle impossible ? La première chose à dire est qu’il n’existe que deux tendances au sein de la gauche française et pas trois. À part des querelles d’appareil ou de personnes, tout indique que l’union du bloc « social-écologiste » est absolument faisable si tant est que les principaux leaders du Parti socialiste et d’EE-LV ne soient pas en train de bluffer lorsqu’ils lancent des grands appels à l’union.
Si l’union du Parti socialiste et d’EE-LV est donc tout à fait envisageable, la donne est différente lorsque l’on ajoute La France insoumise à l’équation. Cela ne veut pas dire qu’une union de ces trois formations est sur le papier impossible mais cela signifie que de nombreuses concessions devront être faites de part et d’autre. Ces concessions ne devront ainsi pas seulement porter sur des personnes (ce qui aurait déjà été problématique) mais également sur des idées avec lesquelles ces formations n’ont pas forcément envie de transiger.
Dès lors, devant ces différences, bien réelles, comment imaginer l’union ? De notre point de vue, deux événements pourraient venir à bout des forces qui poussent à la désunion. Le premier événement serait que ces trois formations politiques rentrent dans un processus d’union très en amont de la présidentielle. Les différences sont, en effet, importantes et ne pourront être réglées sur un coin de table à quelques semaines de l’échéance du scrutin. Mais, d’une part, un tel processus de discussion est très loin de se dessiner et, d’autre part, les cartels de partis ne semblent de toute manière plus faire recette au sein d’une population française qui n’a pas hésité à élire en 2017 un candidat soutenu par aucune formation politique historique. Le second événement serait que l’union de la gauche se fasse hors du cadre partisan et qu’au gré des crises sanitaires, économiques, environnementales, sociales et démocratiques que nous sommes en train de traverser un mouvement populaire d’une puissance considérable naisse en transcendant les différents électorats de la gauche et vienne mettre les partis devant leur responsabilité. On le voit, l’union de la gauche nécessiterait un improbable alignement des planètes. Improbable mais pas impossible tant les récentes enquêtes d’opinion laissent penser qu’en l’état et sans union la qualification d’une formation de gauche au second tour de la présidentielle relève de la chimère. À l’heure actuelle, au minimum 13 points séparent un candidat de gauche isolé d’une qualification au second tour de la présidentielle.