Un corps électoral en mouvement

À l’aune des évolutions rapides de cette pré-campagne, que sait-on des mouvements qui parcourent l’électorat français durant la période agitée que nous venons de traverser ? À un peu moins de cent jours du premier tour de la présidentielle, il est nécessaire d’expliciter à la fois la nature des mouvements d’intention de vote (comment les transferts de voix se réalisent-ils ?), mais surtout les raisons qui poussent à la volatilité électorale (pourquoi un électeur modifie-t-il son choix de vote d’une vague d’enquête à l’autre ?).

Pendant les premiers trimestres de l’année 2021, le paysage politique français apparaissait relativement stabilisé, voire fossilisé, un phénomène classique en période de crise. Néanmoins, à la faveur de l’approche de l’élection présidentielle et de la conjonction de plusieurs événements, le temps s’est accéléré et la donne a rapidement changé. Tout d’abord, les mauvais scores enregistrés par le parti de Marine Le Pen lors des élections régionales et départementales ont permis, plus tard, l’éclosion de la candidature d’Éric Zemmour. Le ralliement d’une partie des électeurs venus du RN et de la droite de gouvernement1Antoine Bristielle et Tristan Guerra, « Radiographie de l’électorat d’Éric Zemmour » dans Le dossier Zemmour. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 27 octobre 2021, pp. 23-32. facilitant sa montée en puissance rapide dans les sondages a rapidement crédibilisé l’autre possibilité qu’il pouvait représenter pour des électeurs en recherche de radicalité. C’était sans compter sur le bon déroulement de la primaire des Républicains qui a intronisé avec succès Valérie Pécresse et qui semble, ce faisant, avoir de nouveau rebattu les cartes dans l’espace des droites en fusion. Lorsque l’on prend un peu de recul, les choses se sont progressivement, mais rapidement, décantées : en juin dernier, Marine Le Pen était en effet créditée de 27% des intentions de vote – elle plafonne désormais à 14-15% des voix et sa qualification n’est plus certaine. Valérie Pécresse était quant à elle estimée il y a quelques semaines à 11%2« Enquête électorale française 2021 », Ipsos, 24 avril 2021. et atteint désormais 17% en réunissant une plus large coalition de droite3Gilles Finchelstein, Valérie Pécresse. Pas tout à fait le fillonismeFondation Jean-Jaurès18 décembre 2021. et semble même, dans certaines enquêtes, être en capacité de concurrencer directement Emmanuel Macron au second tour. Quant à Éric Zemmour, alors qu’il officiait il y a quelques mois encore uniquement comme polémiste sur la chaîne d’opinion CNews, il est aujourd’hui crédité lui aussi de 14,5% des intentions de vote, après avoir enregistré un pic à 16% en octobre avant l’officialisation de sa candidature4« Enquête électorale 2022 – Vague 2 », réalisée par Ipsos pour le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde.. De l’autre côté de l’hémisphère politique, les questionnements sur l’union battent encore leur plein alors que l’échéance du dépôt des candidatures se rapproche5La date de fin des parrainages envoyés au Conseil constitutionnel est fixée au 26 février 2021.. Quant à Jean-Luc Mélenchon, désormais candidat de l’Union populaire, il espère recréer, seul, la dynamique qui, en 2017, l’avait porté à 600 000 voix d’une qualification au second tour de la présidentielle. 

Fidèles et changeurs, la logique des mouvements électoraux dans une pré-campagne qui peine à intéresser les électeurs

Avant toute chose, il est utile de préciser que les analyses effectuées dans cette note sont dérivées de l’exploitation d’un large sondage qui a interrogé plus de 7000 répondants ayant participé à la vague d’octobre et la vague de mi-décembre de l’« Enquête électorale française » dirigée par le Cevipof, en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, et réalisée par l’Institut Ipsos. À la différence des sondages classiques qui interrogent à chaque fois des personnes différentes, la propriété d’un panel aussi important est de suivre les mêmes individus au cours de l’ensemble d’une campagne électorale, permettant alors de creuser avec beaucoup plus de finesse les mécanismes de choix des électeurs au fil du temps. En outre, la taille importante de l’enquête permet d’explorer plus avant les dynamiques de nombreux sous-groupes sociopolitiques qui sont des clés dans la composition des électorats.

Dans cette note, nous prenons le parti d’examiner les préférences d’un électorat susceptible de se mobiliser en avril et mai prochains6Nous mettons de côté la question de la participation différentielle : entre le mois d’octobre et le mois de décembre 2021, 7% étaient certains d’aller voter en octobre, mais ne sont désormais plus certains de le faire, 9% n’étaient pas certains de se déplacer, mais le sont désormais. Dans cette note, on fait le choix de ne retenir plus spécifiquement seulement les électeurs qui placent leur certitude d’aller voter à au moins 8 sur une échelle de 1 à 10 proposant aux répondants d’évaluer leur souhait de se mobiliser lors du premier tour de l’élection présidentielle. Les inférences tirées ont aussi été vérifiées lorsque l’on garde seulement les répondants qui placent leur certitude d’aller voter à 10 (soit l’échelon maximal) lors de la dernière vague d’enquête.. Les résultats sont bien sûr à interpréter avec la plus grande prudence à moins de cent jours du scrutin. D’une part, l’histoire électorale est pleine de rebondissements qui font tout le sel des campagnes électorales. D’autre part, et à ce stade, les choix électoraux sont très loin d’être cristallisés. Ainsi, parmi les électeurs absolument certains de participer à l’élection, un peu moins de la moitié (45%) pensent que leur choix peut encore changer. Ensuite, l’intérêt pour la campagne de l’élection présidentielle est encore à un niveau très faible, notamment si on le compare à la même période lors du précédent cycle électoral. Ainsi, alors que 81% des Français se disaient intéressés par l’élection présidentielle de 2017 en décembre 2016, ils ne sont plus que 67% à déclarer leur intérêt pour la présidentielle de 2022 en décembre 20217Enquête réalisée par le Cevipof et Le Monde, « Enquête électorale française 2017 », Vague 9, décembre 2016.. Dans les faits, peu de Français sont donc effectivement entrés en campagne à quatre mois du scrutin. Néanmoins, et malgré ces réserves, il nous semble important de comprendre et tenter de saisir les dynamiques et soubresauts qui parcourent le corps électoral dans ces prémices à la véritable campagne électorale qui ne battra son plein qu’en ce début d’année 2022. Pour ce qui est de l’analyse proposée dans cette note, nous proposons de nous focaliser pour chaque candidat sur les flux des électeurs fidèles (ceux qui maintiennent leur intention de vote pour le même candidat) et des changeurs (qui changent leur intention de vote d’un candidat vers un autre).

On le sait, la plupart des mouvements électoraux enregistrés auprès d’un électeur durant une campagne électorale le sont généralement parmi deux ou trois candidats maximum qui sont situés à proximité en termes idéologiques8Vincent Tiberj et Bruno Cautrès, « L’espace des possibles électoraux » dans Bruno Cautrès (dir.), Comment les électeurs font-ils leur choix ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 77-99.. La plupart des citoyens ont des caractéristiques sociodémographiques et des orientations politiques relativement durables et endossent des cultures et valeurs politiques qui vont, dans une première phase de considération, les orienter vers une partie du spectre politique et les conduire à envisager de voter pour un ensemble de candidats qui partagent des vues comparables en termes de préférences économiques (libéralisme économique ou intervention de l’État) ou culturelles (par exemple du point de vue du conservatisme moral, du rapport à l’immigration) ou à les départager en fonction d’autres enjeux à cheval entre ces deux dimensions (Europe, populisme, rapport à la démocratie). 

Dans la deuxième phase de choix, qui consiste bel et bien à sélectionner le candidat pour qui voter parmi les candidats qui partagent avec l’électeur un espace idéologique commun, les citoyens vont davantage s’appuyer sur des attributs tels que les caractéristiques personnelles des candidats, l’évaluation de leur personnalité, ou bien encore leur capacité à gagner l’élection ou à se qualifier par rapport à leurs concurrents directs. Ces attributs sont particulièrement susceptibles d’évoluer au fil de la campagne.

Panorama général de la mobilité électorale

Entre le mois d’octobre et le mois de décembre 2021, 30% des futurs électeurs ont envisagé de modifier leur comportement lors de la prochaine élection présidentielle. 7% étaient certains d’aller voter en octobre, mais ne sont désormais plus certains de le faire, 9% n’étaient pas certains de se déplacer, mais le sont désormais et 14% sont toujours certains d’aller voter, mais pour un candidat différent désormais.

Mais parmi les différents candidats à la prochaine élection présidentielle, lequel a-t-il le plus vu ses potentiels électeurs changer d’avis entre octobre et décembre 2021 ? Le tableau 1 représente la proportion des électeurs (potentiels) fidèles et changeurs parmi chacun des principaux candidats. D’abord, on remarque que le (seul) point commun entre l’électorat d’Éric Zemmour et celui d’Anne Hidalgo est d’être très volatile sur cette période. Sur 100 électeurs qui exprimaient une intention de vote pour Anne Hidalgo en octobre, seulement 62 maintiennent ce choix en décembre. C’est un niveau similaire que l’on retrouve chez Éric Zemmour, avec seulement 64 électeurs sur 100 qui sont restés fidèles entre les deux vagues. À l’inverse, d’autres candidats sont davantage parvenus à préserver leur socle lors de cette période. L’électorat d’Emmanuel Macron (83%) et de Jean-Luc Mélenchon (85%), mais aussi celui de Marine Le Pen (78%), sont marqués par une grande stabilité. Le chiffre de Valérie Pécresse doit être mis de côté, car le nombre d’électeurs ayant choisi cette candidate avant qu’elle soit désignée par le congrès de LR n’était pas aussi important.

Tableau 1. Électorat fidèle et changeurs en début de campagne (octobre-décembre 2021)

Intention de vote pour le/la candidat(e)Part des électeurs fidèles (en %)Part des électeurs changeurs (en %)
Jean-Luc Mélenchon8515
Yannick Jadot7129
Anne Hidalgo6238
Emmanuel Macron8317
Valérie Pécresse8614
Marine Le Pen7822
Éric Zemmour6436

Note de lecture : Sur 100 personnes qui exprimaient une intention de vote en faveur d’Anne Hidalgo en octobre 2021, 62 se prononcent également pour elle en décembre 2021 et 38% se prononcent pour un autre candidat(e).

Cela étant, il est nécessaire de prolonger le raisonnement et de comprendre comment a fonctionné l’espace des possibles électoraux à l’heure actuelle : vers qui se sont effectués les transferts électoraux pour chacun des principaux candidats entre ces deux vagues d’enquête ? Quelles ont été les raisons de ces changements et que nous apprennent-ils de la structuration du champ politique ? Pour comprendre les déterminants qui poussent (ou retiennent) les électeurs sur un candidat dans chacun des blocs, nous utilisons des modèles logistiques et multinomiaux qui permettent de rendre compte des différences de structure entre changeurs et fidèles, toutes choses égales par ailleurs, ce qui s’avère impossible à réaliser dans des enquêtes classiques9Afin de brosser un état général de nos investigations et en rendre compte au plus grand nombre de manière synthétique, l’ensemble des résultats n’est pas présenté. Ils sont toutefois disponibles sur demande auprès des auteurs..

Les mouvements à gauche : des freins majeurs à l’union ?

Même si l’espace de la gauche est très réduit à l’heure actuelle – seulement 27% de l’électorat lorsque l’on cumule les scores des sept candidats de gauche pressentis –, la situation demeure très ouverte. Sept personnes sur dix (72%) qui expriment une intention de vote en faveur d’Anne Hidalgo en décembre disent que leur choix peut encore évoluer. C’est aussi le cas de 66% des électeurs de Yannick Jadot et de 42% de ceux de Jean-Luc Mélenchon. Le paysage à gauche est donc en mesure d’évoluer sensiblement dans les prochaines semaines et les dynamiques des uns et des autres seront donc de nature à pouvoir modifier sensiblement les rapports de force.

Sans surprise, au cours de la période écoulée entre octobre et décembre, la plupart des mouvements électoraux l’ont été au détriment de la candidate socialiste, dans la lignée de son entrée en campagne largement critiquée. Mais à quels candidats ont profité les suffrages de ceux qui se sont détournés d’Anne Hidalgo ? Sur l’ensemble des électeurs qui ont déserté la candidature de la maire de Paris, un peu moins d’un tiers (30%) se sont dirigés vers Emmanuel Macron, 22% vers Yannick Jadot et 17% vers Jean-Luc Mélenchon (Graphique 1). Cela signifie que ce qu’il reste des électeurs socialistes se montre particulièrement rétif dans leur majorité à se reporter sur l’autre possibilité que constituerait Jean-Luc Mélenchon qui domine à cette heure cette partie du champ politique. On peut faire la même observation avec Yannick Jadot, même si ses pertes sont moins importantes : 18% des électeurs qui ne désignent plus Yannick Jadot vont vers Jean-Luc Mélenchon, 13% vers Anne Hidalgo et 23% vers Emmanuel Macron. Le second choix de vote des électeurs est également instructif des porosités et rigidités qui traversent l’électorat de gauche. Dans l’enquête, les personnes qui n’étaient pas sûres de leur choix étaient invitées à choisir un deuxième choix10La question posée était la suivante : « Si finalement vous ne deviez pas voter pour [candidat choisi en premier], quel serait votre choix au premier tour ? ». Sur cent électeurs de Yannick Jadot qui disent pouvoir changer d’avis, 26% voteraient pour Anne Hidalgo, 18% pour Emmanuel Macron et 14% pour Jean-Luc Mélenchon. Parmi les électeurs d’Anne Hidalgo, un tiers (34%) se reporterait sur Yannick Jadot, 22% sur Emmanuel Macron et 11% sur Jean-Luc Mélenchon. 

Plusieurs éléments distinguent les électeurs de Yannick Jadot et Anne Hidalgo qui se tournent vers Emmanuel Macron de ceux qui se tournent vers Jean-Luc Mélenchon : le placement idéologique sur l’échelle gauche/droite moins radical, le vote en 2017 en faveur de Macron au premier tour, ainsi que les priorités accordées par les électeurs aux questions de pouvoir d’achat, mais aussi d’immigration et de défense de la République et de la laïcité. Mais les électeurs de gauche qui préfèrent Macron à Mélenchon se distinguent moins sur les valeurs que sur le rapport à la crise sanitaire : ceux qui se disent satisfaits de la manière dont le gouvernement gère le dossier du coronavirus se prononcent bien davantage pour le président sortant que les autres. De même, les enquêtés qui déclarent ne pas comprendre les mouvements anti-passe et anti-vaccination ont six fois plus de chances de préférer Macron à Mélenchon.

La conclusion majeure à cette mobilité électorale observée à gauche est que l’union des différentes forces de gauche demeure difficile à ce stade, ou en tout cas ne s’est pas encore cristallisée. Tout se passe comme si la candidature Mélenchon avait perdu le capital sympathie dont le candidat « insoumis » bénéficiait en 2017 aux yeux des autres électeurs de gauche. À la lumière de ces données, la fluidité supposée entre les électeurs Mélenchon d’une part, et Yannick Jadot et Anne Hidalgo de l’autre, est bien moins évidente qu’elle est communément supposée. Si ces électorats partagent indubitablement des orientations politiques communes, il existe des freins importants à un transfert massif des électeurs issus de la gauche de gouvernement ou du candidat écologiste. Au contraire, Emmanuel Macron apparaît comme un recours plus crédible pour les électeurs d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot, particulièrement auprès des électeurs de gauche qui le créditent pour sa gestion de la pandémie. 

Graphique 1. Répartition des électeurs qui ne votent plus Anne Hidalgo

Note de lecture : Sur 100 électeurs qui déclaraient vouloir voter pour Anne Hidalgo en octobre et ne votent plus pour elle en décembre 2021, 22 se sont reportés sur le candidat Yannick Jadot.

Valérie Pécresse, une candidature aux pieds d’argile ?

Mesurée à 10% d’intentions de vote avant le congrès des Républicains, Valérie Pécresse obtiendrait désormais 17% des intentions de vote dans notre enquête réalisée après le congrès des Républicains, profitant du ralliement consécutif à « l’effet primaire » bien connu et documenté en science politique. Sur l’ensemble de ses nouveaux électeurs potentiels, 31% lui préféraient Emmanuel Macron lors de la vague d’enquête antérieure, un tiers (33%) d’Éric Zemmour et 12% seulement de Marine Le Pen (Graphique 2). Mais comment comprendre ces dynamiques de reports et quelles sont les caractéristiques plus précises de ces nouveaux arrivants ? 

Graphique 2. Répartition des nouveaux électeurs potentiels de Valérie Pécresse 

Note de lecture : Sur 100 nouveaux électeurs de Valérie Pécresse en décembre 2021, 31% votaient pour Emmanuel Macron en octobre dernier.

Tout d’abord, qu’en est-il des électeurs macronistes partis chez Pécresse ? On sait que la porosité des électorats LREM et LR est un point essentiel à garder en tête. Cela se confirme une nouvelle fois : la moitié (50%) des électeurs qui disent que leur intention de vote en faveur d’Emmanuel Macron peut encore changer choisirait la candidate fraîchement investie par les adhérents des Républicains. C’est aussi en toute logique que la grande majorité des électeurs infidèles au président le sont en faveur de Valérie Pécresse. Sur la période d’enquête, 65% des électeurs qui ont quitté Emmanuel Macron le font ainsi en direction de la candidate désignée à l’issue du congrès de la droite. En termes de caractéristiques sociales, ils ne diffèrent pas fondamentalement des électeurs macronistes fidèles, mais sont bien davantage catholiques (plutôt que sans religion). En termes plus politiques, il s’agit d’électeurs assez clairement à cheval entre LREM et LR du point de vue des valeurs et qui ont pu, à l’occasion des scrutins intermédiaires comme les élections régionales de juin dernier, voter pour une liste étiquetée Les Républicains. Ainsi, les électeurs qui ont voté pour des listes LR aux régionales ont trois fois plus de chances de se reporter sur Pécresse. Par rapport aux électeurs fidèles au président, ceux qui ont changé pour Pécresse sont davantage séduits par les enjeux classiques mobilisés par la droite de gouvernement : l’insécurité et la dette publique. La gestion de la crise sanitaire est aussi un facteur explicatif puissant qui a poussé ces ex-macronistes à rejoindre Pécresse : plus le sentiment que la crise est mal gérée par le gouvernement est fort, plus les chances de se tourner vers Valérie Pécresse au détriment de Macron augmentent.

Mais au-delà des porosités, l’autre apport substantiel vient du nouveau candidat de la droite extrême, Éric Zemmour. Les difficultés rencontrées par Éric Zemmour et qui conduisent le polémiste à reculer dans les intentions de vote sont évoquées plus amplement dans la section suivante (voir partie V). Notons cependant deux points : Valérie Pécresse parvient à reprendre à Éric Zemmour les électeurs les plus dotés en termes de capital économique11Plus le patrimoine de ces ex-électeurs zemmouristes est important, plus la probabilité de retourner dans le giron de la candidate LR est forte, ce qui montre la composante économique du vote chez ces électeurs d’obédience libérale attirés néanmoins par une radicalité sur l’immigration et l’islam., mais c’est surtout des considérations stratégiques qui la portent (voir partie suivante sur ce point).

Malgré ces éléments positifs, la candidature de Valérie Pécresse est peut-être une géante aux pieds d’argile dans la mesure où près de la moitié (50%) des personnes certaines d’aller voter et qui expriment une intention de vote en sa faveur admettent que ce choix peut encore changer. C’est nettement plus que les 32% des électeurs indécis que l’on trouve chez Marine Le Pen ou même que les 40% d’indécis qui désignent Éric Zemmour, et encore bien davantage que les 36% des électeurs du président de la République.

À la confluence des droites : les difficultés d’enracinement du zemmourisme

Entre les deux vagues de l’enquête, Éric Zemmour a enregistré une baisse de 1,5 point dans les intentions de vote, le plaçant désormais à 14,5% à la mi-décembre 2021. Sur l’ensemble des électeurs qui ne se retrouvent plus dans la candidature d’Éric Zemmour, la moitié (49%) est allée se reporter sur Valérie Pécresse et un peu plus d’un tiers (35%) sur Marine Le Pen. Éric Zemmour tient donc bel est bien le rôle de vase communicant entre droite de gouvernement et extrême droite et illustre parfaitement l’espace de porosité à l’intérieur des droites en fusion. Mais pourquoi certains électeurs se sont éloignés d’Éric Zemmour depuis octobre et préfèrent dorénavant un autre candidat ? Il s’agit en premier lieu de considérations d’ordre stratégique : les mouvements sur la candidature Zemmour sont d’une nature plus stratégique qu’idéologique, ils évoluent en fonction de la dynamique perçue d’Éric Zemmour et de ces rivaux. Tout d’abord, les mouvements sur le candidat Zemmour ont lieu en fonction des allégeances d’hier : 63% des électeurs qui se sont déplacés de Zemmour à Pécresse votaient François Fillon au premier tour en 2017. De façon symétrique quoique plus prononcée, 72% de ceux qui sont allés vers Marine Le Pen votaient déjà Marine Le Pen dès le premier tour en 2017. Si la dynamique fulgurante d’Éric Zemmour à l’automne a pu inciter certains électeurs de droite à envisager de voter pour lui, le – relatif – essoufflement de sa campagne en fin d’année s’explique ainsi par le retour d’une partie de son électorat à sa famille politique d’origine. Ainsi, dans cette partie de l’espace politique, ces mouvements de va-et-vient sont typiques d’une partie des personnes qui se prononcent ou se sont prononcées plus tôt en faveur d’Éric Zemmour, candidat dont seulement 59% des électeurs sont sûrs de leur choix contre 68% des électeurs de Marine Le Pen.

Qu’en est-il des électeurs qui préfèrent désormais Marine Le Pen à Éric Zemmour ? Il s’agit tout d’abord d’électeurs plus âgés et qui travaillent dans le secteur privé. Leur retour dans le giron du Rassemblement national s’explique également par leur comportement politique passé : ils s’étaient déjà portés sur Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017, il s’agit donc de marinistes déçus plutôt que des convertis de fraîche date. Les traits d’image associés à Éric Zemmour jouent également en sa défaveur dans ce cas précis, puisque ces électeurs qui envisagent désormais de voter pour Marine Le Pen se disent plus inquiets que les autres par Éric Zemmour. Ensuite, ces mouvements peuvent s’expliquer par la structure de la priorité des enjeux de ces électeurs qui se disent davantage préoccupés par les questions de pouvoir d’achat. Or cette thématique est bien plus traitée par la candidate du Rassemblement national que par l’ancien polémiste dont le programme économique moins étoffé et d’inspiration libérale peut effrayer des électeurs attachés au discours social développé par Marine Le Pen. Il s’agit aussi d’électeurs qui consomment moins d’informations et de débats politiques, donc sans doute plus difficiles à attirer par Éric Zemmour. Mais c’est surtout l’incapacité d’Éric Zemmour à incarner une possibilité crédible qui explique ce mouvement : le fait de penser qu’il ne sera pas qualifié pour le second tour (par rapport au fait de croire qu’il sera élu) augmente l’intention de vote en faveur de Pécresse ou en faveur de Le Pen si on pense qu’il sera battu. Le succès (ou l’échec) de la candidature d’Éric Zemmour dépendra donc en premier lieu de sa capacité à s’imposer comme le candidat de la droite en mesure d’incarner, plus que ces deux concurrentes de droite, une possibilité crédible à Emmanuel Macron. Mais les fuites de l’électorat potentiel d’Éric Zemmour bénéficient aussi à Valérie Pécresse. Qui sont donc ceux qui lui préfèrent la candidate de LR et pour quelles raisons ? Cette fois-ci, ces changeurs sont avant tout issus d’un électorat plus âgé, plus éduqué et à l’évidence plus favorisé que l’électorat étant resté fidèle à Éric Zemmour. En ce sens, les personnes qui avaient exprimé une intention de vote pour Zemmour, mais qui se retrouvent aujourd’hui dans la candidate désignée par LR sont plus satisfaites que les autres de la vie qu’elles mènent. Elles perçoivent par ailleurs LR comme étant suffisamment à droite. Il s’agit aussi d’électeurs qui n’avaient pas franchi le Rubicon en votant pour Marine Le Pen au second tour en 2017, mais qui avaient voté Macron. Comme dans le cas des électeurs se reportant sur Marine Le Pen, ceux envisageant désormais de voter pour Valérie Pécresse jugent Éric Zemmour peu crédible en tant que président. Ils pensent aussi plus souvent qu’Éric Zemmour ferait moins bien qu’Emmanuel Macron s’il était élu, que le polémiste n’a pas l’étoffe d’un président et qu’il donnerait une mauvaise image de la France. Cette incapacité d’incarner le rôle du président de la République dans ses aspects les plus régaliens est une limite importante auprès de l’électorat issu de la droite modérée qui avait pu un temps être sensible aux charmes du polémiste. Mais là encore, c’est le pronostic dans les chances de victoire qui explique le plus la désaffection pour Zemmour. Le fait de penser qu’il sera battu au second tour augmente de six fois les chances de se prononcer pour Valérie Pécresse. La dimension stratégique du vote est donc bien prédominante.

Conclusion

L’étude des mouvements électoraux dans ces premiers mois de campagne électorale nous livre trois enseignements majeurs :

  1. à quelques mois de l’élection présidentielle, quatre Français sur dix ne sont pas certains d’aller voter. Et parmi les Français certains de se déplacer en avril prochain, 45% pensent que leur choix peut encore changer. Alors que huit Français sur dix (81%) se disaient intéressés par l’élection présidentielle de 2017 en décembre 2016, ils ne sont plus que 67% à déclarer leur intérêt pour la présidentielle de 2022 en décembre 2021. Dans les faits, peu de Français sont donc effectivement entrés en campagne à quatre mois du scrutin. À l’heure actuelle, l’électorat n’est donc absolument pas cristallisé et les jeux sont donc très loin d’être faits. La campagne électorale est donc plus que jamais susceptible de changer substantiellement le rapport de force entre les candidats ;
  1. à gauche, Jean-Luc Mélenchon espère obtenir une dynamique qui le placerait dans une position de vote utile au sein de cet espace politique. Néanmoins, un frein important existe à ce niveau : les déçus d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot ont à l’heure actuelle davantage tendance à se reporter vers le président sortant que vers le candidat de l’Union populaire ;
  1. à droite, la donne est largement différente tant les mouvements électoraux peuvent s’effectuer pour des considérations stratégiques plus qu’idéologiques. La perception de victoire d’un candidat peut pousser les électeurs à se reporter sur lui, davantage que la proximité idéologique. Le début d’une dynamique d’un candidat, qui d’un coup viendrait à se démarquer largement des autres, est donc à même d’entraîner un ralliement massif des électeurs, dans une configuration où, à l’heure actuelle, trois candidats se tiennent dans un mouchoir de poche (Pécresse, Le Pen, Zemmour). Si un des trois réussit à se démarquer assez largement des deux autres, il y a tout lieu de penser que sa dynamique s’amplifiera, tant l’aspect vote utile semble être un élément-clé de cette campagne à droite.
  • 1
    Antoine Bristielle et Tristan Guerra, « Radiographie de l’électorat d’Éric Zemmour » dans Le dossier Zemmour. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 27 octobre 2021, pp. 23-32.
  • 2
    « Enquête électorale française 2021 », Ipsos, 24 avril 2021.
  • 3
    Gilles Finchelstein, Valérie Pécresse. Pas tout à fait le fillonismeFondation Jean-Jaurès18 décembre 2021.
  • 4
    « Enquête électorale 2022 – Vague 2 », réalisée par Ipsos pour le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde.
  • 5
    La date de fin des parrainages envoyés au Conseil constitutionnel est fixée au 26 février 2021.
  • 6
    Nous mettons de côté la question de la participation différentielle : entre le mois d’octobre et le mois de décembre 2021, 7% étaient certains d’aller voter en octobre, mais ne sont désormais plus certains de le faire, 9% n’étaient pas certains de se déplacer, mais le sont désormais. Dans cette note, on fait le choix de ne retenir plus spécifiquement seulement les électeurs qui placent leur certitude d’aller voter à au moins 8 sur une échelle de 1 à 10 proposant aux répondants d’évaluer leur souhait de se mobiliser lors du premier tour de l’élection présidentielle. Les inférences tirées ont aussi été vérifiées lorsque l’on garde seulement les répondants qui placent leur certitude d’aller voter à 10 (soit l’échelon maximal) lors de la dernière vague d’enquête.
  • 7
    Enquête réalisée par le Cevipof et Le Monde, « Enquête électorale française 2017 », Vague 9, décembre 2016.
  • 8
    Vincent Tiberj et Bruno Cautrès, « L’espace des possibles électoraux » dans Bruno Cautrès (dir.), Comment les électeurs font-ils leur choix ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 77-99.
  • 9
    Afin de brosser un état général de nos investigations et en rendre compte au plus grand nombre de manière synthétique, l’ensemble des résultats n’est pas présenté. Ils sont toutefois disponibles sur demande auprès des auteurs.
  • 10
    La question posée était la suivante : « Si finalement vous ne deviez pas voter pour [candidat choisi en premier], quel serait votre choix au premier tour ? »
  • 11
    Plus le patrimoine de ces ex-électeurs zemmouristes est important, plus la probabilité de retourner dans le giron de la candidate LR est forte, ce qui montre la composante économique du vote chez ces électeurs d’obédience libérale attirés néanmoins par une radicalité sur l’immigration et l’islam.

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