Vingt thèses sur la situation post-présidentielle

Après l’élection présidentielle, le sociologue Jean Viard pose vingt thèses pour analyser ce que ses résultats disent de la société française, tout en formulant des propositions audacieuses pour des politiques radicalement renouvelées et un projet à portée universelle.

Introduction

Que nous apprennent les résultats du 24 avril 2022 sur la société française ?

La leçon majeure est celle de la modification du rôle du politique. Auparavant, les partis avaient pour ambition de changer la société pour la faire coller à leurs projets. Aujourd’hui, avec le changement climatique et les révolutions numériques successives, le monde évolue seul et très rapidement. Le changement est impulsé par le réel et non plus par le politique. Le rôle de ce dernier est alors de faire en sorte que la société s’adapte à ces changements, d’en faire le récit et de satisfaire les immenses désirs de protection de populations de plus en plus individuels face à ces bouleversements rapides et angoissants.

Il existe trois offres de protection concurrentes : une protection démocratique, une protection totalitaire sur le modèle chinois et une protection illibérale – il est plus juste d’avoir recours à ce terme, car il s’agit du terme employé au niveau international pour décrire le même phénomène. L’une est bâtie sur le débat et tournée vers l’avenir, mais souffre à se réorganiser ; l’autre, bâtie sur le parti unique et le contrôle de chacun, mélange héritage totalitaire et capitalisme ; enfin, la troisième se construit sur l’autorité et le renfermement sur le passé national, voire, dans certains cas, religieux. Les trois se développent en économie de marché qui n’est plus le lieu premier des affrontements.

Devant la puissance du vote illibéral en France, dorénavant, les partis démocratiques doivent comprendre que l’enjeu pour eux est d’être en tête au premier tour de l’élection et de former les alliances pour cela avant. Au second tour, l’affrontement avec les illibéraux est la situation la plus probable. C’est donc celui qui a l’alliance la plus large au premier tour qui l’emporte – ce que ni la gauche ni la droite n’ont compris en 2002, 2017 et en 2022 –, celui-là devient le leader du camp démocratique, mais son projet ne peut alors s’imposer à tous ses électeurs. Car ce n’est pas le programme qui a gagné, mais le leader du camp démocratique. Or, on ne peut s’en remettre à la « bonne volonté » des gens élus pour gérer cette réalité complexe : les pressions du pouvoir sont trop fortes, comme on a pu le voir avec Jacques Chirac en 2002 et avec Emmanuel Macron en 2017.

Aussi une réforme institutionnelle est-elle un impératif à court terme pour qu’il y ait moins d’élus, mais plus visibles, et que l’Assemblée nationale ait une représentativité plus juste – sans doute avec une élection à la proportionnelle, peut-être sur des bases régionales, pour assurer un pouvoir solide à l’Assemblée nationale, et avec un Sénat de nouveau relié aux élus locaux et réduit dans les sujets de vote au territorial et au budget. Le président pourrait ici créer un groupe de réflexion, puis faire voter une loi en 2023 en annonçant qu’il dissoudra les chambres en 2024 pour rendre les assemblées conformes à la nouvelle loi électorale. Une crise dans moins de deux ans étant largement prévisible dans le contexte que nous connaissons, c’est au pouvoir de prendre les devants, mais dans un langage démocratique, et sans devoir céder ni à la rue, ni aux factieux de diverses obédiences. Pensons cette annonce de dissolution comme un bouclier anti-crise et un engagement à accorder les actes aux paroles.

L’enjeu principal de la période étant l’inflation, la lutte contre le réchauffement climatique et la guerre en Ukraine, il est important d’avoir un pouvoir qui ait des marges de manœuvre. Ces propositions peuvent y contribuer et elles peuvent favoriser la confiance dans les annonces faites.

Vingt thèses de réflexion pour lancer les débats

  1. La grande pandémie a remis le pouvoir politique « au-dessus » du pouvoir économique. Ce, après un demi-siècle de domination inverse où le tout-économique était devenu la logique même de l’organisation des sociétés et du monde. Ce tout-économique ayant permis de ruiner l’économie soviétique et d’accompagner le travail de sape mené à l’intérieur même des sociétés socialistes totalitaires. Le politique en a été dévalorisé. Et la relation avec la Russie, cœur du modèle socialiste totalitaire, par là même sous-réfléchie. Mais la société que nous retrouvons après ce demi-siècle de domination quasi absolue des « chaînes de valeurs » est fort différente de celle « quittée » avant Reagan et Thatcher.
  2. La pandémie ayant relancé les découvertes médicales et obligé à des innovations rapides pour adapter nos sociétés à des flux planétaires de biens et d’hommes plus contraints – phénomène accentué par l’attaque russe sur l’Ukraine –, on peut faire l’hypothèse d’une nouvelle accélération des mutations technologiques et scientifiques. Nous devons l’anticiper, nous y préparer. Y compris en envisageant une nouvelle augmentation importante des espérances de vie.
  3. En contrepartie, cette pandémie a augmenté nos chances de gagner la bataille du climat, car nous y avons trouvé un commun planétaire positif alliant science, régulation et évolution des modes de vie. Cette pandémie doit être vue comme le lanceur d’alerte qui nous manquait pour accélérer ensemble ce combat-là, au-delà de nos tensions et de nos conflits. Il y a là le nouveau commun de l’humanité, que chacun a vécu douloureusement depuis deux ans sur toute la Terre. C’est une force extraordinaire qu’il faut savoir utiliser.
  4. La situation post-pandémie nous a permis de voir que nos sociétés, qui étaient depuis deux siècles tirées en avant par des projets politiques différents structurés sur l’axe capital/travail, sont aujourd’hui lancées dans une course-poursuite derrière des mutations qu’elles ne maîtrisent pas, réchauffement climatique et révolution numérique notamment. La politique n’est plus le moteur des changements sociaux, mais leur régulateur et leur récit : le monde d’avant Reagan et Thatcher n’est plus le nôtre. Il y a là un effet de retournement du politique, qui doit offrir protections, solutions et sens face à ces bouleversements et non proposer des projets d’évolution. Le temps des avant-gardes s’est achevé au profit des arrière-gardes défensives et adaptatives.
  5. Avec la pandémie, le monde se réorganise rapidement en développant les liens de proximité, d’hyperproximité et de moyenne proximité et les liens-amis avec des pays aux valeurs communes. La mondialisation se réorganise alors, mais sous la contrainte d’un commun extrêmement puissant : le réchauffement climatique. Le destin de l’humanité est un commun insécable et immédiatement partagé, mais organisé localement et régionalement, voire idéologiquement, par zones. La proximité étant une tendance et pas un invariant, car une partie des contacts, pour des raisons de ressources et de coût, y échappera. Et heureusement, car il faut protéger un commun planétaire pour le combat climatique, même si les institutions nées après 1945 sont en partie obsolètes. Les organisations planétaires climatiques doivent prendre le pas sur les organisations politiques. La défense du droit au voyage, et au partage des cultures et des savoirs, est un axe essentiel à défendre pour une humanité divisée mais unie par un combat climatique commun.
  6. L’attaque russe sur l’Ukraine est une guerre mémorielle (la Grande Histoire russe), ethnique (le droit des russophones), de voisinage et de limites, de protection militaire, une guerre aux démocraties, une guerre à l’Amérique et une guerre religieuse à l’intérieur de l’orthodoxie. Elle est aussi une guerre obscène, car « vue en direct à la télé ». Pour l’Union européenne – si la guerre ne devient pas mondiale et reste seulement mondialisée comme le dit Bertrand Badie -, elle sera une nouvelle guerre fondatrice qui, après une première construction pour la paix (1945-2022), va s’élargir à une construction pour la puissance et l’autonomie, en particulier alimentaire et énergétique. On arrive ainsi, au niveau de l’Union, aux principes d’indépendance posés par le général de Gaulle pour la France en 1958 : la protection par l’arme nucléaire, l’énergie et l’indépendance alimentaire. Cette guerre fonde de fait une Union européenne qui va chercher à protéger son autonomie alimentaire, énergétique et militaire. La renforcer va être le but légitime de la génération qui arrive, y compris pour en faire un continent écologiquement modèle. Ce sera visiblement l’objectif premier des démocrates.
  7. Tout ça dans une société où triomphe l’individu, individu acteur et individu mobile, à la vie sans cesse plus longue, et en conséquence plus discontinue. Les appartenances se multiplient, mais s’affaiblissent, au fil de ces trajets de vie riches et complexes, avec des chutes et des inégalités de destin considérables. Cette liberté des individus et la discontinuité des trajets sont la cause première de leur éloignement des corps intermédiaires et de l’engagement civique. Il est à noter que les plus de soixante ans et les moins de vingt-cinq ans, qui sont le plus acteurs en politique (suivant des modalités d’engagement certes différentes), ont moins voté pour le parti illibéral, à la différence des actifs entre trente et cinquante-neuf ans. Ceux-là, qui sont en train de « ramer » pour eux et pour tous les autres pour produire de la richesse et construire une famille, sont davantage concentrés sur leurs propres problèmes de revenus, de famille et de retraite, et les discours identitaires articulés à des situations sociales caricaturées sont alors en résonance forte avec leur situation personnelle.
  8. Dans ce contexte d’individuation et de révolution climatique et numérique sans cesse accélérée, le politique est alors devenu d’abord bouclier et frein, et il doit en même temps favoriser la puissance et l’innovation des sociétés pour éviter que nous ne soyons distancés par ces mutations exogènes. La création et la recherche, l’innovation et l’éducation deviennent absolument centrales. En conséquence, les citoyens s’adressent directement « aux politiques » pour trouver solution à leurs problèmes particuliers. Ce qui impose de créer des territoires proches de chacun pour la délibération, reposant la question de la carte démocratique dans une société d’individus et de mobilité où les territoires proches sont sans doute ceux qui font le plus sens. Ce qu’a montré la mobilisation des « gilets jaunes » sur les ronds-points. Dans une société d’extraordinaires mobilités et de discontinuités, le lieu tend à remplacer les corps intermédiaires verticaux, favorisant une société du proche à laquelle il va falloir proposer des échelles et des cadres démocratiques renouvelés.
  9. Cette évolution du rôle du politique en société individuée devra favoriser une automaticité des accès aux aides les plus diverses pour renforcer le rôle protecteur de l’État. « Je ne demande pas, je reçois mon dû. » Et pour favoriser ce sentiment de sécurité, il serait opportun que toutes les aides soient reçues en même temps que le salaire sur la même « fiche de revenu ». Car chacun se positionne en fonction de sa fiche de paye, et souvent le montant de 2 100 euros nets est cité comme le montant d’un revenu correct. Mais dispersés et non liés, les revenus du travail et de diverses sources ne forment pas un tout valorisant. En outre, cela rend assez illisible le revenu réel des gens et peut masquer leur besoin de soutien. Au-delà, une politique de l’emploi, si elle est essentielle, ne peut être le tout de la question sociale. Le revenu jeune, le niveau du SMIC et des bas salaires, l’indexation des pensions… sont des sujets qui ont été trop négligés.
  10. Les réactions des sociétés face à la pandémie ont accéléré les divergences de modèles politiques sur la planète. Nous avons assisté à une unité des démocraties pour sauver les plus faibles (personnes âgées, malades, en surpoids…), à un choix autoritaire du totalitarisme chinois en faveur des travailleurs productifs au détriment des plus de soixante ans et à une indifférence à la vie de tous les régimes illibéraux – qui sont chaque fois aussi des régimes machistes. Ces choix vont influencer la vie politique partout, ici pour questionner le droit des anciens, aux États-Unis pour battre la logique illibérale de Donald Trump. Cela peut également déstabiliser le système totalitaire chinois qui, après la politique de l’enfant unique, met les anciens en danger et enferme une part de ses concitoyens. Il faut y être attentif.
  11. À l’intérieur des sociétés, cette triangulation politique se retrouve sous des formes diverses et particulières, chaque fois, à chaque cadre national. En France, le Rassemblement national (RN) est un parti illibéral, membre de l’alliance Hongrie-Russie-Trump, des partis qui proposent un mode autoritaire d’adaptation des sociétés aux bouleversements exogènes en s’appuyant sur un cadre national clos. Parti populaire et périurbain, le RN est fort dans les régions anciennement industrielles ou fortement repeuplées, comme le Sud-Est depuis un demi-siècle. Le RN est puissant dans les régions dont la structure identitaire locale est instable, ce renforcé par un mode d’habitat périurbain en lotissements ou dans des territoires éloignés des métropoles sans structures de citoyenneté explicites. Le RN rassemble ceux qui préfèrent, souvent par obligation, la fin de mois au long terme. À ne pas confondre avec le parti d’Éric Zemmour, qui est une résurgence de l’extrême droite vichyste raciste et xénophobe. Face à ce camp illibéral et d’extrême droite, des mouvements illibéraux de gauche sont apparus partout. Entre les deux se cherchent par pays des alliances qui portent un projet écologique démocratique, d’innovation et de solidarité. La République en marche (LREM) est dans ce champ, avec une faiblesse de son poids gauche car il n’a pas su intégrer le Parti socialiste et Europe Écologie-Les Verts (EE-LV).
  12. Cela exprime que le désarroi de nos sociétés s’est cristallisé dans lesdits « quartiers » où se concentre une immigration mal intégrée et dans les zones populaires périurbaines, les petites villes sans perspective. Deux lieux de crises principaux de notre démocratie vers l’illibéralisme d’extrême gauche et d’extrême droite. Les gens n’ont pas là de sentiment d’appartenance à la citoyenneté, ils s’y sentent « abandonnés », ce qui renforce les problèmes liés aux revenus, aux métiers et aux âges. Il y a un lien fort entre la montée de l’illibéralisme d’extrême droite et le mode d’habitat partout dans le monde. En France, il y a 16 millions de maisons individuelles – pour 12 millions d’appartements –, les personnes qui y vivent sont généralement propriétaires. Leurs habitants avaient l’impression d’avoir réussi leur vie et prennent conscience soudain qu’avoir une maison à une heure d’une métropole n’est plus un idéal. Ils se retrouvent isolés, esclaves de la voiture pour se déplacer. La France n’est pas le seul pays touché par ce phénomène : aux États-Unis, les électeurs de Trump sont majoritairement situés dans les zones périurbaines. Les Barcelonais ont voté en minorité pour l’indépendance de la Catalogne, c’est dans le reste de la région que le vote pour l’a emporté. Enfin, Londres était pour rester dans l’Union européenne, mais les campagnes anglaises ont majoritairement voté pour Boris Johnson.
  13. Les analyses des fractures de la société sont largement erronées. En particulier en France, où le sentiment privé du bonheur a augmenté pour près de 80% des Français pendant la pandémie. Aucune société au monde ne redistribue autant ses richesses, mais il est vrai par des structures publiques ou parapubliques souvent hypertrophiées, peu agiles et de plus en plus éloignées des vies réelles des citoyens. Cette crise d’adaptation propre à la sphère publique se conjugue avec le sentiment d’un commun partagé, d’un récit collectif et de représentations du futur complètement déstructurés. Il faut penser une société qui se restructure sur la famille et le proche, familial et géographique, sur la domus et le quartier, mais qui est égarée sur le commun, la vision positive d’elle-même et la mise en récit du futur. La France souffre depuis un siècle d’une faible considération d’elle-même, renforcée par la débâcle de 1939 et la fin de l’Empire colonial qui favorise les discours d’échecs et d’effondrement. Un demi-siècle de discours d’extrême droite, puis plus récemment d’extrême gauche, a renforcé cette tendance pessimiste renforcée par les réseaux complotistes.
  14. Aussi, les analyses de fractures sociales sont souvent issues d’une exagération de l’utilisation récente de mots géographiques pour dessiner la société et d’une méconnaissance de la complexité du réel, trop analysé par sondages et micro-trottoirs. À mon sens, il faut une réorganisation de la carte démocratique, en particulier en Île-de-France et autour de Marseille, afin de former des communes plus grandes, plus puissantes et bien reliées par des métropoles à bonne échelle. On pourrait, par exemple, la réorganiser sur le modèle de la carte des collèges. Aujourd’hui, le pouvoir n’est pas dans les petites communes des grandes métropoles : les gens y ont l’impression que leur voix ne compte pas. Ces communes ne sont pas à l’échelle de la vie des gens, alors on a là des territoires politiques totalement archaïques où triomphent l’abstention et les votes illibéraux.
  15. Pour favoriser un peu plus de citoyenneté, il faudrait donc mener une double politique. Mais d’abord agir dans certains territoires et pas, comme on le fait trop, partout en même temps. Ensuite, il faudrait multiplier les communes dans les métropoles pour donner un cadre citoyen à la proximité, y compris dans les très grands ensembles et les « quartiers », mais aussi dans les métropoles, où les anciennes mairies de Paris, de Lyon, de Marseille et de Toulouse devraient disparaître, les mairies dites « de secteur » devenant des mairies de plein exercice au sein de métropoles dont le président devrait être élu au suffrage direct. Enfin, autour des métropoles, et d’abord celles de Paris et de Marseille, une réorganisation profonde de la carte communale et de la gouvernance doit être entreprise sur le modèle de « Marseille en grand ». L’État doit, pour une période, devenir cogérant de ces deux territoires. On peut penser aussi à donner deux voix à chacun aux élections locales : une là où il réside, une là où il travaille. En effet, comme nous parcourons en moyenne cinquante kilomètres par jour, la démocratie est devenue une démocratie du sommeil plus que de la production.
  16. Dans le même ordre d’idées, l’école et la santé doivent devenir des acteurs territoriaux avec des programmes nationaux et des organisations dans la proximité et la responsabilité. Sinon, les acteurs privés à but lucratif vont peu à peu capter le secteur de l’éducation comme celui de la santé, et les citoyens « votant avec les pieds » vont abandonner les services publics pour assurer l’avenir de leurs enfants et celui de leur santé dans le privé. La faiblesse des résultats des grandes institutions publiques est ici plus efficace que toute lutte idéologique pour favoriser les secteurs privés, et cela induit des écarts de niveaux critiques entre les milieux et les quartiers populaires et aisés.
  17. Ici, il faut comprendre que si internet semble nous rapprocher, il nous donne en même temps un sentiment d’éloignement, car la proximité et l’immédiateté du numérique ne se retrouvent pas dans la vraie vie, sauf dans les métropoles et certaines cités dynamiques. L’espace-temps numérique entre en conflit avec l’espace-temps du quotidien pour une majorité de citoyens qui se sentent alors abandonnés, isolés, éloignés, alors même que par le numérique ils ont accès à bien plus d’informations, de services et de possibilités de commande que dans la société locale d’hier. Mais il ne faut pas croire que les plaintes d’abandon qui montent alors du périurbain ou de petites villes isolées sont issues d’un effondrement pratique des réseaux de liens et de services. L’illibéralisme se développe dans des périurbains lointains et semble lié à cette géographie, alors qu’en fait il est le signe de la non-connexion de ces deux espaces-temps qui accentue le ressenti – comme dirait la météo – du fait que la société numérique rationalise ses services délocalisés. On a tout sur l’écran et rien en sortant dans la rue : nous sommes entrés dans une société de livraison à domicile !
  18. Cette déconnexion des deux espaces-temps est la conséquence d’une entrée brutale en société numérique qui était difficile à anticiper. 2006 : lancement de Twitter et réorganisation de Facebook. 2020 : généralisation contrainte des liens numériques. L’Europe commence à s’en préoccuper, mais cette immense zone de non-droit favorise le complotisme, la violence gratuite et la montée des partis illibéraux. La démocratie ne peut avoir d’avenir dans une société où il n’y a plus de vérité. Sur les réseaux sociaux, toutes les vérités se valent. Le numérique est un outil extraordinaire, mais on l’a laissé dévier vers une idéologie libertaire anti-État importée des États-Unis où tout un chacun est libre de s’exprimer sans filtre. On ne peut plus débattre sur le fond des sujets, ce qu’a bien montré la dernière campagne présidentielle. Le rachat de Twitter par un milliardaire américain renforce encore le danger et impose des stratégies de contre-attaque rendant les réseaux responsables de ce qu’ils laissent circuler sur le modèle des lois sur la presse de 1881.
  19. Pour tendre à réunifier cette société, il faut remettre sur l’ouvrage la politique culturelle qui doit nous rassembler. La mobilité et le voyage comme le numérique doivent y devenir centraux, car si la culture doit rester toujours locale et universelle, elle doit intégrer les mondes émergents des tiers-lieux – qui sont les nouvelles maisons du peuple numérique –, les cultures arrivantes – en particulier du Sud –, la relation numérique des jeunes à la culture… Un grand ministère de la Culture, du Numérique et du Voyage bousculerait les situations acquises et donnerait du souffle à ces nouveaux enjeux. Les financements culturels étant aujourd’hui essentiellement locaux, cela différencierait clairement le rôle transversal et intergénérationnel de l’État de celui des politiques locales. La question de la place de Paris dans les financements des politiques culturelles de l’État pourrait alors enfin être mise en débat.
  20. Enfin, une approche renouvelée de l’usage du corps charnel de la patrie devrait aider à nous rassembler. La France, qui est la seule grande démocratie à avoir construit sa modernité politique sur le monde paysan, doit connaître une nouvelle révolution verte d’usage du corps de la patrie et de ceux qui le travaillent. Après la réforme agraire de 1789, la réforme républicaine de 1870, la réforme productiviste de 1958, le temps est venu d’une grande politique de fusion de la question alimentaire avec celle des énergies renouvelables et des matières premières pour les vêtements et le bâtiment. La nouvelle ressource des fermes doit venir de l’exploitation du soleil, du vent, du bois, de la biomasse…, en complément des productions alimentaires. Les 53% de terres arables et les 30% de forêts entreront ainsi dans un nouveau cycle associé à une culture de la proximité interne au monde de la production et liée à celui de la consommation. Cette nouvelle révolution verte doit être un projet politique de toute la société qui y intègre habitat, paysage et patrimoine. Cette quatrième révolution agraire, écologique et numérique, qui réunira alimentaire et énergie, devant être pensée au niveau du territoire de l’Union et, comme l’avait conçu de Gaulle, devant lier indépendance alimentaire, énergétique et militaire.

Conclusion 

Cette courte note vise à ouvrir des pistes de réflexion pour penser ce qui nous arrive, ce dont l’illibéralisme, le mélenchonisme et Emmanuel Macron sont les noms, et ce que pourrait être un nouveau récit de l’aventure qui entraîne la France dans la lutte contre le réchauffement climatique. Pour sortir de l’ornière où elle pense s’être enfoncée, il faut multiplier en France les comparaisons internationales, annoncer les politiques publiques en partant de l’œil de l’usager plutôt que des comptes nationaux et rassembler les citoyens par des politiques culturelles et territoriales radicalement renouvelées. La France, pays fondamentalement politique, ne peut vivre sans récit et sans projet à portée universelle.

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