Le chercheur américain Walter Benn Michaels, auteur de La diversité contre l’égalité (Liber, 2009), est interrogé par Laurent Bouvet, directeur de l’Observatoire de la vie politique.
Né en 1948, Walter Benn Michaels est un auteur et professeur américain de littérature à l’Université de l’Illinois à Chicago. Auparavant, il a enseigné à l’Université Johns Hopkins et à l’Université de Californie à Berkeley. Ses principaux ouvrages sont Our America: Nativism, Modernism and Pluralism (1995) et The Shape of the Signifier: 1967 to the End of History (2004), tous les deux non traduits. Son dernier ouvrage, La diversité contre l’égalité (The Trouble with diversity), a été publié en 2006 en anglais et en 2009 en français.
Le mercredi 27 mars, l’Observatoire de la vie politique (OVIPOL) de la Fondation Jean-Jaurès recevait pour sa première séance publique Walter Benn Michaels, professeur de littérature à l’Université d’Illinois à Chicago et auteur de La Diversité contre l’égalité (Raisons d’agir, 2009).
A l’occasion de la présence à Paris de l’auteur de ce livre remarqué à l’époque de sa sortie, et compte tenu de l’actualité toujours vivace des thématiques qu’il aborde, l’OVIPOL a voulu inaugurer son cycle de conférences « Idées » avec Walter Benn Michaels. Celui-ci a présenté les principales idées qu’il développe dans son ouvrage avant un débat avec l’assistance.Walter Benn Michaels rappelle dans un premier temps la corrélation qui a attiré son attention sur la question du rapport entre diversité et égalité : la montée en flèche des inégalités de richesse est concomitante de celle de l’immigration aux Etats-Unis. Alors que la richesse du 1 % des ménages américains les plus riches augmentait de près de 40 % entre 1983 et 2010 et que celle des 20 % les plus pauvres diminuait sur la même période de 2,5 %, provoquant un écart jamais atteint, le nombre d’immigrants doublait sur la même période. A ses yeux, cette période, qui correspond à l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir et au développement de l’idéologie néolibérale aux Etats-Unis et dans le monde, a conduit à la généralisation de deux phénomènes : d’une part, la substitution d’une main-d’œuvre de service d’origine immigrée, dont les salaires sont très bas voire inférieurs au revenu minimum lorsqu’elle est illégale, à une main-d’œuvre industrielle mieux payée et protégée mais qui s’est très largement délocalisée avec la mondialisation ; de l’autre, la mise en place de dispositifs anti-discriminatoires dans les politiques publiques (notamment l’affirmative action) fondés sur des critères d’identité culturelle (noirs, étrangers, femmes, homosexuels…). Le lien entre les deux phénomènes vient, selon lui, de la volonté des décideurs du capitalisme d’augmenter leur profit en faisant baisser les salaires tout en affichant leur bonne volonté dans la réduction des inégalités culturelles et de genre. La lutte contre la discrimination permet en quelque sorte de dissimuler la baisse des salaires derrière un comportement vertueux : empêcher tel ou tel membre d’une minorité d’être plus mal payé qu’un travailleur issu de la « majorité » en raison même de son identité. Les salaires, surtout les plus bas, diminuent mais il y a moins de discriminations entre les minorités et la majorité. Les entreprises, surtout les grandes, ont ainsi très largement soutenu et appliqué les politiques de lutte contre la discrimination par la promotion de la diversité. C’est à l’université que le résultat de cette politique de lutte contre les discriminations par la promotion active de la diversité est sans doute le plus spectaculaire. Ces trente dernières années en effet, alors que le nombre d’étudiants issus des minorités a augmenté, celui des étudiants issus des classes les plus aisées aussi. En revanche, la proportion d’étudiants issus des classes défavorisées mais de la « majorité » s’est réduite. Que ce soit dans les universités privées d’élite (celles, comme Harvard, membres de la Ivy League par exemple) ou dans les grandes universités publiques (comme celle de Michigan par exemple).Walter Benn Michaels en tire une nouvelle conclusion : les élites aiment la diversité et promouvoir celle-ci, que ce soit sur leurs lieux de formation ou de travail, parce que cela leur permet de justifier les inégalités (notamment de salaires) à leur profit en arguant qu’ils luttent contre les discriminations et donc pour l’égalité – celle qui compte vraiment à leur yeux puisqu’en faveur des plus défavorisés qui seraient les membres des minorités. Le caractère moral de leur action renforce à leurs yeux sa validité sociale. Il s’agit de la mise en place d’un système qui a permis, outre d’augmenter fortement les revenus de l’élite et de capter à leur profit les bienfaits de la mondialisation, de justifier la remise en cause de la redistribution sociale traditionnelle (sous la forme de l’Etat-providence par exemple) – celle-ci devant être avant tout réduite dans sa masse globale et réorientée avant tout au profit des minorités. La théorie du « capital humain », développée initialement par Gary Becker et largement reprise depuis notamment par l’OCDE, a quant à elle servi de justification et de légitimation à cette évolution au nom de la concentration des moyens publics, notamment sur l’éducation et la formation, pour permettre à chacun de s’en sortir sans avoir ensuite besoin de la redistribution au cours de sa vie professionnelle. D’où, d’ailleurs, pointe Walter Benn Michaels, la dérive des systèmes éducatifs vers l’augmentation générale du niveau global de diplôme dans la société et du nombre de diplômés. Ce alors même que les emplois offerts à ces diplômés de plus en plus nombreux et avancés dans le cursus deviennent des emplois de service de plus en plus mal payés.En conclusion, Walter Benn Michaels rappelle que les minorités, cibles de la promotion de la diversité, ont donc été à la fois les bénéficiaires et les instruments d’une transformation politique et économique globale, celle du néolibéralisme, en contradiction avec l’idée même d’égalité telle qu’elle a été historiquement développée par le socialisme. Il est donc étonnant de voir des gens et des partis se réclamant de la gauche soutenir avec vigueur et détermination une telle évolution alors qu’elle est contraire aux principes dont ils continuent pourtant de se réclamer. En promouvant la diversité comme principal moyen de lutte contre la discrimination, non seulement ils font le jeu du capitalisme néolibéral qui n’en demande pas tant mais encore ils mettent en cause l’égalité, sociale, pour laquelle ils prétendent combattre.