Une République de l’intelligence territoriale, grâce à l’expérimentation locale

La France des territoires semble balancer entre aboutissement ou rejet du modèle métropolitain. La crise du coronavirus a renforcé ces tensions, et les élections municipales ont dessiné une France coupée en deux. Mais elles ont aussi montré une aspiration au local. Il est urgent de concevoir une République de l’intelligence territoriale inscrite dans une véritable cohésion nationale. Pour Nicolas Bouillant, directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation, et Thierry Germain, expert associé, ce nouveau modèle territorial pourrait s’appuyer sur une pratique porteuse de beaucoup d’innovation et de démocratie, l’expérimentation locale.

La crise de la Covid-19 accentue le tournant local déjà engagé

« L’avenir est aux métropoles » : depuis le début du XXIe siècle, cette antienne semblait le mantra du développement territorial, que ce soit pour s’en réjouir ou pour le dénoncer.

N’est-ce pas dans les métropoles que se créent pour l’essentiel les richesses ? N’est-ce pas dans les métropoles que se développent « les effets d’agglomération », nés des espaces de rencontres, réels et numériques, et des nouveaux services (tel le coworking) ? N’est-ce pas dans les métropoles que se multiplient les innovations de la mondialisation heureuse, autour notamment de la smart city ? N’est-ce pas autour des métropoles que fut conçue la réforme territoriale de la mandature précédente ? Le développement territorial passerait donc par la croissance des métropoles, elle-même tirant les autres territoires par effet de ruissellement, et par une généralisation de la culture et des modes de vie urbains.

Le revers de la médaille est pourtant sévère. Il a été largement pointé lors de la crise des « gilets jaunes » : le modèle métropolitain oublierait les habitants des zones non métropolitaines, du périurbain délaissé aux territoires ruraux oubliés, en passant par les villes moyennes aux centres-villes désertés. Comme l’indique Benoît Bréville, nous assisterions à une sécession des métropoles, développant entre elles un mode de vie dynamique ouvert au monde contrastant avec les autres territoires, refermés et déclinants.

Même à l’intérieur des métropoles, le modèle ne ferait plus rêver en raison des nombreuses externalités négatives qu’il porte et diffuse : logement cher, pollution et congestion des transports, éloignement des lieux de nature, rythmes de vie accélérés et, depuis quelques années maintenant, cadre quotidien des violences qui à défaut d’être toutes d’essence urbaine ont trouvé dans la ville un théâtre pour l’expression de leur radicalité.

C’est pourquoi les habitants des métropoles (et plus globalement les Français) regardent vers le local. Plusieurs études d’opinions l’attestent, ainsi qu’un véritable engouement médiatique. Face à une accélération des temps et une réduction de l’espace montent des besoins de proximité, de solidarités proches, de permanence des paysages et des modes de vie. Pierre Veltz appelle cela « le tournant local ». Jean-Laurent Cassely dans son livre No fake illustre par de multiples exemples ce besoin de retour vers l’authenticité (ou la fausse authenticité) des habitants des métropoles.

La crise de la Covid-19 a incontestablement accéléré le mouvement.

Elle a d’abord montré les limites d’un État jacobin dans le contexte actuel. Les critiques ont été fortes sur une gestion centralisée et confisquée de la réponse sanitaire et du confinement. En conséquence, les demandes pour une nouvelle décentralisation se sont multipliées. Et cela va se poursuivre.

La crise a aussi remis sur le devant de la scène les relocalisations. Les Français ont pris conscience des dangers d’une spécialisation des productions qui conduit à une hyper-dépendance, en application de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, que ce soit entre États mais également sur le territoire national. L’intérêt envers les circuits courts, les produits et services locaux s’est fortement développé.

La crise a également montré les bienfaits des solidarités « chaudes », humaines et de proximité. Un vaste mouvement d’entraide fait de micro-solidarités s’est mis en place, remettant au centre du jeu la question de l’attention aux autres et du « prendre soin », avec l’objectif de promouvoir à la fois la santé, les solidarités de proximité, les actions de prévention environnementale et d’inventer les protections nouvelles que ce monde neuf requiert.

Enfin, la crise a révélé et déclenché une aspiration à l’exode urbain, dont il faudra mesurer les impacts réels dans la durée. Nombre de citadins métropolitains aspireraient à quitter leur espace urbain pour retrouver la campagne ou, a minima, des villes de plus petite taille. Ainsi, les villes moyennes, hier en déclin rapide, deviennent le lieu d’une nouvelle urbanité à taille humaine, avec en filigrane la perspective d’une possible renaissance.    

Les élections municipales marquent une nouvelle hybridation entre le global et le local

Au-delà des spécificités locales, les résultats des élections municipales de 2020 illustrent une adhésion majoritaire dans les grandes villes à des programmes articulés autour des questions liées à l’écologie, à la proximité et à l’innovation, que ce soient les transports (usage du vélo et mobilités douces, véhicules partagés, gratuité des transports en commun), l’alimentation (bio dans les cantines, circuits courts), l’environnement (aménagements urbains, plantations d’arbres et « forêts urbaines »), la transition énergétique ou la démocratie participative.

Mais la mondialisation et la volonté des métropolitains d’y participer ont-elles vraiment disparu ? Le village global est-il mort au profit du retour du village gaulois ? En fait, la volonté des votants semble être de vouloir concilier un mode de vie urbain et ouvert au monde avec une attention au bien-être, à la proximité et à l’environnement, de compléter les avancées de la smart city par la participation citoyenne, l’engagement écologique, les solutions solidaires, pas de se réfugier dans des villages survivalistes.

En cela, les habitants des grandes villes rejoignent les préoccupations des habitants des zones non métropolitaines attachés à leur environnement. C’est aussi dans ces zones non métropolitaines que les innovations locales se multiplient. Les résultats des municipales en dehors des grandes villes ont d’ailleurs essentiellement été marqués par la continuité, preuve supplémentaire de cet attachement au territoire et à sa figure, le maire, seul élu majoritairement soutenu par les Français.

Cette aspiration citoyenne poursuit un mouvement de fond. Les questions fondamentales posées à la société contemporaine, si elles sont souvent mondiales (les crises écologiques, sanitaires ou économiques démontrent la persistance, voire le renforcement, des interdépendances), sont également le plus souvent territoriales dans leur expression, et surtout dans leur résolution. Les mutations se lisent et se réalisent à l’intersection du local et du global : écologie, énergie, transports, consommation, production… L’exemple de la transition énergétique est ici patent : les solutions passent notamment par la multiplication de solutions innovantes locales.

Ces évolutions dessinent un nouveau modèle mixte local/global. Ce modèle, c’est l’invention d’une articulation intelligente et vertueuse entre deux échelles qui seraient enfin pleinement opérationnelles l’une et l’autre, et surtout l’une avec l’autre : l’action locale et l’action globale. C’est l’émergence d’un nouveau couplage, institutionnel, économique, démocratique, social, écologique, entre des territoires acteurs de solutions et un pays engagé dans des transformations majeures. C’est dans cette intersection féconde entre local et global, dans leur hybridation nourrie de l’implication des citoyens, que va pouvoir se développer l’intelligence territoriale.

Avec l’intelligence territoriale, les territoires sont au cœur de « l’après »

En organisant cette République de l’intelligence territoriale, l’invention locale sera au cœur du « monde d’après », et les territoires les acteurs majeurs des nouvelles actions publiques et des nouvelles régulations.

L’État est affaibli : s’il a su se réformer dans plusieurs domaines, notamment dans son organisation avec des directions supports, et dans la dématérialisation de ses services, il est durablement endetté et n’a toujours pas résolu la question de la frontière de ces compétences. La réforme territoriale de la précédente mandature devait être complétée par une clarification des missions. Elle n’a pas eu lieu. L’État fait encore tout et le fait parfois mal, avec peu de moyens, contraint par le fait de n’avoir pas su fixer de nouvelles règles du jeu marquées par la modestie et le réalisme.

La crise sanitaire a été un nouveau révélateur de cette faiblesse. Faute d’avoir su endosser le rôle d’un chef d’orchestre avec ses musiciens partenaires – comme l’ont fait plusieurs États européens – non seulement pour préparer la résilience mais surtout pour gérer le risque quand celui-ci s’est réalisé, il n’a eu d’autre choix que d’incarner le rôle d’un assureur de dernier ressort, prodigue pour sauver ce qui pouvait encore l’être.

Dans le même temps, les collectivités locales ont su se renforcer. Les réformes territoriales ont permis de consolider leur organisation autour d’un pôle de développement et d’un pôle de proximité. Surtout, elles ont multiplié les innovations locales et mis en place une nouvelle action publique, plus en proximité, au service du citoyen. En utilisant les apports du numérique, elles ont pu créer une action agile, qui rend des services personnalisés, proactifs, prédictifs et participatifs.

En jouant pleinement d’une proximité qui est leur meilleur atout, en développant leurs potentiels d’innovation, en projetant leurs réussites dans les écosystèmes globaux, en mobilisant dans un jeu d’acteurs repensé toutes leurs parties prenantes, les collectivités locales peuvent écrire un récit nouveau. En prenant en compte les nouveaux modèles de production et de consommation, plus individualisés et territorialisés, en intégrant les mutations démocratiques et les demandes de proximité, en organisant différemment le lien entre les différents acteurs privés ou publics et les potentiels des territoires, elles créent une alliance nouvelle entre le global et le local.

Lorsque les territoires innovent et inventent, ils ont la possibilité de faire de leurs apprentissages locaux des apprentissages collectifs.

Une telle approche permet de dépasser les clivages stériles entre ouverture et fermeture, entre territoires dynamiques et déclinants. En s’appuyant sur l’intelligence territoriale, tous les territoires sont des acteurs à part entière des transformations, et tous ont leur chance. En s’appuyant sur l’intelligence territoriale, les transitions deviennent des potentiels à partager, les transformations des aventures collectives, les territoires des creusets où inventer le monde qui vient. Positiver le futur est l’un des atouts majeurs de l’intelligence territoriale.

Dans ce nouveau paradigme organisé autour de l’intelligence et de l’innovation, la volonté d’uniformisation entrave les dynamismes et les initiatives. À partir de la diversité des situations, des territoires, des besoins, il apparaît nécessaire, et même crucial aujourd’hui, de construire des réponses et des politiques différenciées, permettant d’allier efficacité territoriale et égalité réelle. Pour cela, le législateur doit laisser des capacités d’auto-organisation locale pour adapter les politiques à la diversité du terrain mais aussi aux priorités démocratiques de collectivités décentralisées légitimées par le suffrage universel. Les collectivités ne peuvent plus être de simples agents d’exécution de réglementations nationales.

L’expérimentation locale, outil neuf de la République

Pour concrétiser ce formidable potentiel d’innovation locale et en faire un objet d’intérêt général, il existe un outil : l’expérimentation locale. Il est impératif aujourd’hui de savoir penser (innovation) et tester (expérimentation) de nouvelles pistes, afin de concevoir de nouveaux modèles (modélisation). C’est dans la réconciliation du proche et du lointain dans les mêmes défis, dans un nouvel équilibre entre ancrages et visions, que s’inscrit l’expérimentation locale.

L’expérimentation locale est l’outil d’une République résiliente. Face à l’urgence et l’ampleur des mutations, il faut inventer fort et vite. Pour cela, il faut avoir à cœur d’anticiper, se mettre en position d’innover, aller au bout du droit d’essayer, être en position de partager et se laisser toujours la possibilité d’évaluer et d’adapter. Avec ce processus vertueux, l’expérimentation locale permet de gagner du temps sur les transitions et peut faire de notre pays, dans tous ses recoins, un véritable laboratoire citoyen à ciel ouvert.

L’expérimentation locale est l’outil d’une République citoyenne. Notre démocratie représentative s’ouvre à la participation et à la co-construction. Elle vise de plus en plus à combiner proximité et efficacité. Or, l’expérimentation permet à chacun de participer directement, dans son écosystème territorial, à des initiatives véritablement utiles et partagées. Les citoyens ne s’affrontent pas indéfiniment sur des positions de principe, ils testent et ils évaluent de concert des solutions. Expérimenter, c’est construire ensemble des possibles.

L’expérimentation locale est l’outil d’une République efficace. Un droit à l’expérimentation facilité permettra une meilleure articulation des compétences, par des modalités d’organisation négociées entre les collectivités et davantage adaptées à la diversité des territoires. Mais, pour ne pas conduire à une compétition à outrance dans le champ local, cette différenciation passe obligatoirement par l’expérimentation. Ce qui doit être favorisé, ce sont les coopérations nouvelles et les inventions utiles, pas les batailles de chiffonnier entre collectivités ou le creusement des inégalités selon que l’on vit à tel ou tel endroit. Généralisée, encadrée et couplée à la différenciation, l’expérimentation locale peut permettre le large essaimage de solutions nouvelles en même temps que leur fine adaptation aux réalités locales.

À titre d’exemple, il est résilient d’expérimenter le chauffage d’immeubles sociaux par l’énergie de la chaleur informatique comme cela est réalisé sur les territoires parisiens et bordelais, ou de réinventer le service public de l’intérieur par la « ville intelligente » comme cela est expérimenté à Dijon. Il est citoyen d’expérimenter les budgets participatifs comme l’a fait le département du Gers, ou de mobiliser 90 000 personnes pour une enquête citoyenne dans plusieurs départements afin d’expérimenter un revenu de base. Il est efficace d’expérimenter une action « cœur de ville innovante » comme à Douai ou de créer plus d’une dizaine d’entreprises dans dix territoires expérimentaux, avec l’embauche de plus de 800 personnes en CDI en moins de deux ans, comme cela a été réalisé dans le cadre de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Cette dialectique local/global est vertueuse : plus on inventera dans les territoires des systèmes aboutis susceptibles de devenir des solutions pour d’autres territoires, voire pour le pays tout entier, mieux on saura renouveler les modèles qui méritent de l’être, notamment le paradigme associant dans une synthèse efficace écologie, solidarité et territoires. L’expérimentation est donc bien l’outil majeur de la République de l’intelligence territoriale, nouvelle étape de la décentralisation.

Pour cela, il faut mettre en place un véritable droit à l’expérimentation territoriale

Il est important de permettre à l’expérimentation locale, constitutionnellement reconnue depuis 2003, de se libérer du carcan qui a entraîné sa non-application à de rares exceptions près, comme la loi « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, déposé le 9 mai 2018, a proposé un droit à la différenciation pour les collectivités locales. Proposition peu claire, mêlant différenciation des compétences et différenciation des normes. Sur le premier point, en donnant la possibilité de déroger à des règles de compétences sans réelles différences de situation et sans accords, le dispositif risquait d’accroître les inégalités territoriales et de renforcer une concurrence néfaste entre collectivités, avec un vrai risque pour la cohésion nationale. Sur le second point, les propositions pouvaient permettre des remises en cause d’égalité entre citoyens sans justification.

Le bon chemin pour la différenciation, c’est donc bien, en plus de l’adaptation des normes aux spécificités des territoires, l’expérimentation locale. Si la révision constitutionnelle revient sur la table, elle doit d’abord supprimer les contraintes mises à son application (verrou de la durée limitée et principe abandon ou généralisation) et lier clairement expérimentation et différenciation afin que ces dernières soient menées sur des situations objectives et évaluées. Il conviendrait également d’alléger la procédure de déclenchement de l’expérimentation afin de permettre une mise en œuvre immédiate, un simple contrôle de légalité, et une initiative portée directement par les collectivités locales.

En deuxième lieu, il est nécessaire de mettre en place un encadrement juridique ouvert de l’innovation et de l’expérimentation territoriales. Le dispositif « France expérimentation » mis en place en 2016 a ouvert un champ nouveau aux possibilités d’innovations des entreprises dans un cadre juridique acceptant la dérogation. Il est nécessaire d’apporter la même souplesse juridique aux innovations locales, de permettre un recours aisé aux dérogations pour des expérimentations et d’élargir le dispositif permettant une interprétation facilitatrice des normes par les préfets. Ce dispositif devrait être couplé à une relance de la politique de simplification des normes pour les collectivités locales, engagée en 2014 avec notamment la mise en place puis le renforcement des missions du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN).

En troisième lieu, il convient de prévoir une « tête de réseau » des expérimentations territoriales, à la fois lieu de connaissances, d’échanges et de partage sur les expérimentations réussies et en cours, lieu de débat avec la société civile et les citoyens, lieu d’initiatives des propositions de modification/dérogation nécessaires et, enfin, centre de ressources pour l’accompagnement et l’évaluation, avec notamment l’élaboration d’un référentiel de l’expérimentation territoriale. La réforme du Conseil économique, social et environnemental (CESE) pourrait intégrer cela en faisant de celui-ci le lieu de référence du droit à l’expérimentation. Le CESE pourrait être ainsi l’interface experte et citoyenne entre les expérimentations locales et la généralisation de leurs acquis et enseignements, via la représentation nationale. En clair, faire du meilleur des expérimentations locales la matière de lois nouvelles, au bénéfice de toute la nation.

Enfin, il est indispensable que soient mis en place les soutiens aux expérimentations, soutien financier par la mise en place d’un fonds de soutien aux expérimentations locales, soutien en compétence par le recours à un dispositif « d’intrapreneurs », soutien en ingénierie par un accompagnement des services de l’État, notamment l’Agence nationale de cohésion des territoires et la création de sous-préfets dédiés.

Intelligemment couplée à la différenciation, donc aux potentiels de tous nos territoires, l’expérimentation locale peut être demain l’outil d’une République plus proche, plus citoyenne et plus résiliente. Tirons de vraies leçons de ce que nous venons de vivre, créons la République de l’intelligence territoriale et faisons de cet objectif lun des enjeux majeurs des réformes qui s’engagent. Quitte à réinventer, réinventons vraiment !

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