Vers un service public sans discriminations : constats et propositions

S’interroger sur le lien entre le service public et les discriminations dans une optique opérationnelle, c’est traiter du rôle du service public en tant qu’employeur mais aussi en tant qu’interlocuteur des usagers. Paul Klotz et Frédéric Potier formulent plusieurs propositions à destination des agents publics et suggèrent l’expérimentation d’une nouvelle méthode, notamment pour l’accès aux concours.

La chose est entendue : la République française ne saurait supporter de la part de ses administrations et des agents publics une quelconque forme de discrimination à l’égard de certains citoyens. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme solennellement que « la Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». De même, la Constitution du 4 octobre 1958 indique dès son article 1er que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Ce principe d’égalité et de non-discrimination est placé, fort symboliquement, juste après l’évocation des principes d’indivisibilité et de laïcité, mais avant le caractère décentralisé de la République et l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux. Pour autant, il faut rappeler que ces principes constitutionnels constituent essentiellement une finalité du programme républicain, autrement dit un horizon à atteindre. Il ne suffit pas de proclamer le principe de non-discrimination, il convient d’en assurer l’effectivité. C’est le sens de la création du Défenseur des droits en 2011, prenant la suite d’une série d’autres institutions, et dont l’indispensable travail est à saluer, mais aussi de l’élargissement progressif des motifs de discriminations, que la loi établit désormais à vingt-cinq. La lutte contre les discriminations n’est pas un sujet périphérique, c’est sur le terreau des petites humiliations discriminatoires du quotidien que naissent les profondes frustrations qui minent le socle des valeurs républicaines. En cela, une action publique efficace doit contribuer significativement à la réduction des discriminations sous toutes ses formes.

Au-delà d’une vision strictement normative, s’interroger sur le lien entre le service public et les discriminations dans une optique opérationnelle, c’est traiter du rôle du service public en tant qu’employeur mais aussi en tant qu’interlocuteur des usagers.

La Fondation Terra Nova a proposé dans un rapport récent une série de propositions pour lutter contre les discriminations dans le domaine du travail. Figure notamment la recommandation de confier la lutte contre les discriminations à une nouvelle institution ad hoc. Nous avons souhaité pour notre part nous concentrer sur une catégorie d’acteurs (les agents publics) et sur la promotion d’une méthode (l’expérimentation) sans toucher au cadre institutionnel existant.

Le constat : un service public qui n’est pas épargné par les discriminations

Les discriminations à l’emploi dans le service public

Malgré une croyance persistante selon laquelle les discriminations seraient inexistantes dans la fonction publique en raison des concours d’accès aux emplois publics et de la normalisation des carrières, le secteur public n’est, hélas, en rien épargné par les discriminations. On ne voit guère par quel miracle la fonction publique serait d’ailleurs vaccinée des préjugés qui peuvent atteindre la grande majorité des Français. Si le système de concours et de carrière était parfait, les préjugés individuels n’auraient certes aucune espèce d’importance, c’est donc bien les processus (à défaut du système) qu’il faut interroger.

Les discriminations commencent lors de l’accès à l’emploi. Ainsi, en proportion, les fonctionnaires fils d’immigrés seraient sous-représentés de 8% dans le secteur public. Cette sous-représentation peut s’accompagner de discriminations dans le déroulement de la carrière : 27% des agents du secteur public affirment ainsi avoir déjà fait l’objet de propos blessants ou de comportements stigmatisants, contre 25% dans le secteur privé. 18% des saisines du Défenseur des droits en 2019 concernaient l’emploi dans le secteur public. Parmi ce public discriminé, les femmes de dix-huit à quarante-quatre ans perçues comme non blanches sont en proportion les plus grandes victimes : 54% d’entre elles relatant avoir fait l’objet de propos blessants ou de comportements stigmatisants. En revanche, point positif, les études récentes menées en particulier par l’équipe du professeur L’Horty n’ont pas mis en évidence de discriminations manifestes liées à l’orientation sexuelle dans l’accès à l’emploi public.

L’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, « grande cause nationale » du président de la République Emmanuel Macron, a été l’objet de nombreuses initiatives dont un accord relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique le 30 novembre 2018, prolongeant un accord datant de 2013. Signalons également une circulaire du 30 novembre 2019 relative à la mise en place de référents Égalité au sein de l’État et des établissements publics. Alors que les femmes représentent 65% des effectifs de catégorie A, elles n’occupent cependant que 33% des 11 272 agents de l’encadrement supérieur et des emplois de direction, preuve que le fameux plafond de verre n’a pas encore été complètement brisé.

Le service public discriminatoire à l’égard des usagers

L’exercice des missions de service public met en évidence la persistance de certaines discriminations.  Ainsi, 11% des musulmans vivant en France estiment avoir fait l’objet d’une discrimination liée à leur religion en fréquentant une administration publique (mairie, préfecture…). D’une manière plus large que les administrations publiques, il est possible de s’appuyer sur deux exemples précis pour évoquer l’ampleur des discriminations, tels que l’éducation et les contrôles d’identité. Concernant l’éducation, l’enquête PISA 2018 comptait la France parmi les quatre pays ayant le système scolaire le plus inégalitaire. Plusieurs facteurs d’origine systémique peuvent être identifiés tel le fonctionnement de la carte scolaire favorisant la « ghettoïsation », ou encore la présence de biais discriminatoires dans l’orientation des élèves. Ainsi, 21% des descendants d’immigrés signalent au moins une injustice au cours de leur scolarité contre 9% dans la population française en général.

Concernant les contrôles d’identité, d’après une étude effectuée pour le Défenseur des droits dans une publication de 2020 consacrée aux inégalités d’accès aux droits et discriminations en France faisant écho à l’actualité très récente, la grande majorité de la population dit faire confiance à la police (82%). Pour autant, cette satisfaction élevée ne doit pas masquer le sujet des contrôles dits « au faciès ». D’après cette étude, « les personnes identifiées comme noires et arabes font l’objet de biais et de pratiques discriminatoires d’ordre systémique dans le cadre de leurs relations avec les forces de l’ordre ». À l’appui de cette affirmation, 13% des musulmans vivant en France estiment avoir déjà fait l’objet de discriminations à l’occasion d’un contrôle de police. Outre la question des biais discriminatoires, l’efficacité même des contrôles d’identité mériterait d’être requestionnée. En effet, toujours d’après le Défenseur des droits, 95% des contrôles d’identité ne donnent lieu à aucune suite, alors même que ce type d’actes de police peuvent être perçus comme pouvant être stigmatisants. Il y a là matière à réflexion et surtout à action dans le cadre du « Beauvau de la sécurité » qui se déroule actuellement.

Comment passer d’une République qui proclame des droits à un État qui s’assure de l’effectivité de ces droits ? Plusieurs recommandations peuvent être envisagées de manière réaliste et pragmatique.

Propositions pour un service public agissant contre les discriminations

Agir sur le recrutement, la formation et les carrières

Différents travaux relatifs aux discriminations dans le service public se proposent d’accroître la diversité dans la fonction publique au moment du recrutement en réformant les voies d’accès par concours. Ainsi est-il régulièrement proposé de réformer les classes préparatoires intégrées, qui préparent aux concours externes de la fonction publique, en élaborant des parcours étalés sur deux ans et en créant des partenariats entre ces dernières et des associations œuvrant pour l’égalité des chances pour promouvoir ces métiers auprès d’un public varié. Dans le même esprit, Frédéric Thiriez propose de renforcer la diversité des candidats aux concours de la haute fonction publique en mettant en place une politique de communication offensive (assurer la promotion des métiers, par des hauts fonctionnaires, dans les territoires) et supprimer les épreuves socialement discriminatoires telles que la culture générale à l’ENA. Aussi, bien que la présence d’épreuves de culture générale dans certains concours de la fonction publique puisse présenter un risque de discrimination, il est légitime d’interroger la pertinence d’une suppression totale de la matière au sein de ces derniers. En effet, si elle témoigne souvent d’une origine sociale propice à la formation d’un capital culturel, la culture générale n’en demeure pas moins la garante de l’esprit critique des candidats, appelés à assumer d’importantes responsabilités dans un contexte politique nécessitant finesse et discernement. Il conviendrait donc, plutôt que de promouvoir sa simple suppression, d’augmenter les moyens d’enseignement des centres de préparation aux concours. Il conviendrait donc de renforcer d’abord les moyens des centres de préparation à l’ENA dans les instituts d’études politiques et facultés situés en région, dont le soutien de la part de l’État n’a fait que diminuer au cours de la dernière décennie, renforçant le caractère essentiellement parisien du recrutement de la haute administration et sa déconnexion avec les territoires. La ministre de la Transformation et de la Fonction publique a annoncé des mesures dans le cadre du plan « Talent du service public » pour renforcer la diversité sociale de la haute fonction publique, condition sine qua non du renforcement de sa légitimité. Comme le rappelait Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, en 2015 dans un colloque organisé par le Défenseur des droits : « Le principe d’égalité ne va pas, chez nous du moins, jusqu’à consacrer un droit à la différence. Notre droit épouse ainsi les aspérités du réel, non pas contre le principe d’égalité, mais pour mieux le servir » La création d’un second concours externe, avec de places « réservées » aux candidats issus des milieux modestes dans la limite de 15% du nombre de lauréats reçus, va dans le bon sens à condition que les heureux élus soient bien préparés et surtout accompagnés individuellement sur plusieurs années.

De manière plus terre à terre, il nous semble qu’il conviendrait également d’accroître la diversité des profils (en accueillant des responsables associatifs, par exemple) au sein même des jurys délibérants dans les concours de la fonction publique et d’élaborer un module commun en ligne destiné à sensibiliser les membres des jurys aux biais implicites dans le recrutement. Ainsi, des tests réalisés entre les mois d’octobre 2015 et d’avril 2016 par le groupe de recherche de Yannick L’Horty mettaient en évidence la place toujours importante des stéréotypes. Une modeste expérimentation de formation et de composition des jurys mise en place par l’Institut régional d’administration de Lyon et la Dilcrah atteste de l’efficacité de cette proposition qui pourrait être aisément généralisée. La création très prochaine d’une chaire dédiée aux outre-mer à Sciences Po Paris pourrait permettre également de venir briser une forme d’autocensure tenace de la part des originaires des outre-mer et lutter contre des préjugés bien ancrés à leur égard.

Autre proposition, favoriser le signalement des discriminations fondées sur l’origine, la religion ou l’orientation sexuelle dans l’emploi en s’assurant de la mise en place des mécanismes internes d’alerte professionnelle. Au sein de la fonction publique territoriale, une étude indique que 46% des témoins de discriminations estiment que c’est le supérieur hiérarchique qui en est l’auteur direct. Rappelons qu’en la matière la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 portée par le ministre Olivier Dussopt prévoyait en son article 80 la mise en place « d’un dispositif de signalement qui a pour objet de recueillir les signalements des agents qui s’estiment victimes d’un acte de violence, de discrimination, de harcèlement moral ou sexuel ou d’agissements sexistes et de les orienter vers les autorités compétentes en matière d’accompagnement, de soutien et de protection des victimes et de traitement des faits signalés ». Il est également fait obligation pour les administrations, collectivités territoriales et établissements publics de mettre en place un plan d’action pluriannuel visant notamment à « prévenir et traiter les discriminations, les actes de violence, de harcèlement moral ou sexuel ainsi que les agissements sexistes ». Il appartient aux managers publics d’installer et surtout de faire connaître ces instruments d’alerte. À ce titre, on ne peut que se réjouir du lancement par le Défenseur des droits et la ministre déléguée Élisabeth Moreno d’une nouvelle plateforme destinée aux victimes de discriminations au début de l’année 2021. Au-delà des signalements, la construction de plateformes d’appui et de conseils internes aux structures publiques destinées aux responsables de ressources humaines peut permettre d’apporter des réponses dédiées sans forcément faire appel à un tiers extérieur.

Pour faciliter les condamnations des discriminations, qui sont particulièrement difficiles à prouver (en particulier concernant le refus d’une promotion ou d’une revalorisation salariale), il conviendrait de renforcer la formation des managers publics (à l’ENA et à l’INET pour commencer), mais aussi des magistrats en place dans les pôles anti-discriminations qui existent auprès des procureurs de la République mais dont l’activité et le dynamisme varient fortement d’une juridiction à l’autre.

En revanche, les auteurs de la présente note ne sont pas, à ce stade, entièrement convaincus par l’anonymisation des CV, dans la mesure, d’une part, où la discrimination se reporte alors à l’entretien d’embauche et, d’autre part, que cette anonymisation peut venir contrecarrer une politique de recrutement fondée précisément sur la diversité. De même, l’établissement de statistiques ethniques, à supposer que la constitutionnalité d’une telle proposition soit établie (ce qui est très douteux), entraînerait un risque d’enfermement identitaire particulièrement dangereux qui, au final, pourrait s’avérer complètement contre-productif. 

Agir par l’expérimentation

La question des discriminations liées à l’usage des services publics recoupe également celle de leur manque d’accessibilité, conséquence directe notamment de la dématérialisation accélérée des services et donc d’un risque de « fracture numérique » avec une partie des citoyens. Un renforcement des services publics de proximité capables de fournir des conseils et un soutien individualisé (là où l’absence de proximité conduit à la fourniture de prestations standardisées) nous semble constituer une priorité. Pour cela, à rebours des tendances des dernières décennies en faveur du regroupement régional des services publics sur les métropoles, il mériterait d’être envisagé un maintien de l’emploi public dans les territoires ruraux et dans les villes moyennes. À ce titre, le plan de revitalisation des villes moyennes présenté par le gouvernement en 2019 constitue une initiative heureuse à amplifier dans son ambition et surtout dans ses moyens.

Pour sortir des postures dogmatiques et idéologiques sur le sujet sensible des contrôles d’identité qui mérite mieux que des polémiques stériles, notre proposition est de réunir une commission ad hoc associant policiers, associations et experts dont le travail serait d’étudier les meilleures pratiques en Europe en la matière. Sur cette base, des expérimentations territoriales pourraient être proposées en lien avec les collectivités territoriales.

Enfin, comme le suggèrent Stéphane Carcillo et Marie-Anne Valfort dans leur remarquable note au Conseil d’analyse économique de juin 2020, il serait opportun d’augmenter les subventions aux formations et à la non-discrimination – notamment en milieu scolaire et périscolaire – en créant un fonds dont la pérennité serait conditionnée à des évaluations d’impact. Doté d’un million d’euros et fonctionnant sous forme d’appel à projets locaux, ce fonds d’expérimentation permettrait d’engager des actions d’hyper-proximité portées par des acteurs associatifs et publics, et donc de passer d’une forme d’incantation à une logique d’action contre les discriminations. Ce fonds pourrait en particulier soutenir la formation de représentants de salariés ou la généralisation des programmes de « role models » encourageant les aspirations des jeunes collégiens et lycéens.

Conclusion

« Le service du public fait partie de notre patrimoine à tous », rappelait le Premier ministre Michel Rocard dans un discours à l’Assemblée nationale le 9 décembre 1988. Ce patrimoine commun doit être préservé et consolidé. Pour cela, la lutte contre les discriminations mériterait d’être placée au cœur des réflexions sur l’efficacité de l’action publique. Si beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Une action publique, fondée sur le droit bien sûr, soucieuse des deniers publics évidemment, doit aussi pour être légitime combattre avec vigueur des représentations et des inégalités qui mettent à mal, en son sein, les principes mêmes de la République.

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