Analyse d’une fin de cycle électoral

Les suites de la dernière élection présidentielle sont caractéristiques d’une scène politique loin d’être stabilisée et la restructuration de la vie politique n’en est qu’à ses débuts. Analysant de manière extrêmement fine le détail des résultats des élections législatives de juin 2022, au plus près des circonscriptions, Émeric Bréhier et Sébastien Roy en tirent les conséquences pour chaque force politique.

Le cycle électoral débuté en 2017 s’achève à l’issue de ces élections législatives des 12 et 19 juin 2022. Cinq ans après une promesse de profonde rénovation démocratique, force est de constater que La République en marche (LREM) n’est pas parvenue à construire un « nouveau monde ». Elle a été, à l’inverse, un formidable instrument d’explosion d’un « ancien monde » incapable de renouveler ses fondements idéologiques, mais aussi ses pratiques et ses organisations. À cette aune, les suites de la dernière élection présidentielle sont caractéristiques d’une scène politique dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est bien loin d’être un tant soit peu stabilisée. La restructuration de la vie politique française, loin d’être achevée à la suite de la déflagration de 2017, n’en est toujours qu’à ses prolégomènes. Second élément méritant d’être mis en exergue, l’échec du camp présidentiel à obtenir une majorité claire et nette. Alors même que l’automaticité de celle-ci était jusqu’à présent relativement admise, force est de constater que la capacité d’entraînement de l’élection présidentielle de 2022 n’a pas été présente. Conséquence du calendrier électoral ou des choix tactiques du camp présidentiel face à une opposition de gauche rassemblée et d’un Rassemblement national (RN) plus que jamais puissant ? Conséquence d’une réélection pour la première fois d’un président de la République depuis l’instauration du quinquennat1Relevons à cet égard que, contrairement à ce qu’a affirmé Jean-Luc Mélenchon, ce n’est pas la première fois sous la Ve République qu’un président de la République ne parvient pas à obtenir une majorité absolue : ce fut le cas de François Mitterrand en 1988. Ce qui n’a pas empêché les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy de « déterminer et conduire la politique de la Nation ». ?

Une élection législative se déroule en deux temps : un vainqueur ne saurait être désigné à l’issue du premier tour, puisque l’objectif politique pour le camp présidentiel est d’obtenir une majorité si possible absolue, lorsque celui de son, ou de ses, opposition(s) est bien de l’en empêcher, voire d’être majoritaire au sein de l’Assemblée nationale. Les déclarations victorieuses au soir du premier tour avaient ainsi, de part et d’autre, comme un goût fort prononcé d’éléments de langage qui ne grandissent pas leurs auteurs ; la bataille politique et la présence médiatique n’interdisent pas le sens de la mesure.

Ce qui a frappé tout d’abord à l’occasion de ces élections législatives, c’est, à raison, l’abstention qui, une fois de plus, se confirme. Si celle-ci fut, au second tour, un peu moins forte qu’il y a cinq ans, elle dépasse néanmoins allègrement les 50% et devient à l’évidence un mal endémique de notre démocratie parlementaire. Une fois encore, à l’issue de ce cycle électoral, force est de constater que les Françaises et les Français votent bien plus à l’élection présidentielle qu’à l’occasion d’aucun autre scrutin. Si le mal est profond et induit une remise en cause de notre fonctionnement démocratique en attaquant la légitimité des élus, il n’en demeure pas moins que les acteurs de la vie publique peuvent s’autoriser à réfléchir calmement et sereinement à différentes mesures d’ordre technique permettant de lutter contre la mal-inscription électorale, et en assouplissant les règles de participation qui peuvent par ailleurs exister, parfois depuis de longues années, dans d’autres pays sans que cela n’ait jamais mis en cause la sincérité du scrutin : vote par anticipation, vote électronique, vote par correspondance, etc., les mesures sont connues. Reste à trouver la volonté politique, la capacité au compromis et à lever des réticences partagées dans toutes les familles politiques. On relèvera également le nombre extrêmement important de bulletins nuls ou blancs, avec parfois des scores cumulés de plus de 10% dans certaines circonscriptions, particulièrement au second tour.

Toutefois, à l’issue du premier tour, plusieurs remarques pouvaient d’ores et déjà être avancées.

Marques déposées versus implantations locales

En premier lieu, et ce n’est pas une nouveauté tant les exemples abondent dans l’histoire électorale récente ou non : les marques déposées l’emportent très largement sur les implantations locales. Certes, durant de longues années, la force des « marques » s’arrimait à des candidats disposant d’une implantation locale importante. Le cursus du député était souvent celui d’un militant ayant accédé au fil du temps à des mandats locaux : conseiller municipal, maire, conseiller départemental ou régional. Rares étaient celles et ceux ne disposant d’aucun mandat territorial et parvenant à être élu. Bien sûr, cela pouvait advenir, notamment à l’occasion de stratégies d’implantations – les fameux parachutages – mises en œuvre par des partis politiques structurés et puissants. Déjà, à l’occasion des élections législatives de 2017, cette tradition avait été mise à mal avec l’élection de nombreux candidats LREM, comme La France insoumise (LFI) d’ailleurs, ne disposant pas, pour une grande majorité d’entre eux, de ce viatique local. Cette réalité d’une déconnexion entre l’implantation locale et le succès, au moins relatif, à des élections nationales se vérifie une fois encore à l’occasion du premier tour de ces élections législatives. Nombreux sont les candidats qualifiés, de quelque bord que ce soit, à ne disposer comme viatique que de l’étiquette au nom de laquelle ils se présentent. Les résultats du second tour ont conforté cette réalité : il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les résultats de candidates et candidats du RN ou, dans une moindre mesure, de LFI. Tout ceci n’est cependant pas indécent dans la mesure où les élections législatives sont bel et bien des élections nationales. Cela ne signifie pas pour autant que des candidats bien implantés dans leur circonscription ne parviennent pas à réaliser des scores tout à fait honorables, voire à être élus, grâce justement à cet ancrage local. Les scores obtenus, bien souvent des candidatures de socialistes dissidents, ou à plus forte raison des députés Les Républicains (LR) sortants, montrent justement cette force et les limites de cet ancrage local.

Les dissidences : un impair et passe

À cet égard, l’échec patent des dissidents socialistes sur l’ensemble des circonscriptions où ils se sont présentés est significatif. Tous, ou presque, disposaient d’une légitimité électorale locale forte, souvent par ailleurs appuyée par des responsables politiques locaux implantés et reconnus. Que ce soit en Dordogne, dans l’Hérault, la Sarthe, les Côtes-d’Armor, le Bas-Rhin, le Rhône, le Pas-de-Calais, force est de constater que l’échec est là, au-delà de quelques beaux scores, voire de quelques qualifications. Ainsi, au-delà des 6 dissidents qualifiés pour le second tour (dont 5 l’emportèrent finalement, ce qui, reconnaissons-le, constitue un bon ratio…), relevons parmi d’autres les scores tout à fait honorables de Rémi Branco (16,72%) dans la 4601, de Xavier Perrin (12,34%) dans la 4408, de Pierre Courbon (21,92%) dans la 4201, d’Aurélien Manenc (15,72%) dans la 3405, de Christophe Cathus (14,68%) dans la 2402, de Laurent Ughetto (13,21%) dans la 0703, etc. On notera, en revanche, que de telles dissidences lorsqu’elles passent le premier tour sont gagnantes. Le seul socialiste dissident qualifié au second et non élu le fut dans le cas d’une triangulaire. Un constat similaire doit être dressé en ce qui concerne l’ensemble des dissidents de la coalition présidentielle. Si, dans certaines circonscriptions, cela permet au candidat investi de disposer d’un peu de réserves de voix, il n’empêche que, dans quelques autres, cela a conduit à l’élimination du représentant d’Ensemble !, comme dans la 3e circonscription mosellane où le député sortant Richard Lioger ne parvient pas à se qualifier pour le second tour, empêché par une dissidence issue d’Horizons.

L’absence de triangulaire ou le talon d’Achille de la majorité

Troisième élément méritant notre attention, le très faible nombre de triangulaires. Rappelons les règles : pour être qualifié au second tour d’une élection législative, il faut soit parvenir dans les deux premiers, soit réunir sur son nom 12,5% des inscrits. Cette seconde possibilité est d’autant plus difficile à obtenir pour des candidats que le taux de participation est faible. Le niveau jamais atteint pour une élection législative de l’abstention le 12 juin dernier a, à l’évidence, conduit à une raréfaction de ces situations politiques qui, par le passé, avaient pu jouer leur rôle dans les résultats du second tour. Il y a donc 8 triangulaires : 5 opposants les candidats Ensemble ! (ENS), Nupes et RN en Dordogne (3e), le Lot-et-Garonne (les 2e et 3e), le Tarn (2e) et la Nièvre (2e), 1 ceux d’Ensemble !, la Nupes et 1 socialiste dissident dans le Lot (2e), et 2 ceux d’Ensemble !, la Nupes et LR dans les Hauts-de-Seine (2e et 3e). On peut émettre aisément l’hypothèse qu’avec un peu plus de participation électorale le nombre de triangulaires aurait singulièrement augmenté. Or, nous constatons que sur les 5 triangulaires opposant Nupes-ENS-RN, la majorité présidentielle en rapporte 3 et 1 sur les trois autres. Il n’est donc pas impossible d’envisager que des résultats serrés au second tour le 19 juin dernier aient pu être bien différents dans le cadre de triangulaires.  

Les résultats du premier tour sont de nature diverse pour les partis ou coalitions électorales qui se sont présentées à nos suffrages.

Quand le meilleur candidat du premier tour devient un handicap pour le troisième

La coalition présidentielle subit un revers non pas définitif, mais suffisamment sérieux pour jeter le trouble. Revers par rapport à la tradition d’abord, puisque d’ordinaire la majorité présidentielle profitait d’une dynamique politique lui permettant d’accroître ses résultats électoraux à l’occasion des législatives. Dans le cas présent, c’est bien l’inverse qui s’est produit. D’abord en nombre de voix, puisque ce sont près de 4 millions qui ont manqué par rapport au résultat du premier tour de la présidentielle. Différentiel qui s’explique évidemment par la progression de l’abstention, mais également par la relative bonne tenue des candidates et candidats de la droite républicaine qui ont, par rapport au score de Valérie Pécresse, gagné plus de 1,3 million de voix. Preuve si l’en était besoin que le vote utile avait fonctionné à plein le 10 avril dernier. Mais plus embêtant, la diminution est également en pourcentage avec une baisse de plus de deux points pour le camp présidentiel. Enfin, nombre de députés de la majorité présidentielle sont éliminés dès le premier tour. Certains en raison de dissidence, d’autres en raison de la dynamique de la coalition électorale de la Nupes, d’autres enfin par un manque d’ancrage criant d’autant plus nécessaire en temps de bataille politique rude. Sur les 66 députés sortants se représentant éliminés dès le premier tour, 31 sont issus des différentes familles politiques regroupées sous la bannière d’Ensemble !. Finalement, ce sont 416 candidats de la coalition qui sont qualifiés lorsque 139 sont au « tapis ».

La Nupes, un Rafale au premier tour, un Fouga Magister au second

Le bloc aggloméré par le coup de génie tactique de Jean-Luc Mélenchon, quant à lui, apparaît comme le grand vainqueur du premier tour. Indéniablement, l’objectif poursuivi est alors particulièrement atteint. En regroupant sous sa bannière, et au-delà des contorsions doctrinales des uns et des autres, l’ensemble des formations de gauche concurrentes qui étaient encore quelques semaines auparavant vouées aux gémonies, le leader de La France insoumise a créé une indéniable dynamique politique permettant à 384 de ses candidats de se qualifier pour le second tour, lorsque 179 autres restent sur le carreau et que 4 sont élus au soir du premier tour. La performance est réelle et tranche avec les résultats de 2017. Cette réussite, pour réelle qu’elle soit, ne saurait néanmoins cacher quelques éléments moins flatteurs. D’abord, là aussi, la coalition a perdu des voix par rapport au premier tour de la présidentielle : plus de 4,8 millions de voix si l’on additionne les voix obtenues par Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Fabien Roussel et Jean-Luc Mélenchon. On doit également relever que seuls 43% des sympathisants socialistes disent avoir voté pour des candidats de la Nupes (18% pour des candidats DVG et 24% pour des candidats Ensemble !), et 52% des sympathisants d’Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) (9% pour des candidats DVG, 11% pour des candidats divers écologistes et 9% pour d’autres issus d’Ensemble !). Toutefois, la bonne nouvelle pour le pari stratégique de Jean-Luc Mélenchon est que 85% de ses électeurs du 10 avril s’étant rendus aux urnes le 12 juin ont voté pour les candidats de la Nupes. Le hold-up sur les 22% de ses électeurs du premier tour de la présidentielle, marqués par un fort « vote efficace », est parfaitement maîtrisé. Cela pourra avoir des conséquences pour la suite.

Europe, Ganymède et Io, quand les satellites de Jupiter sont bien payés

Dans ce cadre, les objectifs poursuivis par les trois autres partis membres de la coalition semblent être atteints. Le Parti communiste (PC) comme le Parti socialiste au soir du premier tour sont en mesure de sauver leurs députés sortants, avec même quelques conquêtes pour ce dernier : dans l’Aude (1re), les Bouches-du-Rhône (13e), l’Eure (4e), le Gard (4e), la Gironde (6e), l’Ille-et-Vilaine (5e), le Nord (11e), l’Essonne (6e avec Jérôme Guedj), la Seine-Saint-Denis (8e), voire les Pyrénées-Atlantiques (4e). Quant au PC, il pouvait espérer récupérer trois nouvelles circonscriptions, dont la 3e du Pas-de-Calais et la 2e du Cher (avec Nicolas Sansu). Quant à EE-LV, outre la possibilité de créer leur groupe, il devait être en mesure de transformer l’essai des dernières municipales, notamment à Bordeaux, Nantes ou Lyon, et avoir quelques belles conquêtes dans des terres a priori moins propices. À relever, à cet égard, la qualification de leur candidat au second tour dans l’ancienne circonscription de Guillaume Larrivé (LR). Relevons enfin que si, comme nous l’avons vu plus haut, les candidatures dissidentes n’ont pour la plupart guère performé en dépit de quelques beaux scores, il n’en reste pas moins qu’une dizaine de candidats DVG ou Parti socialiste dissidents, ou ayant clairement refusé l’accord de la Nupes (comme David Habib dans les Pyrénées-Atlantiques), pouvaient espérer l’emporter le dimanche 19 juin.

LR, retour à la campagne

Le résultat des urnes le 12 juin au soir peut sembler bien plus cruel pour les représentants des Républicains. Ils payent là leur isolement stratégique, pris entre le « marteau » Macron et « l’enclume » RN. Bien sûr, on l’a vu, le nombre de voix obtenues par leurs candidats est en progression par rapport à la présidentielle. Ce qui constitue bien évidemment une performance, relative, dans un contexte de forte abstention. Toutefois, cette tenue bien meilleure que le 10 avril n’empêche pas plus d’une vingtaine de députés LR sortants de chuter dès le premier tour, parmi lesquels, outre Guillaume Larrivé, Sébastien Huyghe dans le Nord ou Julien Aubert dans le Vaucluse. Ainsi l’alliance LR et UDI ne sera-t-elle présente que dans 76 circonscriptions au second tour. Dans 22 d’entre elles, LR-UDI affrontera la Nupes, dans 18 Ensemble !, et dans 28 le RN et dans 2 il sera dans des triangulaires face à Ensemble ! et la Nupes. Performance très faible pour une coalition électorale qui, outre leur nombre de députés sortants, dispose de la présidence du Sénat et préside aux destinées des deux tiers des départements et de très nombreuses villes moyennes. Leur performance électorale lors des dernières municipales, départementales et régionales est décidément bien loin. On relèvera également que rares seront les futurs députés LR à disposer d’une aura importante au sein du parti, sinon Éric Ciotti dans les Alpes-Maritimes, Annie Genevard dans le Doubs ou Aurélien Pradié dans le Lot. On pourra également relever que, dans l’ancienne circonscription de Jean-François Copé, c’est bien un duel entre une candidate de la Nupes et le RN que les électeurs devront trancher, lorsque dans l’ancienne de Christian Jacob, la candidate LR est en ballottage délicat face au RN.

Le RN fait tapis, dans l’ombre…

Le RN, lui, continue à passer sous les radars tout en poursuivant sa progression. Bien sûr, par rapport au premier tour de l’élection présidentielle, il a perdu là aussi près de 4 millions de voix. Mais force est de constater que, par rapport aux législatives de 2017, il en gagne plus d’un million, sans oublier qu’il fut nouvellement concurrencé par Reconquête !, et toujours par quelques candidats de Debout la France ou des Patriotes. Le bloc de l’extrême droite est donc plus que jamais en progression. Sans que cela ne semble émouvoir beaucoup, tant les uns et les autres sont focalisés sur d’autres oppositions politiques. Le soir du 12 juin, ce sont 208 candidats du RN qui se qualifièrent pour le second tour. Certes moitié moins que pour Ensemble ! et beaucoup moins que pour la Nupes, mais quasiment trois fois plus que pour Les Républicains. C’est 88 qualifications de plus qu’en 2017. La progression est donc bel et bien réelle. Et pour la première fois dans maintes circonscriptions, des réserves issues de Reconquête !, voire chez des LR lorsque le second tour les oppose à des candidats de la Nupes, existent. Cela change indéniablement la donne. La question au soir du 12 juin n’était pas tant de savoir si le RN obtiendrait, enfin, son groupe parlementaire, mais de quelle ampleur allait être celui-ci.

Reconquête !, un Zemmour à la sauce Mégret

Enfin, le premier tour des législatives a sans doute constitué le dernier épisode électoral de Reconquête !. Outre les défaites symboliques de Guillaume Peltier et Éric Zemmour, c’est bien le fait qu’aucun des 550 candidats présentés puissent se maintenir au second tour qui signifie l’échec (provisoire ?) de cette tentative politique qui avait obtenu 7,05% des suffrages le 10 avril. Ce n’est assurément pas la première fois dans la longue histoire de l‘extrême droite française qu’une scission la secoue. L’une des dernières, et plus puissante en date, celle imaginée et conduite par Bruno Mégret avait en son temps connu un destin similaire à celui de Reconquête !. Toutefois, nul ne peut songer que le discours sur « l’union des droites » ne continue pas à perturber le jeu stratégique des uns (les LR) comme des autres (le RN). Cela constituera assurément l’un des éléments les plus importants de la prochaine restructuration du paysage politique français.

À l’école des faibles, tout le monde a perdu sauf un

Au soir du second tour, on pouvait relever, pour l’essentiel, 274 duels entre Ensemble ! et la Nupes, 102 entre la coalition présidentielle et le Rassemblement national, et 60 entre ce dernier et la coalition regroupée autour de Jean-Luc Mélenchon. Quant aux Républicains, ils étaient confrontés dans 17 cas à Ensemble !, dans 22 à la Nupes et dans 25 au RN. Si Ensemble ! remporte 65% de ses duels avec la Nupes, elle ne l’emporte que dans un peu plus de 50% de ses affrontements avec le RN, et dans 35% de ses batailles contre Les Républicains. Quant à la Nupes, elle perd tous ses duels face aux LR, et ne remporte que moins de la moitié de ceux face au RN. Cette capacité des Républicains à performer au second tour explicite en grande partie leurs résultats bien meilleurs que le premier ne pouvait le supposer.

Chaos technique au quatrième round

Au soir du second tour, le résultat est limpide pour la coalition présidentielle. Il s’agit d’un échec cuisant pour une majorité tout juste confirmée dans les urnes quelques semaines plus tôt. Non seulement la majorité absolue n’est pas atteinte, et de loin, mais qui plus est les groupes partenaires du MoDem et d’Horizons voient leurs capacités d’influence préservées, voire renforcées. En prenant en compte les étiquettes telles que recensées par le journal Le Monde, on constate que la majorité présidentielle disposerait de 250 députés dont 171 Renaissance (dont les députés Agir et Territoires de progrès), 48 MoDem et 31 Horizons. Tout ceci pourrait évidemment évoluer tant les appartenances partidaires peuvent connaître quelques fluctuations. Et plus encore concernant celles aux groupes parlementaires. Les résultats furent cataclysmiques pour un certain nombre de personnalités historiques du camp présidentiel : Christophe Castaner, Richard Ferrand, Florian Bachelier ou Patrick Mignola parmi d’autres ont été battus. Sans compter des ministres actuels comme Amélie de Montchalin, Brigitte Bourguignon ou Justine Benin. D’autres parvinrent de justesse à sauver leurs sièges à l’instar de Clément Beaune ou Stanislas Guérini. Nombreuses sont d’ailleurs les circonscriptions remportées, ou perdues, de justesse par les candidats de la majorité présidentielle. Tout ceci préfigure un nombre de recours important auprès du juge de l’élection, le Conseil constitutionnel, et sans aucun doute un nombre tout aussi important d’annulations. Et donc d’élections partielles. Elles devront être suivies avec beaucoup d’attention.

LFI, le nouvel homme fort

La coalition électorale de la Nupes a un bilan plus ombragé. C’est d’abord indéniablement une réussite tactique pour ses acteurs. Jean-Luc Mélenchon d’abord, car non seulement il a conforté son statut de leader de cette partie de l’échiquier politique au travers une campagne extrêmement personnalisée (ce qui est somme toute singulier pour un promoteur d’une VIe République parlementaire perçue comme un antidote à la dérive personnelle des institutions de la Ve République), mais plus encore il est parvenu à multiplier par quatre le nombre de députés appartenant à la LFI. Sans oublier que nombre des candidats battus s’étaient rattachés à l’association de financement de LFI, ce qui préfigure un financement public important pour les cinq prochaines années. Finalement, au minimum, LFI peut s’enorgueillir d’avoir fait élire 79 députés avec des réussites particulières dans quelques zones de force comme la Haute-Garonne, la Loire-Atlantique, les Bouches-du-Rhône, et bien évidemment l’ensemble de l’Île-de-France, en particulier dans le Val-de-Marne, Paris et la Seine-Saint-Denis. On relèvera d’ailleurs que, mis à part trois circonscriptions en Polynésie française, celle de Jean-Christophe Lagarde en Seine-Saint-Denis, les 4e et 7e des Bouches-du-Rhône, la plupart des circonscriptions désormais détenues par des députés LFI étaient en 2012 de gauche. Juste retour des choses en quelque sorte.

EE-LV, retour à la Chambre

L’objectif de la direction d’EE-LV est tout autant atteint. De nouveau, EE-LV va en effet bénéficier d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale qui regroupera non pas uniquement les députés EE-LV, mais plus globalement celles et ceux du pôle écologique, c’est-à-dire ceux issus de Génération écologie et de Génération.s, le petit parti fondé par Benoît Hamon. Outre la réélection de Delphine Batho, quasiment toutes les circonscriptions remportées par des candidats du pôle écologique étaient des circonscriptions auparavant détenues par La République en marche, et cinq ans auparavant par des députés de gauche, même presque exclusivement par des députés socialistes. On relèvera les bonnes performances de leur candidat dans la métropole nantaise, lyonnaise, bordelaise, tourangelle ou strasbourgeoise. Confirmant ainsi leurs percées lors des municipales puis lors des départementales dans les centres des métropoles. Quant à Paris, ils parviennent à conquérir trois circonscriptions en y faisant élire des responsables importants du parti : Julien Bayou, Sandrine Rousseau et Eva Sas.

Le PC résiste une fois encore

Quant au PC, s’il a connu quelques déceptions, il devrait pouvoir conserver son groupe parlementaire grâce à l’apport, traditionnel, de députés d’outre-mer (et plus particulièrement d’au moins trois Tahitiens). L’objectif de la direction communiste est donc atteint.

Le Parti socialiste se sauve, divisé

Enfin, celui de la direction du Parti socialiste est tout autant atteint. Non seulement la plupart de ses sortants se représentant sont réélus et souvent brillamment, mais qui plus est les socialistes parviennent à remporter quelques circonscriptions nouvelles comme la 4e de la Manche, la 4e des Pyrénées-Atlantiques, la 8e de l’Ille-et-Vilaine et la 6e du Finistère. À ceux-ci viennent s’ajouter quelques victoires de Parti socialiste dissidents comme la 2e du Gers, la 8e du Pas-de-Calais ou la 3e des Pyrénées-Atlantiques (avec David Habib élu au second tour contre le candidat de la Nupes). Et doivent également être pris en compte l’élection ou la réélection de candidats DVG qui pourraient in fine se rattacher au groupe socialiste comme Dominique Potier. Pour autant, ces victoires ne peuvent cacher des affaiblissements dans certains territoires, notamment métropolitains, ou auparavant zones de force du Parti socialiste. Le cas est évidemment flagrant, et cruel, à Paris où plus aucun député n’est issu du parti dont la maire a été la candidate lors de l’élection présidentielle.

À l’ensemble de ces aspects indéniablement positifs s’opposent quelques aspects plus contestables. D’abord, évidemment, Jean-Luc Mélenchon n’a pas atteint son objectif, et de loin, de s’imposer comme Premier ministre du président de la République qui l’avait défait dans les urnes le 10 avril dernier. Ensuite, la controverse sur les choix doctrinaux induits par l’accord électoral qui a touché plus particulièrement EE-LV et le Parti socialiste vont immanquablement ressurgir. À cet égard, les prochains congrès de ces deux organisations, ainsi que celui du PC, devront être suivis avec attention. Rebondira alors assurément la question du choix tactique de l’alliance avec LFI, et son éventuel coût doctrinal, au regard de potentiels résultats électoraux de candidats socialistes sans accord avec LFI. Il conviendra également de suivre le devenir de la petite fédération regroupant certains du PRG et du petit parti d’Emmanuel Maurel, la Gauche républicaine et socialiste, qui, en ayant présenté nombre de candidats avec des résultats non anecdotiques, s’est assuré un financement public non négligeable pour les cinq ans à venir.

LR, le résilient de cette élection

Au soir du second tour des élections législatives, Les Républicains ont pu pousser un grand « ouf » de soulagement. Si les résultats du premier tour avaient pu laisser craindre une bérézina, ceux du second ont démontré leur capacité de résistance dans un certain nombre de territoires. Ainsi gagnent-ils 11 de leurs 17 duels avec Ensemble !, leurs 22 duels avec la Nupes et 23 de leurs 25 duels avec le RN. C’est bien cette capacité qui leur permet de sauver un nombre de sièges importants, y compris dans des cas où au soir du premier tour le ballottage pouvait apparaître comme compliqué. Ce fut le cas notamment dans l’ancienne circonscription de Christian Jacob en Seine-et-Marne. Aux 64 députés LR peuvent être ajoutés 4 issus de l’UDI comme Charles de Courson, et 5 DVD. Finalement, la droite parlementaire parvient à sauver suffisamment de sièges pour non seulement ne pas disparaître de la scène, mais même pour y jouer un rôle nodal dans les semaines et les mois à venir. Cela n’exonérera pas cette force politique majeure de l’histoire de la Ve République de devoir se confronter à des choix stratégiques fondamentaux dans les toutes prochaines semaines. Et ce d’autant plus que, et c’est l’ultime leçon du second tour des élections législatives, le Rassemblement national a vécu un 19 juin en tout point historique.

Le RN, de la Grande Bleue au Grand Est

Non seulement le nombre de candidates et candidats du Rassemblement national au second tour n’avait jamais été aussi important, mais la dynamique électorale a permis au parti de Marine Le Pen de parvenir à faire élire 89 de ses candidats sur les 208 qualifiés. 89 auxquels on peut rajouter Emmanuelle Ménard dans l’Hérault. Relevons que la représentation parlementaire est monocolore dans l’Aube, la Haute-Saône, les Pyrénées-Orientales, la Haute-Marne, que le RN remporte 4 circonscriptions sur 6 dans le Gard, 7 sur 8 dans le Var, 4 sur 5 dans le Vaucluse, 2 sur 3 dans le Lot-et-Garonne, 2 sur 3 dans l’Yonne, 3 sur 6 dans l’Oise, 6 sur 12 dans le Pas-de-Calais, etc. Confronté à Ensemble ! dans 102 circonscriptions, il en remporte 49, lorsque face à la Nupes dans 60 il en gagne 33. À l’inverse, confronté aux Républicains dans 25 circonscriptions, il ne parvient à en remporter que 2 petites. Ajoutons que dans ses deux duels face aux « divers droite », il est défait à chaque fois, ainsi que face à l’UDI contre lequel il perd également ses deux duels. Alors que personne, ni les états-majors, ni les sondeurs ne l’avaient vu venir, la présidentielle avait pourtant laissé présager une telle progression. Car si le plafond de verre ne s’était que fissuré au second tour de la présidentielle, il aura explosé dans presque 20% des circonscriptions. Ainsi, ce que Louis Aliot a réussi à Perpignan à l’occasion des municipales de 2020 se propage dans de très nombreuses circonscriptions. Cet affaissement du front républicain se retrouve dans les chiffres des enquêtes publiées à l’issue du second tour qui montrent ainsi que, confrontés à un duel RN-Nupes, 48% des électeurs au premier tour d’Ensemble ! s’abstiennent et 34% votent pour la Nupes, lorsque, confrontés à un second tour RN-ENS, 45% des électeurs du premier tour de la Nupes s’abstiennent et 31% votent Ensemble !. Au-delà même de la satisfaction pour la direction du Rassemblement national, ce résultat inespéré aura de lourdes conséquences, pour une fois, positives, pour les finances du RN puisque la dotation publique devrait doubler pour les cinq prochaines années.

Zizanie au palais Bourbon

Il n’en demeure pas moins que l’on devra patienter quelque temps pour connaître la structuration définitive de l’Assemblée nationale. En effet, entre les ministres élus députés dont les suppléants devront attendre un mois pour siéger, les probables prochaines élections partielles à l’automne suite à des annulations prononcées par le juge de l’élection et la composition des futurs groupes parlementaires, de nombreux éléments pourraient évoluer. Les élections des instances de l’Assemblée nationale, notamment de la présidence, la semaine du 27 juin constituera un moment fort. Avec notamment la question de la présidence de la commission des finances qui revient de droit à un membre de l’un des groupes d’opposition. Il n’en demeure pas moins que, sauf surprise, le prochain gouvernement nommé par Emmanuel Macron ne disposera que d’une faible majorité relative à l’Assemblée nationale et devra faire face à un Sénat dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas, tout au long du premier quinquennat, développé des relations apaisées avec le président de la République. Si le gouvernement, même avec une majorité relative, dispose d’éléments de droit lui permettant de légiférer avec des majorités fluctuantes selon les textes, il n’est surtout pas contraint de requérir un vote de confiance à l’Assemblée nationale. C’est bien aux oppositions de démontrer que le gouvernement ne dispose pas de majorité grâce au dépôt d’une motion de censure au titre de l’article 49-2 de la Constitution. Celle-ci n’étant considérée comme adoptée que si, et seulement si, 289 députés se prononcent favorablement, ce qui entraîne automatiquement la démission du gouvernement. Tout résultat inférieur à ce plafond indique que le gouvernement peut prétendre disposer d’une majorité. Dès lors, la majorité présidentielle a tout intérêt à ce que l’une des forces d’opposition décide de déposer une motion de censure ne pouvant probablement pas faire l’union des groupes LFI, Parti socialiste, EE-LV, PC, LR et RN, afin de démontrer qu’il n’existe pas d’autres majorités, fussent-elles relatives.

Impression rétinienne

À l’issue du premier et du second tour des élections législatives, la tripartition demeure l’impression rétinienne de ce scrutin. Pour autant, le nombre de sièges et singulièrement du bloc LR-UDI-DVD commence à nuancer ce sentiment. L’autre élément, plus structurant et plus marquant, demeure que ce tri-campisme repose sur deux coalitions dont nul ne peut prédire si elles survivront à ce quinquennat. La construction autour d’Emmanuel Macron peut-elle perdurer au-delà du mandat du président de la République ? Quant à la Nupes, on se souviendra du succès de la Gauche plurielle qui elle non plus n’a pas survécu au quinquennat 1997-2002. Il est donc incontestable que ce scrutin fut marqué par une tripartition, mais de nombreux éléments laissent un doute sur le fait que cette configuration politique perdure. L’un d’entre eux est bien cette explosion du plafond de verre qui aura permis au Rassemblement national d’obtenir au suffrage majoritaire à deux tours près de 90 députés. Explosion qui ne saurait être sans conséquences stratégiques pour la future restructuration de la vie politique française et chacun des acteurs qui la composent aujourd’hui.

  • 1
    Relevons à cet égard que, contrairement à ce qu’a affirmé Jean-Luc Mélenchon, ce n’est pas la première fois sous la Ve République qu’un président de la République ne parvient pas à obtenir une majorité absolue : ce fut le cas de François Mitterrand en 1988. Ce qui n’a pas empêché les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy de « déterminer et conduire la politique de la Nation ».

Des mêmes auteurs

Sur le même thème