Au-delà du budget de la défense : comment renforcer l’influence de la France ?

Alors que le projet de loi de programmation militaire (LPM), débattu au Parlement, fixe le cap de la politique de défense pour 2024-2030, Renaud Bellais, co-directeur de l’Observatoire de la défense de la Fondation, analyse la notion d’influence introduite dans la Revue nationale stratégique de cette année. Selon lui, la France ne pourra étendre sa capacité d’influence qu’en s’impliquant davantage dans les mécanismes européens et internationaux et en faisant émerger une culture militaire commune. Conduire une revue stratégique et penser un modèle d’armée réalisable permettraient également à la France d’asseoir sa crédibilité internationale et d’être le leader de la défense au niveau européen.

La France se pense aujourd’hui comme une « puissance d’équilibres », comme l’affirme la Revue nationale stratégique de 2022. Toutefois, notre politique de défense est-elle adaptée pour atteindre cette ambition ? Il est nécessaire de s’interroger sur la cohérence des approches ainsi que sur l’adéquation des moyens au moment où le projet de loi de programmation militaire (LPM) est débattu au Parlement et devrait fixer le cap de la politique de défense pour la période 2024-2030.

L’influence ne se limite pas à un niveau d’efforts budgétaires, même si ce dernier y contribue grandement. Elle passe surtout par la cohérence de l’action, notamment au sein des organisations européennes et internationales, et par la crédibilité de la France quant au respect de ses engagements. L’influence repose donc sur la combinaison d’un soft power (influence) et d’un hard power (puissance) avec, pour ce dernier, au rôle indirect par rapport aux approches classiques, par la cohérence des moyens au regard des engagements dans les questions de défense. Or, le projet de LPM et les débats qui l’accompagnent suscitent des interrogations dans cette perspective.

Il est intéressant de confronter l’ambition et la capacité d’influence de la France en concentrant notre analyse sur la capacité qu’a notre pays à porter une « Europe de la défense ». Ce terrain est révélateur des marges de progrès pour être un leader effectif dans les relations internationales et donc pour juger de la capacité de notre pays à développer l’influence comme fonction stratégique de sa défense.

Influence, la rançon de l’engagement et de la constance

Dans sa Revue nationale stratégique, la France a choisi de créer une sixième fonction stratégique pour sa défense intitulée « influence », qui reste cependant peu définie. Cette innovation reflète la nécessité de dépasser les approches militaires classiques en élargissant la stratégie de sécurité internationale pour « gagner la guerre avant la guerre », pour reprendre la formule du général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées.

Les événements récents nous font voir la politique d’influence à travers les actions sur l’opinion publique et sur les décideurs publics. Cette stratégie, via la presse et les médias sociaux, s’est fortement développée ces dernières années de la part de la Russie ou de la Chine1Frédéric Charillon, Guerres d’influence. Les États à la conquête des esprits, Paris, Éditions Odile Jacob, 2022., mais elle ne constitue qu’une dimension souvent liée à une phase de crise ou même de conflit. L’influence doit aussi s’envisager dans une approche bien plus large pour devenir non seulement un levier d’action mais aussi une réelle fonction stratégique.

L’influence se construit surtout sur le temps long, tout comme la contre-influence (qui repose en particulier sur la résilience2Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 définit la résilience comme « la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeures, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou tout le moins dans un mode socialement acceptable ». face à une tentative de déstabilisation). Une action massive à court terme est possible pour changer un rapport de forces notamment par des actions de déstabilisation, mais cela ne saurait être suffisant pour que l’influence soit durable et profonde. Celle-ci doit chercher à façonner l’environnement pour qu’il soit réceptif aux projets que nous pourrons porter. Elle requiert donc une action de long terme, en profondeur. De la sorte, l’influence comme fonction stratégique s’inscrit dans un objectif positif et non destructif.

Ainsi, la capacité française à construire une stratégie d’influence sur le long terme en faveur d’une défense européenne plus poussée et résiliente apparaît comme un impératif afin de répondre aux défis géostratégiques actuels. Ce terrain constitue une bonne illustration de l’écart entre les attentes en termes d’influence et les limites des démarches de la France jusqu’à aujourd’hui pour produire cette capacité d’influence.

L’activisme de notre pays en faveur d’une « Europe de la défense » va tout à fait dans le sens d’une recherche d’influence. Ce concept déroute les autres Européens, puisque nous sommes bien loin d’une construction institutionnelle d’une défense commune (nonobstant le fait qu’elle existe de facto via l’Alliance atlantique pour beaucoup d’Européens, mais c’est un autre débat)3« L’autonomie stratégique européenne », NEMROD, 20 avril 2023.. Toutefois, il a l’avantage de poser une ambition en faveur d’une défense européenne par les Européens et pour les Européens.

Ainsi, la France a été à l’origine d’organismes clés pour un renforcement de la sécurité collective en Europe, comme l’état-major de l’Union européenne ou l’Agence européenne de défense. Elle a soutenu la création par la Commission européenne du Fonds européen de défense afin d’accroître les efforts de recherche et développement dans la défense. Le président Macron a aussi souhaité renforcer le dialogue en amont avec l’ensemble des pays européens qui le souhaitent par les projets d’Initiative européenne d’intervention (IEI) et de Communauté politique européenne (CPE).

Toutefois, être force de propositions ne suffit pas. L’influence afin d’aboutir aux objectifs recherchés requiert un engagement réel, à bon niveau et constant dans le temps. Or, les dernières années révèlent que la France ne s’est pas donné les moyens d’atteindre ses objectifs faute d’un niveau adéquat d’engagement. Ceci explique l’écart entre une capacité indéniable d’impulsion et une influence bien moindre qu’espérée.

S’impliquer plus dans les mécanismes européens et internationaux

Le paradoxe de la nouvelle fonction stratégique « influence » mise en avant par la Revue nationale stratégique est qu’elle ne reflète pas tout à fait la réalité de la politique de la France. Outre la contraction du réseau diplomatique dont dispose la France ces dernières années4Voir par exemple le Rapport relatif à la mise en œuvre et au suivi de la réforme des réseaux de l’État et de ses opérateurs à l’étranger, Annexe au projet de loi de finances pour 2022., l’État a tendance à ne pas s’impliquer suffisamment dans les instances internationales, que ce soit à l’ONU, à l’Union européenne ou à l’OTAN, de manière à défendre ses intérêts. Pourtant, un niveau adéquat d’implication est incontournable lors de l’élaboration de politiques communes qui reposent sur une co-construction.

L’influence ne peut pas s’exercer uniquement en fin de parcours, lorsque la décision est portée au plus haut niveau. À ce stade, il est souvent trop tard et donc difficile de changer la finalité ou même les principales orientations d’un projet de politique commune. Or, force est de constater que la France est bien souvent absente ou n’est pas capable de suivre les processus de manière continue à bon niveau pour être en mesure d’en définir pleinement les orientations5Voir, par exemple, Pierre-Henri d’Argenson, « L’influence française à Bruxelles : les voies de la reconquête », Politique étrangère, 2008/4 (hiver), pp. 857-870..

L’influence suppose non seulement d’avoir un siège dans les organisations internationales mais aussi d’être présent et de participer aux discussions qui contribuent à l’élaboration des positions communes, comme c’est parfois le cas à l’OTAN dans des groupes techniques (STANAGs, etc.) ou dans la préparation de livres verts de la Commission européenne. Il s’agit certes d’une démarche lourde et coûteuse, mais elle permet de garantir que les institutions iront dans la bonne direction. Il s’agit donc d’un investissement nécessaire pour acquérir de l’influence et non simplement d’une dépense superfétatoire, comme certains ont tendance à le penser. Sans cela, la capacité d’influence ne peut être que limitée ou construite dans un rapport de forces, qui est contradictoire avec une réelle influence pérenne.

Cette faible implication dans l’élaboration des décisions européennes et internationales peut résulter d’un manque de ressources mais aussi d’une absence de stratégie d’influence qui permettrait d’orienter ces ressources là où elles auraient le plus d’impact. Établir une telle stratégie institutionnelle constitue une nécessité pour accroître l’influence de la France dans la durée, en particulier au sein des institutions européennes.

Contribuer à l’émergence d’une culture militaire commune

Certains chercheurs ou même certains États, l’Allemagne en tête, ont proposé de créer une armée européenne pour résoudre les problèmes de sécurité internationale de l’Union européenne. Si l’idée est séduisante, elle apparaît assez peu réaliste notamment parce qu’elle prend le problème à l’envers. En effet, des initiatives ont été lancées pour créer des forces communes en bilatéral (par exemple, la Brigade franco-allemande) ou en multilatéral (avec les « Battle Groups 1500 »). Toutefois, cela ne fonctionne pas : ces forces n’ont jamais été réellement opérationnelles et, de ce fait, jamais déployées.

Cet échec résulte du fait que nous essayons de faire travailler ensemble des forces venant d’horizons très différents, des doctrines diverses et sans culture militaire commune. Or les armées multinationales ont toujours révélé des faiblesses dues à l’absence d’esprit commun.

L’enjeu ne consiste pas à créer un énième mécanisme pour pallier les limites avérées de ceux qui existent, mais de bâtir les fondements de leur efficacité par le développement d’une culture militaire commune, ce qui nécessite d’engager une action progressive, en profondeur et dans la durée afin de rendre évidents la pertinence et le fonctionnement des outils militaires communs. Cette approche de l’influence n’a été que trop négligée car ses bénéfices ne sont perceptibles que dans le long terme. Toutefois, elle est incontournable pour faire progresser l’environnement vers la direction souhaitée. La défense européenne, telle qu’elle est espérée par la France, éprouvera toujours des difficultés à progresser sans cette forme d’influence.

La France doit établir une feuille de route pour renforcer la culture militaire commune entre Européens. Cet exercice doit reposer sur une vision de long terme adossée à une approche incrémentale et de long terme et non à des actions au coup par coup. L’influence ne peut exister sans un référentiel commun qui donne du sens aux propositions que notre pays peut faire et qui les rend acceptables.

La condition nécessaire pour que l’influence fonctionne est ainsi de poser des bases solides par un investissement de fond. Il y a donc un défi de méthode et de moyens. Toutefois, elle ne saurait suffire : encore faut-il que la France apparaisse crédible par rapport à ses engagements. L’enjeu va donc bien au-delà de la création d’une nouvelle fonction stratégique et de la stratégie associée. L’influence repose in fine sur la globalité des orientations de la politique de défense de notre pays, ce qui soulève des questions bien plus fondamentales.

Politique du non-choix et crédibilité internationale 

L’influence passe également, et certainement avant tout, par le degré de crédibilité d’un pays. Les plus belles initiatives ne servent à rien si elles ne peuvent pas être suivies d’effet. Ceci est tout particulièrement vrai dans la défense pour laquelle la confiance est essentielle entre alliés et partenaires.

La capacité d’influence de la France est aujourd’hui limitée parce sa politique de défense n’apparaît plus crédible au regard de ses ambitions. Ceci résulte d’une divergence croissante entre les objectifs affichés et les moyens militaires réels dont disposent les armées. Cette situation résulte en partie du fait que notre pays n’a en fait pas réussi à abandonner le degré élevé d’ambition défini pendant la guerre froide, en dépit de multiples livres blancs et Revues stratégiques.

Dans les années 1990, Jean-Paul Hébert, expert de la défense à l’EHESS, soulignait déjà que la France avait adopté une politique du non-choix en matière d’effort de défense après la fin de la guerre froide. Le projet actuel de LPM ne se démarque pas vraiment de trois décennies d’incapacité à accepter que, compte tenu des moyens financiers que notre pays peut et souhaite accorder à ses armées, la France ne peut pas espérer avoir un modèle d’armée complet au même niveau que les États-Unis ou la Chine.

Les questions et les commentaires des députés lors des auditions dédiées à l’analyse du projet de LPM6Voir, par exemple celle du 13 avril 2023. permettent de constater que l’incapacité à accepter les moindres renoncements ou à fixer de réelles priorités (en dehors de la dissuasion nucléaire7L’article « L’armement nucléaire, enfant chéri de Macron » de Claude Angeli dans Le Canard enchaîné du 12 avril 2023 résume bien les impacts de cette priorité. qui est l’élément le plus robuste et cohérent de la politique de défense depuis les années 1950). Le risque est alors d’aboutir à une dispersion des moyens sur un spectre très large d’objectifs. Or, il arrive un point à partir duquel vouloir tout faire conduit à l’illusion de pouvoir le faire sans réellement être en capacité de le faire.

Cette politique du non-choix ne dupe pas nos partenaires et alliés, qui ont conscience que la France promet bien plus que ce qu’elle est capable de réaliser… La capacité d’influence de la France dépend toutefois de sa crédibilité. Aujourd’hui, beaucoup de signaux montrent que le compte n’y est plus, comme le révèlent en particulier nos échanges avec des représentants de think tanks d’Europe centrale et orientale ces dernières années.

Il suffit de regarder la réaction des pays européens face à l’agression russe de l’Ukraine. En dépit d’une progression lente et difficile, mais néanmoins réelle, de la défense collective au sein de l’Union européenne, ces pays se sont tournés immédiatement vers Washington, sans la moindre hésitation, et non vers la France ou tout autre pays européens.

Il ne faut pas voir dans cette réaction uniquement une croyance excessive quant à l’implication des États-Unis dans la sécurité du continent européen. Elle reflète aussi et surtout le sentiment qu’aucun pays européen ne peut apporter une telle garantie. Et ceci en dépit des déclarations de l’ensemble des présidents français depuis deux décennies à propos du lien de plus en plus fort entre défense nationale et défense européenne. La divergence entre les déclarations et les actes est telle que même dans le reste de l’Europe, aucun pays n’est prêt à prendre le risque de croire les décideurs français.8Voir, par exemple, cet article d’Annika Hedberg sur le site de l’EPC..

Notre pays n’est pas le seul à faire face à un tel défi. Le Royaume-Uni se trouve dans la même situation. L’ambition de « revenir à l’est de Suez »9La France et le Royaume-Uni ont lancé une opération militaire contre l’Égypte en 1956 pour reprendre le contrôle du canal de Suez. Cette opération a échoué en partie parce que les États-Unis ont refusé d’aider nos deux pays en leur livrant les armements dont ils avaient besoin. Le Royaume-Uni en a tiré la conclusion qu’il devrait réduire ses ambitions internationales en se repliant à l’est de Suez. posée par l’Integrated Review10HM Government, Defence and Security Industrial Strategy: A strategic approach to the UK’s defence and security industrial sectors, Londres, mars 2021. de 2021 apparaît très peu crédible alors que les armées britanniques semblent incapables de répondre à leurs engagements au sein de l’Alliance atlantique. Comment alors pourraient-elles être de nouveau un acteur de premier plan en Indo-Pacifique ? Les commentaires aux États-Unis sur l’Integrated Review apparaissent pour le moins assassins et soulignent à quel point les promesses britanniques semblent intenables11Voir notamment la position de Ben Wallace sur le site du Center for a New American Security..

À y regarder de plus près, le Royaume-Uni et la France semblent frappées du même mal. Anciennes grandes puissances militaires, nos deux pays se pensent à l’aune de l’hyperpuissance américaine. Certes, il n’est pas nécessaire de renoncer à toute ambition, mais celle-ci doit être construite en fonction des moyens que nous pouvons et voulons y consacrer.

Si la France et le Royaume-Uni arrivent à accomplir des choses extraordinaires en termes d’opérations militaires ou de développement d’équipements avec des moyens limités, toute l’ingéniosité européenne ne suffit pas à compenser le fait que nos deux pays dépensent moins du dixième du budget du Pentagone12Selon le Sipri, la France et le Royaume-Uni ont dépensé respectivement 54 et 62 milliards de dollars en 2021 pour leur défense.. Les États-Unis y ont consacré 768 milliards et la Chine 270 milliards. Le maintien d’une large gamme de moyens ne peut donc se faire qu’au détriment d’une épaisseur de ces moyens. De ce fait, quelle crédibilité peut avoir un pays quand il dispose de l’ensemble des capacités mais dans des quantités échantillonnaires ?

Conduire une véritable revue stratégique

La lecture des Livres blancs et Revues stratégiques depuis la fin de la guerre froide montre que ces documents sont de magnifiques exercices de géostratégie, mais ils n’aident pas à apporter une véritable analyse réaliste des enjeux internationaux pour la France ou des ambitions qui sont à sa portée.

La stratégie indo-pacifique est symptomatique de ce rêve français de rester une puissance militaire et diplomatique de premier rang. Toutefois, ce n’est plus le cas pour la France depuis longtemps. Déjà dans les années 1930, la « première armée du monde » éprouvait des difficultés pour conserver son rang. Les choses ne se sont pas arrangées depuis, alors que les représentations semblent avoir peu changé. Cela aboutit à placer la barre à un niveau inatteignable, budgétairement et même humainement.

En août et septembre 2022, l’armée de l’air et de l’espace a effectué une mission de « projection de puissance » en Indo-Pacifique. La prouesse était exceptionnelle : en soixante-douze heures, trois Rafale, deux avions ravitailleurs et un avion de transport ont rallié la Nouvelle-Calédonie depuis la métropole. Cependant, une réelle implication dans cette région nécessiterait d’y disposer de Rafale en permanence… Que valent trois Rafale dans un espace projeté depuis la France où la Chine peut aligner plus de 3 000 avions de chasse ? Les compétences exceptionnelles de nos soldats ne suffisent pas quand les moyens ne sont pas à l’échelle des objectifs.

Vouloir devenir un acteur de premier rang en Indo-Pacifique apparaît donc comme un doux rêve alors que les moyens militaires sont plus faibles qu’il y a un siècle, ce qui vaut également pour le Royaume-Uni. Ceci pose donc la question des régions prioritaires ou non pour la sécurité de notre pays. Si les États-Unis ne sont plus capables d’être les gendarmes du monde, pourquoi notre pays le pourrait-il ?

Malheureusement, les Livres blancs et Revues stratégiques ont souvent consisté à ajuster le modèle d’armée existant pour en assurer la viabilité. Ils ont en outre été préparés dans l’urgence pour fixer une nouvelle orientation politique en termes d’effort budgétaire et d’ambitions militaires. Une réelle Revue stratégique en profondeur est nécessaire mais elle ne peut pas être confiée aux ministères des Armées et des Affaires étrangères. Ces derniers peuvent en décliner les possibilités et les modalités, mais leur rôle n’est pas d’en fixer les directions.

Cette tâche revient aux décideurs politiques, en particulier au Parlement qui peut conduire des réflexions de fond, contrairement à l’exécutif qui est absorbé par l’urgence des dossiers en cours. Il est donc impératif que régulièrement un exercice de cadrage des orientations de la défense soit réalisé pour assurer la cohérence de la politique de sécurité internationale de la France. Plus ce cadrage géostratégique sera réaliste en termes d’objectifs et de moyens, plus il sera crédible pour nos alliés.

Penser un modèle d’armée réalisable

La sécurité de notre pays repose sur le triptyque Revue stratégique / modèle d’armée / LPM. La Revue stratégique identifie les menaces et les objectifs fixés aux armées. Le modèle d’armée découle des missions et opérations que nos forces doivent être en mesure d’accomplir. La LPM établit les ressources budgétaires permettant de mettre en œuvre ce modèle d’armée.

Jusqu’à présent, la France a toujours réaffirmé sa volonté d’avoir un modèle d’armée complet. Cependant, notre pays a de plus en plus de mal à atteindre cette complétude… Cela nécessiterait certainement d’accroître très massivement les efforts de défense, à l’instar du choix fait par la Pologne d’augmenter ses dépenses militaires à 4% du PIB en 2030 (à comparer aux 1,9% aujourd’hui pour la France et aux 2,4% certainement en 2030).

Repenser ce que doit être notre modèle d’armée est impératif pour éviter l’étirement excessif des ressources sur un trop grand nombre d’objectifs et un niveau inatteignable de performances militaires. Ceci est d’autant plus important aujourd’hui qu’il ne s’agit plus de préserver des compétences militaires dans l’hypothèse très théorique d’un conflit majeur entre États pour lequel la France devrait agir seule, mais de retrouver :

  • une crédibilité qui dissuade un agresseur bien réel de tenter une attaque contre les intérêts de la France ;
  • une crédibilité qui convainc nos alliés que nous tiendrons nos promesses.

De plus, le modèle d’armée est un étalon pour les décideurs politiques afin de définir les ambitions internationales qui sont possibles et réalisables. En entretenant l’illusion d’un modèle d’armée complet, même à un horizon distant, les armées ne font que nourrir des ambitions inatteignables pour les décideurs politiques, ce qui conduit à une gestion impossible des efforts de défense.

Il est important de réfléchir sérieusement à un modèle d’armée atteignable par la France non en le construisant par différentiel avec le modèle théorique actuel ou par rapport aux moyens réellement disponibles, mais par une analyse réaliste de ce que les armées peuvent faire aujourd’hui en tenant compte de leurs effectifs, de leurs équipements et de l’horizon géographique de projection de forces.

Le véritable enjeu : être leader de la défense européenne

La France a été un moteur indéniable de la construction d’une défense collective en Europe depuis deux décennies. Cet horizon continental n’est pas cependant au cœur de la construction de la stratégie internationale de notre pays, qui a conservé l’ambition expéditionnaire, posée dès le Livre blanc de 1994, ou même globale à la lecture de la stratégie indo-pacifique. Il est certainement temps de se poser la bonne question : la France ne doit-elle pas consolider avant tout la défense de son territoire national et son rôle de puissance militaire en Europe et pour la défense de l’Europe ?

Être trop ambitieux conduit souvent à n’obtenir que des résultats insatisfaisants, donc décevants. Un repli stratégique semble nécessaire pour consolider notre outil de défense afin d’en assurer la crédibilité. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas être ambitieux. Toutefois, à moins de décupler les dépenses militaires, il semble irréaliste de prendre la politique de défense américaine ou chinoise comme point de comparaison. D’ailleurs, serait-ce pertinent ? La France veut-elle absolument se positionner comme une grande puissance militaire ? Et si oui, à quelles fins ?

Ceci ne correspondrait pas à une vision progressiste de la défense, dont l’ultime finalité est d’assurer la paix et la sécurité en Europe et dans le monde. Les forces de gauche ont donc un rôle éminent à jouer pour réaligner le débat sur la politique de sécurité internationale avec les valeurs qui sont les nôtres.

Dans cette optique, participer à une Europe plus forte pour protéger ses citoyens et leur bien-être apparaît comme un objectif raisonnable et souhaitable. Une fois cet objectif accompli, il sera envisageable de convaincre les autres pays européens qu’une défense collective forte, par les Européens pour les Européens, est souhaitable et réalisable en s’adossant à un socle français crédible et, de ce fait, structurant pour faire de l’Union européenne une puissance militaire de premier rang dans le monde, capable de contribuer à la paix et à la stabilité.

  • 1
    Frédéric Charillon, Guerres d’influence. Les États à la conquête des esprits, Paris, Éditions Odile Jacob, 2022.
  • 2
    Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 définit la résilience comme « la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeures, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou tout le moins dans un mode socialement acceptable ».
  • 3
    « L’autonomie stratégique européenne », NEMROD, 20 avril 2023.
  • 4
  • 5
    Voir, par exemple, Pierre-Henri d’Argenson, « L’influence française à Bruxelles : les voies de la reconquête », Politique étrangère, 2008/4 (hiver), pp. 857-870.
  • 6
    Voir, par exemple celle du 13 avril 2023.
  • 7
    L’article « L’armement nucléaire, enfant chéri de Macron » de Claude Angeli dans Le Canard enchaîné du 12 avril 2023 résume bien les impacts de cette priorité.
  • 8
    Voir, par exemple, cet article d’Annika Hedberg sur le site de l’EPC.
  • 9
    La France et le Royaume-Uni ont lancé une opération militaire contre l’Égypte en 1956 pour reprendre le contrôle du canal de Suez. Cette opération a échoué en partie parce que les États-Unis ont refusé d’aider nos deux pays en leur livrant les armements dont ils avaient besoin. Le Royaume-Uni en a tiré la conclusion qu’il devrait réduire ses ambitions internationales en se repliant à l’est de Suez.
  • 10
    HM Government, Defence and Security Industrial Strategy: A strategic approach to the UK’s defence and security industrial sectors, Londres, mars 2021.
  • 11
    Voir notamment la position de Ben Wallace sur le site du Center for a New American Security.
  • 12
    Selon le Sipri, la France et le Royaume-Uni ont dépensé respectivement 54 et 62 milliards de dollars en 2021 pour leur défense.

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