Le Garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a présenté le 5 janvier 2023 son plan de réforme de la justice construit autour des recommandations des États généraux de la justice, présidé par Jean-Marc Sauvé, ancien vice président du Conseil d’État. Dominique Raimbourg et Jérome Giusti, directeurs de l’Observatoire justice et sécurité – Thémis de la Fondation, livrent leur analyse d’une réforme qui promet d’indéniables améliorations, mais laisse de côté plusieurs chantiers majeurs.
Une réforme ambitieuse et pragmatique
Ce plan tire les conséquences du double constat des États généraux : la justice est confrontée à une double crise, la crise de l’autorité judiciaire et la crise du service public de la justice. Le plan est donc axé sur le fait que la machine judiciaire doit fonctionner à la fois pour répondre à la crise du service public mais en même temps pour restituer de l’autorité à la justice.
La première réponse réside dans l’augmentation des moyens. Après avoir rappelé que le budget a augmenté régulièrement de 8% par an, le ministre promet un budget de 11 milliards d’euros en 2027.
Ensuite, la création d’un référentiel pour mesurer la charge de travail de chaque poste et un accord sur la qualité de vie au travail sont proposés pour répondre au mal-être du personnel judiciaire.
Viennent ensuite des mesures pour améliorer l’organisation du travail. Tout d’abord, il est promis une double embauche : 1500 magistrats et 1500 greffiers en conformité avec les recommandations des États généraux. Il est ensuite prévu de décentraliser un certain nombre de décisions et de clarifier les relations entre la direction des services judiciaires et le secrétariat général du ministère, sans autre précision sur ce dernier point.
Trois grandes mesures sont prévues en matière de procédure civile. Tout d’abord, il s’agit d’abandonner la procédure d’appel dite Magendie, du nom du premier président de la cour d’appel de Paris qui en fut le créateur. Cette procédure était perçue par nombre d’avocats comme la mise en place de chausse-trappes visant à rendre irrecevables les procédures qu’ils introduisaient devant la cour d’appel sans avoir à les juger au fond. Ensuite, la deuxième mesure serait de promouvoir la culture de l’amiable du règlement des litiges selon des moyens à détailler ultérieurement et, enfin, la troisième de mettre en place la césure des procès de façon à juger d’abord le point de droit pour ensuite renvoyer les parties à négocier sur les conséquences de ce jugement. Cette procédure est le pendant en matière civile de la réforme qui a été mise en place pour juger les mineurs et les enfants. Le tribunal tranche d’abord la question de la culpabilité et renvoie le prononcé de la peine après une période d’épreuves et un suivi éducatif.
En matière économique, l’innovation consiste à transférer à certains tribunaux de commerce tout le contentieux de la liquidation des sociétés commerciales et civiles et des associations et à prévoir, sans la détailler, une participation financière des plaideurs les plus fortunés du monde des affaires.
Enfin, est prévue une réécriture complète du code de procédure pénale par voie d’ordonnances sous le contrôle d’un comité scientifique et de représentants des deux Assemblées.
On voit qu’il s’agit d’une grande ambition et d’une démarche assez neuve. L’ambition consiste à faire fonctionner la justice et à obtenir qu’elle rende des décisions dans un délai raisonnable afin qu’elle réussisse à traiter l’ensemble du contentieux qui lui est soumis. La méthode est assez neuve puisqu’on s’écarte des discussions théoriques habituelles, comme par exemple la question de l’indépendance de la justice. Le rapport des États généraux de la justice préconisait de régler ainsi cette dernière question : la proposition de nomination des procureurs reste gouvernementale, avec avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. C’est actuellement ce qui se passe : les ministres successifs respectent la tradition qui veut que la nomination soit conforme à l’avis du Conseil supérieur de la magistrature.
Mais des frilosités regrettables
Ce plan, certes ambitieux, laisse cependant dans l’ombre certains sujets.
Tout d’abord il aurait sans doute été possible de traiter différemment certains contentieux, pour soulager les tribunaux et les acteurs de la chaîne pénale. C’est par exemple l’infraction de première conduite sous l’empire de l’alcool sans accident. Ce sont environ 70 000 à 75 000 condamnations prononcées chaque année (à comparer pour 600 000 condamnations correctionnelles annuelles). Cette infraction fait l’objet d’une répression par le préfet qui suspend le permis pour une durée maximale de six mois avec perte de points. Ensuite, le contrevenant est convoqué devant le tribunal correctionnel. Il comparaît souvent plus de six mois plus tard, il a récupéré son permis et bien souvent le tribunal confirme la sanction du préfet. C’est un double traitement dont on pourrait se passer en prévoyant simplement que, en cas de récidive, le contrevenant soit alors renvoyé devant le tribunal.
Les mesures prévues pour améliorer la situation des prud’hommes peinent à convaincre. Le formulaire pour saisir la juridiction d’un litige est réputé être tellement compliqué qu’il dissuade de nombreux salariés. Le projet ne revient pas sur cette question. De la même façon, il n’y a pas d’analyse de l’effet de l’indemnité forfaitaire en matière de conciliation.
Il n’y a par ailleurs aucune analyse des résultats des pôles sociaux des tribunaux, qui ont remplacé depuis le 1er janvier 2019 les anciens tribunaux des affaires de sécurité sociale débordés dans de nombreuses juridictions.
La réforme se voulant pragmatique, il est dommage de constater que l’articulation entre les différents acteurs de la chaîne pénale police-justice d’abord, justice-pénitentiaire ensuite semble avoir été assez peu réfléchie. Certes, il y a l’annonce de la simplification des cadres d’enquête qui semble donner satisfaction aux enquêteurs. Cependant, la question de la transmission des procès-verbaux, la question du retour vers les enquêteurs, les difficultés de contacts avec les substituts du procureur de permanence au service de traitement en temps réel sont absentes. Il en va de même pour les contacts avec la pénitentiaire.
La justice des mineurs est évoquée très rapidement. Le bilan de la réforme des tribunaux pour enfants et de la procédure n’est pas tiré – peut-être était-ce prématuré ? Il aurait fallu le préciser. L’essentiel des annonces consiste en la construction de 20 nouveaux centres éducatifs fermés. Le chiffre est important, mais le sujet de la prise en charge à la sortie de ces centres et la question de la continuité de l’encadrement éducatif n’est pas évoquée.
Le plus grave reproche réside dans la minceur des annonces en matière pénitentiaire. Est annoncée la construction pour 2027 de 15 000 places de prison. D’abord, cette annonce est peu crédible. En effet, le ministre indique que, fin 2024, la moitié de ce programme sera réalisée. Il ne restera donc que deux années et demi avant la fin du mandat présidentiel pour terminer les 7500 places restant à construire. C’est un pari impossible à tenir : habituellement, il faut entre cinq à sept ans pour construire une prison. Par ailleurs, il n’y a dans le plan annoncé aucune réflexion sur la nécessité de cette construction : l’expérience prouve pourtant que plus il y a de places, plus il y a de prisonniers. De plus, la justice française n’a rien de laxiste : nos taux de détention se situent dans la moyenne de ceux des pays européens.
Mieux vaudrait réfléchir au suivi des sortants de prison. Mais, ici encore, le projet est muet sur cette question, pourtant centrale dans la lutte contre la récidive. Le nombre de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation restera donc toujours en dessous de la barre des 7000 fonctionnaires. Pour rappel, ces 7000 agents doivent non seulement suivre les 72 000 détenus appelés à sortir un jour de prison, mais également les 160 000 personnes qui font l’objet d’un suivi hors les murs de la prison. Cette tâche, titanesque, est impossible à réaliser en l’état actuel des effectifs. La lutte contre la récidive reste donc à construire.
De plus, il n’y a aucune réflexion sur un mécanisme de régulation de la surpopulation. L’annonce d’une affectation plus rapide des détenus en maisons d’arrêt surpeuplées vers des établissements pour peine ne réglera pas la question de la surpopulation. Il y a 10 000 à 12 000 détenus en surnombre, et les places disponibles dans les centres pour peine sont largement insuffisantes. Il aurait mieux valu mettre en œuvre un système visant à placer en libération sous contrainte le détenu le plus proche de la sortie en cas d’entrée d’un nouveau détenu en surnombre.
De surcroît, cette réforme ne s’attaque pas directement à la vraie difficulté du système juridique français : les délais déraisonnablement longs pour obtenir une décision de justice définitive et irrévocable. C’est notamment le cas dans des contentieux de masse qui concernent une grande partie de la population, souvent la plus faible voire la plus précaire, comme le contentieux prud’homal. Les salariés peuvent ainsi attendre trois ans, voire cinq ans s’il y a départage, pour obtenir un jugement du Conseil de prud’hommes. Un délai qui ne comprend pas l’appel et, éventuellement, le recours en cassation, susceptibles de porter la durée totale de la procédure à près de dix ans.
Ce déni de justice engage pourtant la responsabilité des pouvoirs publics, auprès de qui les parties peuvent demander réparation en assignant l’État devant le tribunal judiciaire. Celles-ci peuvent faire valoir leur préjudice matériel : on peut par exemple penser au défaut de perception des condamnations, comme des allocations Pôle Emploi, que les victimes auraient dû percevoir dans un délai raisonnablement plus court. Les parties peuvent également faire valoir leur préjudice moral : l’attente prolongée et injustifiée que les parties subissent avant que leur situation soit appréciée par la justice est toujours pour elles une source d’incertitude et d’anxiété, susceptible de mettre leur vie en suspens pendant plusieurs années.
Ce préjudice moral est réparé par le versement d’une indemnité globale, appréciée en fonction du nombre de mois de procédure excédant le délai raisonnable prévu par les textes, et au regard des enjeux économiques du contentieux pour le justiciable. Certes, il s’agit encore de faire un procès « dans le procès », mais l’État, terriblement conscient de sa responsabilité, transige bien souvent avant même le procès.
À l’occasion de la réforme, on aurait donc préféré que l’État s’attaque à la cause du problème plutôt qu’il décide d’en gérer les conséquences. Puisqu’au bout du compte l’État indemnise, il aurait été d’une meilleure politique de consacrer un budget « préventif » pour combattre le fléau des délais déraisonnables de justice, et de porter cette question sur la place publique, notamment en le soumettant au débat parlementaire, au lieu de laisser l’agent du Trésor négocier, pour le compte de l’État, des indemnisations au cas par cas, dans le secret des discussions entre avocats. Malheureusement, conformément à son habitude, notamment dans la gestion des aides sociales, l’État semble parier sur le non-recours aux droits, arithmétiquement toujours plus favorable aux comptes publics.
Enfin, cette réforme passe à côté d’une autre grande ambition, celle de mettre en place un « management social » de la justice au profit des justiciables les plus éloignés des institutions, car pauvres, isolés, démunis : « sans toit ni droit ». Il ne s’agit pas ici d’aborder seulement la question de l’aide juridictionnelle, certes réformée depuis de nombreuses années mais qui, jamais, n’atteint son but : faire que chacun, quelle que soit sa condition, accède à la justice. Pour cela, il ne faut pas seulement allouer de l’argent aux justiciables (ou aux avocats), mais les accompagner auprès des tribunaux et leur en faciliter le chemin, par une politique proactive d’accès effectif à la justice. Une stratégie de « management social » de la justice doit être pensée, considérée et mise sur pied dans les meilleurs délais pour accélérer les demandes de traitement de certains conflits qui nécessitent un règlement urgent (par exemple, lorsque les justiciables sont en situation de difficulté financière ou sociale), proposer un meilleur accueil dans les tribunaux, mieux expliquer les décisions de justice lorsqu’elles sont rendues, et mettre à la charge de l’État leur exécution.
Plutôt que la « justice à deux vitesses » discriminante et inéquitable que, par paresse ou désintérêt, l’État a laissé se développer au détriment de nos concitoyens les plus démunis, c’est une « justice à double vitesse », également attentive à chacun, qu’il nous faut aujourd’hui organiser. Malheureusement, nous en sommes encore loin : le « droit au droit » attendra.