Transition écologique : la difficile traduction d’une prise de conscience encore insuffisante

Le réchauffement climatique met aujourd’hui au défi l’humanité. En heurtant le mur climatique, la société de consommation de l’ère pétrolière génère des effets dévastateurs qu’il n’est plus possible d’ignorer, collectivement et individuellement. Au-delà des politiques dont il faut attendre une réaction à la hauteur des enjeux, c’est à chacun d’entre nous que la question du changement d’attitude est posée. Que disons-nous de nos responsabilités ? Que faisons-nous concrètement ? Que sommes-nous prêts à céder de nos modes de vie et dans quelle condition ?

Les travaux du GIEC sont désormais connus de tous. Ils montrent chaque année la réduction du temps restant pour intervenir efficacement dans la lutte contre le réchauffement climatique. L’objectif fixé en 2015 par la COP21 de Paris de limiter le réchauffement à deux degrés en 2100 apparaît déjà des plus compromis et l’on peine à comprendre ce qui pourrait bien enclencher les réformes systémiques attendues par les chercheurs pour répondre au défi qu’ils nous posent. Le concert des collapsologues prend de l’ampleur et l’inquiétude grandit pour les générations à venir que le développement actuel de l’humanité pourrait bien fragiliser dans une proportion largement insoupçonnée. Alors que les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 55% ces vingt dernières années, comment parvenir à l’objectif de zéro émission net de CO2 en 2050 ? Un changement de système est désormais inéluctable. Puisque l’état des lieux est objectivable, il revient à chacun, des individus aux États, de sortir du déni systémique dans lequel il est enfermé pour répondre à ce qui est le défi majeur de l’humanité au XXIe siècle. 

Dans ce contexte, la jeune figure de Greta Thunberg est devenue en quelques mois le visage d’une révolution : celle de la prise de conscience d’une génération, déterminée à mettre ses prédécesseurs devant leurs responsabilités. Puisque les discours des chefs d’État – Jacques Chirac à Johannesburg, mais déjà avant lui François Mitterrand à Rio… – et traités divers ne suffisent pas à agir, des mouvements citoyens à l’image des radicaux d’Extinction Rebellion surgissent pour tenter de faire pression par tous les moyens sur des gouvernements jugés trop lents à répondre au défi de la catastrophe annoncée. 

Mais faut-il attendre des politiques ce que les citoyens ne sont pas prêts à admettre ? Au regard des chiffres globaux d’émission de gaz à effet de serre, l’inertie politique semble patente. Début 2019, l’Organisation météorologique mondiale (OMM) indiquait, dans la 25e édition de sa Déclaration annuelle sur l’état du climat mondial que « les quatre dernières années sont les plus chaudes jamais répertoriées, et la température moyenne à la surface du globe en 2018 était supérieure d’environ 1°C aux valeurs préindustrielles ». En 2018, les émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2) issues de la combustion de ressources fossiles – charbon, pétrole et gaz – et de certaines activités comme la cimenterie ont augmenté de 2,7%, pour atteindre 37,1 milliards de tonnes. Mais il n’y a pas que l’émission de gaz à effet de serre. Il y a aussi l’épuisement des ressources. En 2017, l’économie mondiale a extrait trois fois plus de ressources naturelles qu’en 1970, rappelle le chercheur Éloi Laurent.

Malgré l’apparent attentisme mondial, des signaux semblent pourtant annoncer un frémissement. De nombreuses études montrent qu’au-delà de l’emballement médiatique, un éveil des consciences global semble bien avoir lieu. La couverture médiatique d’événements comme les incendies de la forêt amazonienne, les méga-feux australiens de ce début d’année 2020 qui nous alertent sur la fragilité du monde, ou les marches climatiques organisées par Youth for Climate chaque vendredi témoignent de l’installation du sujet climatique au premier plan du débat public.

En France, le Crédoc notait dans une étude récente que « la prise de conscience écologique est en très forte progression : 26% des Français placent l’environnement en tête de leurs préoccupations en 2018, un record en quarante ans d’enquête Crédoc ». Il notait encore que « 88% de la population estime que les consommateurs doivent prendre en charge les problèmes environnementaux ». Ces chiffres doivent être mis en rapport avec d’autres données qui marquent, par exemple, la grande défiance à l’égard de l’action des entreprises en matière de protection de l’environnement puisque seulement 27% des sondés leur font confiance. Parmi les principales préoccupations des Français, telles que mesurées chaque mois par Ipsos, l’environnement s’est hissé au quatrième rang des préoccupations en 2019, alors qu’il était cantonné à la marginalité au début des années 2010.

Pour autant, une prise de conscience ne se traduit pas forcément de manière automatique et systématique en actes concrets. Aussi est-il essentiel de mesurer l’ancrage dans l’opinion de l’urgence climatique, d’observer sa traduction éventuelle dans les actes quotidiens, de consommation comme de production. 

Cet écart entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, que les méthodes de recueil des opinions utilisées par les instituts de sondage tentent de réduire au maximum grâce aux enseignements des sciences comportementales, est une donnée clé et pourtant peu abordée dans le débat climatique. Ce « say-do gap » est au centre de l’investigation qui suit. Tout comme le fait que les actes ne peuvent être décorrélés d’obligations sociales, économiques et culturelles qui sont au cœur de nos comportements collectifs et individuels. 

Autrement dit, les conditions de vie actuelles permettent-elles une réelle traduction en acte de changements comportementaux que le défi climatique et l’inquiétude devraient imposer ? À cet égard, les données dont nous disposons nous permettent d’atténuer l’idée d’un réel changement. En effet, si la prise de conscience se traduit dans des actes (I), celle-ci reste fragile et partielle (II) et se heurte à un modèle consumériste prédominant encore contradictoire avec les objectifs de lutte contre le dérèglement climatique (III). 

Une prise de conscience écologique perceptible dans les actes 

Les signaux d’une prise de conscience, à tout le moins « déclarative », de l’urgence environnementale abondent dans les sondages d’opinion. Instruments largement répandus du monde social, qui ont le mérite de permettre des comparaisons internationales et de mesurer des évolutions dans le temps, les sondages ont évidemment leurs limites. Celles-ci tiennent en partie à l’écart, intentionnel ou non, entre la déclaration faite par le répondant et la réalité sociale qu’il désigne. Cet écart sera l’objet d’investigation des paragraphes suivants. 

Les enquêtes semblant faire état d’une prise de conscience environnementale récente et largement partagée sont nombreuses.

L’enquête « Conditions de vie » du Crédoc, déjà citée, indique que la prise de conscience écologique atteint un niveau record en quarante ans d’enquête. L’étude Ipsos « What Worries the World » fait état de la progression constante de la préoccupation environnementale en France depuis quelques années, même si celle-ci ne s’impose pas encore parmi les trois principales préoccupations des Français pour leur pays.

Au niveau mondial, et au sein même des différentes urgences environnementales, les trois priorités affichées par les citoyens interrogés par Ipsos dans une trentaine de pays à l’occasion du Earth Day de 2019 sont le réchauffement climatique, la pollution de l’air ainsi que le recyclage des déchets. L’érosion des sols ou encore l’approvisionnement alimentaire sont, en revanche, parmi les sujets jugés les moins importants par l’opinion publique mondiale. 

Si une majorité se dit prête à réutiliser certains produits pour réduire le gaspillage ou à acheter des produits conçus à partir de matériaux recyclés, bien peu de consommateurs sont à ce jour enclins à favoriser une hausse des prix des produits dont le packaging est non recyclable ou une hausse des taxes permettant de financer leur recyclage.

À l’échelle française, selon Harris Interactive, 85% des citoyens accordent une grande importance aux enjeux environnementaux. Loin d’être défaitistes, 75% estiment qu’il n’est pas trop tard et que beaucoup de solutions existent pour améliorer les choses en la matière, comme l’indique une récente étude réalisée par l’institut BVA qui montrait que plus de neuf Français sur dix se disent concernés par le sujet du gaspillage (95%) et près d’un Français sur deux se déclare même très concerné (49%). Elle souligne, en outre, que près des deux tiers des Français se sentent davantage préoccupés qu’avant par le gaspillage (63%), contre 33% jugeant leur préoccupation stable.

Une étude réalisée par Focus2030 révèle de plus qu’environ 87% des Français déclarent s’identifier, à des degrés divers, à ceux qui prennent soin de la nature et de l’environnement. 

Devant de telles indications, la prudence reste pourtant de mise. Il s’agit en effet d’enquêtes d’opinion, avec les limites inhérentes à l’exercice qui se heurte à la tendance plus ou moins importante des répondants à surestimer ou sous-estimer certains phénomènes et à s’écarter de la réalité de leurs actes par leurs paroles. Les nombreuses enquêtes internationales notamment réalisées par Ipsos attestent de la tendance, plus ou moins grande mais assez systématique, des citoyens à surestimer ou sous-estimer des réalités sociales. Par exemple, seulement 7% des personnes interrogées estiment le taux de meurtres plus bas aujourd’hui qu’en 2000, alors que dans la trentaine de pays interrogés, celui-ci a baissé de 29% sur cette période.

Il est donc essentiel de regarder, en parallèle, les actes. Un certain nombre vient appuyer la réalité de la conversion écologique. La multiplicité des secteurs stratégiques de la transition écologique permet, en effet, à chacun de trouver les modes de transition individuelle vers une consommation plus écologique. 

Parmi ces secteurs, l’alimentation apparaît comme un vecteur singulier à cet égard par l’importance qu’elle revêt dans les consommations individuelles et par les enjeux qu’elle recouvre dans une logique de crise de la logique industrielle des productions. Les scientifiques du GIEC ont ainsi relevé que certains choix alimentaires nécessitent l’utilisation de davantage de terres et d’eau et causent plus d’émissions de gaz à effet de serre que d’autres, impliquant donc qu’une attention soit portée à ces choix.

Peu ou prou, les logiques de consommation semblent refléter cette nécessaire attention. La consommation des produits biologiques est un exemple très fréquemment mis en avant sur ce sujet. L’essor de la production et de la consommation d’alimentation « bio » permet en effet d’attester de la réalité de la conversion écologique de nos concitoyens avec des chiffres assez spectaculaires. Selon le baromètre de l’Agence bio, 71% des Français déclarent avoir consommé au moins une fois par mois du bio dans l’année écoulée, une proportion considérée comme tout à fait importante. La croissance est intéressante mais doit néanmoins être relativisée puisque la part des produits alimentaires bio ne représente que 4,4% de la consommation générale de produits alimentaires, offrant ainsi des perspectives d’évolution considérables. 

C’est sur ce point qu’il faut relever que le secteur alimentaire est d’autant plus intéressant qu’il intègre en outre fortement les nouvelles technologies à travers la foodtech pour accompagner des gestes consuméristes qui se veulent vertueux. Et la technologie s’avère être un accélérateur des changements comportementaux dans ce domaine. Environ un Français sur six utilise déjà des applications comme Too Good To Go, permettant de récupérer les invendus des magasins alimentaires. Cette application permet de changer ses pratiques pour limiter le gaspillage alimentaire. Le sujet est essentiel puisqu’une étude de l’Ademe en 2016 notait que le gaspillage alimentaire pèse 3% du bilan carbone national (soit 15,3 millions de tonnes équivalent CO2). 

D’autres signaux tendent à indiquer une évolution favorable des comportements ; qu’il s’agisse de signaux d’évolution individuelle ou de transformations structurelles par lesquelles l’évolution de l’offre engendre une évolution de la demande. L’évolution de la production d’électricité – et donc la consommation – en France est, de ce point de vue, intéressante. Le Bilan électrique 2018 de RTE indique ainsi une augmentation de 27,5% de l’énergie hydraulique, de 15,3% de l’éolien, de 11,3% du solaire… Mais chacune de ces sources reste marginale au regard de ce que représente l’énergie nucléaire (393 TXh pour le nucléaire, vs. 68TWh pour l’hydraulique). 

Et l’approche individuelle de la consommation énergétique est un levier important de l’action en faveur de la lutte contre le changement climatique. La mesure de la confiance dans les énergies renouvelables marque ainsi une véritable prise de conscience à l’échelon individuel. Le baromètre annuel OpinionWay pour Qualit’EnR 2019 relève qu’un Français sur trois se dit prêt à contribuer à la transition écologique en passant aux énergies renouvelables pour son chauffage (35%) ou en lançant une rénovation énergétique de son logement (33%). En outre « 41% des Français déclarent être équipés d’au moins un appareil valorisant les énergies renouvelables pour leur logement (+6 points), un taux d’équipement qui atteint même 61% chez les propriétaires de maisons individuelles ».

En fait, il existe un important niveau de confiance à l’égard de ces solutions énergétiques renouvelables : « 97% des personnes interrogées se fient à au moins une de ces filières et 42% font même confiance à chacune d’entre elles. En matière d’équipements résidentiels, les Français accordent leur confiance en premier aux pompes à chaleur qui arrivent en tête, puis aux panneaux solaires suivi du bois énergie, avec un renforcement général de la confiance forte dans toutes les filières. »

Comme en attestent de nombreuses enquêtes publiées (ci-dessous), certains gestes communs de protection de la planète semblent avoir été bien intégrés, au moins sur le plan théorique (tel que révélé dans leurs déclarations aux sondeurs), par nos concitoyens. 

Selon l’institut de sondage BVA, une large majorité (entre les deux tiers et plus de 90%) déclare prendre régulièrement en compte la capacité à durer, la possibilité de réparer les produits qu’ils achètent et l’impact écologique des composants des produits. Plus de huit sur dix mettent déjà en place ou envisagent de mettre en place des actions en faveur de la réduction du gaspillage, par exemple pratiquer le tri sélectif, privilégier la réparation au remplacement des objets qu’ils achètent, privilégier le don des objets plutôt que de les jeter ou encore récupérer les invendus dans les supermarchés et les boulangeries (sur ce dernier point, 33% déclarent déjà le faire). Les gestes contre le gaspillage alimentaire s’avèrent également particulièrement répandus : plus de neuf sur dix déclarent préparer leur liste de courses à l’avance, congèlent les restes, cuisinent de plus petites portions, consomment certains produits même si la date limite est dépassée, ou encore préparent leurs menus à l’avance. 

Pourtant, les citoyens ne sont pas exempts de contradictions en matière d’action pour le climat. Selon une étude réalisée par Harris Interactive, ils estiment ainsi à 83% que c’est avant tout les actions individuelles (tri, modes de déplacement, lutte contre le gaspillage) qui seront efficaces pour préserver la planète, loin devant les lois et taxes favorisant les comportements vertueux (54%) ou les prises de parole de personnalités politiques ou engagées (43%). Une étude réalisée par BVA sur le gaspillage confirme cette tendance citoyenne à « se » faire confiance avant tout pour passer à l’action (ci-dessous). Pourtant, une enquête Ipsos réalisée au niveau mondial pour le Earth Day en 2019 révèle que seulement 9% des citoyens du monde – entre 3% en Grande-Bretagne, 6% en France ou en Espagne, 9% en Allemagne et 15% au Japon – estiment que c’est aux citoyens, à leur niveau, d’être les moteurs de la lutte contre le changement climatique. Clairement, on voit que, face au défi climatique, se disputent la défiance vis-à-vis des « élites » et des grandes entreprises et la tendance assez facile à la déresponsabilisation individuelle. 

Au-delà de ces contradictions entre les différentes déclarations recueillies dans les enquêtes, il existe un écart manifeste entre les valeurs proclamées par les citoyens et les actes individuels et collectifs tels que constatés par différents organismes de recherche ou de collecte de données publiques.

Une prise de conscience encore partielle et fragile : le say-do gap environnemental reste conséquent

La prise de conscience d’un nécessaire changement de comportement est réelle et se traduit par la croissance de gestes intégrant une attention environnementale. Pour autant, elle se heurte à de multiples difficultés et contradictions individuelles et donne lieu à ce que la recherche anglo-saxonne appelle un say-do gap, c’est-à-dire un fossé entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. 

La première difficulté tient à l’incomplète prise de conscience des effets climatiques de nos propres comportements personnels. Certaines études font ainsi état de forts écarts entre notre estimation de nos émissions personnelles de CO2 et la réalité de notre consommation. C’est particulièrement le cas aux États-Unis – mais cette tendance est en fait partout réelle – où seulement un quart des Américains estiment correctement leur production personnelle de CO2, selon une étude Ipsos.

Sur le plan des actes et comportements individuels, cette réalité renvoie à une inertie mesurable dans de nombreux domaines. Tout d’abord, un certain nombre de gestes éco-responsables sont encore loin d’être intégrés. À titre d’exemple, l’étude Ipsos-Vinci montre que composter les déchets organiques, prendre les transports en commun au lieu de véhicules individuels, louer ou emprunter au lieu d’acheter des objets dont nous n’avons besoin que ponctuellement ou encore faire du covoiturage ne sont pas encore des pratiques généralisées dans la vie de tous les jours. 

Il existe, par ailleurs, des champs où l’écart entre déclarations et actions est significatif. On a cité, plus haut, la faible proportion que représente la consommation alimentaire bio « réelle », au regard du plébiscite que semble lui accorder l’opinion publique. 

Le domaine des transports individuels apparaît l’idéal typique d’une disjonction entre les idées et les comportements. La prise de conscience assez large de la nécessité de chercher, le plus souvent possible, des alternatives au véhicule individuel ne se traduit pas dans les faits – faute d’offre de transports suffisante ou de volonté. Ainsi , pour la plupart des trajets quotidiens, près de 9 Français sur 10 utilisent régulièrement leur voiture dans leurs divers déplacements quotidiens – une tendance encore plus nette en zones périurbaines et rurales où un tiers des habitants n’utilisent que la voiture dans leurs déplacements quotidiens simplement parce qu’il n’existe pas d’alternative. 

Dans ce contexte, l’appétence au changement à l’égard de l’automobile reste minoritaire. Une étude du Centre d’études et d’expertises sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) montre ainsi en 2018 que si « le covoiturage (courte et longue distances), avec une pénétration de 30% (recours au moins une fois les douze derniers mois), reste la forme de mobilité émergente la plus répandue […] sa pratique ne s’est pas fortement accrue depuis 2014 ». 

L’Ifop avait évalué en 2017 le recours général au covoiturage. Il ressortait que 28% des personnes interrogées ont pratiqué le covoiturage courte distance (trajet de moins de 50 kilomètres) tandis que 54% n’ont jamais pratiqué le covoiturage (courte ou longue distance) ; que 35% de ces personnes covoiturent au moins une fois par semaine, 38% au moins un week-end par mois, 25% covoiturent entre un jour et quatre jours par semaine par mois. Mais quel est l’impact de cette pratique sur le parc automobile et la lutte contre le dérèglement climatique ? Il est sans doute très faible. Le Cerema montre en effet que « le taux de motorisation des ménages ne recule pas, l’usage de l’automobile continue de progresser partout sauf au cœur des grandes villes et la possession d’une automobile est encore la formule idéale pour 71% des personnes enquêtées ». 

Cela peut s’expliquer par le fort clivage générationnel que cette question fait apparaître puisque plus de la moitié des covoiturages (54%) sont pratiqués par les moins de vingt-cinq ans. Surtout, l’argument écologique n’est pas le premier facteur d’engagement et est devancé par le facteur économique : « Les motivations avancées par les pratiquants du covoiturage (courte et longue distances) sont les économies réalisées (61%) devant l’environnement, l’aspect social ou le côté pratique. » 

Une enquête d’Ipsos pour Vinci Autoroutes réalisée en 2017 confirme ces priorités. Les motivations les plus citées par les personnes ayant recours au covoiturage sont les économies réalisées (69%), la convivialité (33%) devant l’écologie (32%). L’engagement dans le covoiturage est ainsi en réalité d’abord un acte de circonstance. Sachant que 81% des déplacements en covoiturage sont liés à l’activité professionnelle, 85% des covoitureurs se déplaceraient seuls en voiture en l’absence de solution de covoiturage, contre 8% en train, 2% en moto ou car/bus ; 5% éviteraient de se déplacer ou rechercheraient une autre solution.

Ces données rejoignent la problématique connexe de l’autopartage (AP). Au-delà de son développement urbain, les études sur ce sujet restent trop lacunaires pour connaître de façon très précise les effets qu’il pourrait avoir sur les émissions de gaz à effet de serre (GES). Une étude du Shift Project rappelle que toute analyse doit prendre en compte les différences d’impact de l’autopartage entre les zones à haute alternative à la voiture (HAV) et les zones à faible alternative à la voiture (FAV). L’engagement individuel est ici d’un impact global relativement peu important puisque, selon cette étude, « le potentiel maximal de réduction des émissions par l’AP est actuellement d’environ 6%, en tenant compte de ses (faibles) effets dans les zones FAV (effet démotorisation seul) et de ses effets (démotorisation et trafic) combinés aux alternatives à la voiture, dans les zones HAV. Quant à l’effet parc, nous montrons qu’il a un effet haussier ou au mieux négligeable sur les émissions de CO2 (en ACV) ». Peut-être ne faut-il pas s’en satisfaire mais c’est déjà, à situation inchangée en matière d’offres alternatives, un pas dans le bon sens qui récompense les démarches personnelles. En fait, l’autopartage touche aujourd’hui une population non représentative. 

Signal que les comportements à l’égard de l’automobile demeurent difficilement compatibles avec les engagements environnementaux, l’explosion du marché des SUV constitue un phénomène qui, là encore, démontre que les actes peinent à se conformer aux impératifs dictés par l’urgence environnementale. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les SUV ont été la deuxième source d’augmentation de CO2 dans le monde entre 2010 et 2018, après le secteur de l’énergie. L’AIE explique que « si l’appétit des consommateurs pour les SUV continuait de croître au rythme de cette dernière décennie, ces voitures ajouteraient près de 2 millions de barils par jour à la demande mondiale de pétrole d’ici 2040, annulant les économies permises par 150 millions de voitures électriques ». Le 16 février 2017, l’Auto Journal publiait un article déclarant que la part des SUV dans le parc automobile français avait été multipliée par six depuis 2010. Désormais, en France, 40% des véhicules achetés sont des SUV. Et pourtant, pour le journaliste Brice Perrin, « même si ces SUV présentent évidemment l’avantage d’une habitabilité et d’une modularité supérieures aux berlines évoquées, la différence de coût et de consommation est rarement négligeable. » Le moyen le plus sûr d’endiguer le phénomène serait alors une augmentation forte du prix des carburants et une législation plus contraignante à l’égard de ces véhicules, pose Brice Perrin.

On l’a vu, le choix des modes de mobilité reflète une disjonction entre la prise de conscience de l’urgence écologique et la réalité des comportements encore enceints dans une culture qui a infusé en chacun d’entre nous. Mais si le transport occupe une place singulière dans nos contradictions environnementales, il n’est pas le seul secteur démonstratif d’une difficulté de passage à l’acte. 

À l’heure du dérèglement climatique et des étés de touffeur, la croissance du marché des climatiseurs apparaît comme l’une des manifestations les plus singulières d’une forme d’inconscience des effets de la croissance de la demande énergétique sur le réchauffement climatique. Selon l’AIE, la climatisation est déjà responsable de 10% de la consommation électrique mondiale. En ville, elle cause une hausse de la température de 1 à 1,5 degré en moyenne, comparée à celle des campagnes avoisinantes. La France fait aujourd’hui figure de bon élève, avec un taux d’équipement de seulement 4%, contre plus de 90% aux États-Unis. Cependant, le marché d’équipement français se porte bien et a connu, en 2017, une progression de 8%. Au final, la climatisation représente environ 6% de la consommation d’électricité en France, contre plus de 40% pour le chauffage électrique. La France, ici, rejoint un mouvement global. Les climatiseurs et autres ventilateurs représenteraient 20% de la consommation actuelle d’électricité mondiale. Cette part devrait s’accroître très rapidement dans les années à venir car de nouveaux pays émergents vont s’équiper et donc augmenter la demande en électricité. Dans un rapport publié en 2018, l’AIE alertait sur le risque mondial de « cold crunch », estimant que le nombre de climatiseurs allait passer de 1,6 milliard d’unités à 5,6 milliards en 2050, impliquant une consommation électrique équivalente à ce que consomme actuellement la Chine. Autrement dit, pour lutter contre les effets du dérèglement climatique, nous contribuons individuellement et collectivement à accélérer les facteurs de son emballement par une production croissante d’énergie pour l’instant massivement carbonée (la France fait figure d’exception de ce point de vue avec la prééminence du nucléaire).

Il faut, en outre, remarquer que dans les pays fortement consommateurs de climatisation, celle-ci peut avoir un impact massif sur la production d’électricité aux moments les plus chauds de l’année : en juillet 2011 à Philadelphie, aux États-Unis, la climatisation a représenté jusqu’à 74% de la demande. Et lors d’un épisode caniculaire l’an dernier en Chine, c’était plus de la moitié de la demande. En France, pendant la canicule de 2003, la chaleur avait fait croître la demande de 4 gigawatts, soit 10% de la demande totale d’électricité. Aujourd’hui, la croissance de la présence des climatiseurs aurait un effet plus fort.

Dans un autre domaine, celui de la consommation alimentaire et du gaspillage ou encore de la production de déchets ménagers, malgré les progrès notés dans la partie précédente « Une prise de conscience écologique perceptible dans les actes », un certain nombre de comportements restent encore en deçà des nécessités dictées par l’enjeu climatique. Ainsi, seulement 37% des déchets ménagers sont recyclés en France, selon l’Agence européenne pour l’environnement, contre plus de 60% en Allemagne ou en Autriche. C’est également en dessous de la moyenne européenne, qui se situe à 40%. Les déchets ménagers sont estimés à 513 kg par habitant en France (Eurostat), soit une tonne de déchets par seconde et environ 30 millions de tonnes par an et 8,7% du total de déchets générés en France en 2017 (345 millions de tonnes).

Selon l’Ademe, en 2016 nous avons produit au total 4,6 tonnes de déchets par habitant. Les déchets ménagers produits par les ménages n’ont que très faiblement diminué en dix ans, puisque la baisse constatée est de seulement 0,3% – un chiffre qui contraste avec la prise de conscience environnementale exposée plus haut.

En termes de gaspillage alimentaire et de déchets directement liés à l’alimentation, chaque année, en France, la quantité de déchets alimentaires s’élève à 5,2 millions de tonnes pour les foyers, soit 79 kg par personne. Sur ces 79 kg, selon l’Ademe, « 20 kg pourraient sans difficulté être évités si l’on acceptait de modifier à la marge nos comportements. En effet, cela correspond à 13 kg de restes de repas, de fruits et de légumes non consommés (soit 845 000 tonnes en France) et 7 kg d’aliments même pas déballés (soit 455 000 tonnes en France). Au total, ce sont donc chaque année en France 1,3 million de tonnes de nourriture qui sont purement et simplement gaspillées dans les foyers français, ce qui correspond à 38 kg de nourriture consommable jetés toutes les secondes »… Au niveau mondial, les chiffres sont encore plus frappants : selon la FAO, 1,3 milliard de tonnes de nourriture sont jetées ou perdues chaque année, ce qui correspond à un tiers des aliments produits sur la planète. Le gaspillage alimentaire fait figure, pourtant, comme en attestent les sondages évoqués plus haut, d’un des postes qui fait l’objet d’un des plus hauts niveaux de prise de conscience environnementale. Prise de conscience encore bien en deçà d’une traduction comportementale adéquate…

Si l’on s’attache à observer les comportements, certains domaines sont encore dans ce que l’on pourrait appeler une « zone grise », n’ayant même pas encore fait l’objet d’une prise de conscience et entraînant par là des actes de production et de consommation très nuisibles à l’environnement. 

Il en est ainsi de l’explosion de la connectivité, qui n’est pas sans conséquences sur l’environnement : nous sommes de plus en plus connectés, nous échangeons toujours plus de données (graphiques Arcep ci-dessous, l’impact environnemental de nos activités numériques est loin d’être négligeable. Selon The Shift Project, « le visionnage de vidéos en ligne a généré en 2018 plus de 300 MtCO2, soit autant de gaz à effet de serre que l’Espagne, ou près de 1% des émissions mondiales ». Ils estiment en outre que « les émissions de gaz à effet de serre des services de vidéo à la demande (de type Netflix ou Amazon Prime) équivalent à celles d’un pays comme le Chili (plus de 100 MtCO2 eq/an, soit près de 0,3% des émissions mondiales), qui accueille la COP25 en 2019 ».

L’Ademe estime, par exemple, que les emails envoyés par 100 personnes en une année polluent autant que 13 allers-retours en avion entre Paris et New York. Deux scientifiques de l’université de Bristol expliquent que regarder une vidéo en streaming chez soi revient à peu près à laisser allumer trois vieilles ampoules à filament. 

Une analyse dite « du cycle de vie » permet de tenir compte, pour une activité numérique donnée, de tous les équipements sollicités afin de mieux voir la répartition des impacts. Mais cette analyse est rendue complexe par l’absence de transparence des fabricants quant aux matériaux employés dans leurs appareils. Nos usages numériques polluent avant tout, selon le CNRS, à cause de l’impact des composants utilisés dans nos appareils (leur fabrication représenterait 30 à 50% de l’ensemble de l’impact écologique du téléphone). Viennent ensuite l’impact de l’alimentation des datacenters et l’utilisation des réseaux. À titre d’exemple, pour ramener ces estimations à un usage individuel, l’Ademe a estimé que l’envoi d’un email accompagné d’une pièce jointe de 1 mégaoctet revenait à allumer pendant vingt-cinq minutes une ampoule de 60 watts. Mais le sujet est aussi lié au marché et aux consommateurs que nous sommes qui n’admettraient plus d’attendre. Ainsi, les box sont-elle constamment en veille, réprésentant 1% de la consommation électrique française; ainsi 35 applis tournent en moyenne dans nos smartphones sans être utilisées mais consommant de l’énergie inutile… L’infrastructure numérique obèse entourant des utilisateurs tyranniques alimente le surpoids énergétique cause de dérèglement climatique.

Une économie dématérialisée n’est donc pas du tout une économie décarbonée. Deux chercheurs. » Si les résultats étaient partiellement positifs, 75% des travaux de rénovation en maisons individuelles n’avaient pas permis à ces logements de changer de classe DPE. En outre, 73% des ménages interrogés considéraient avoir encore des travaux à réaliser dans leur logement. Pour autant, ils étaient 60% à ne pas les avoir planifiés. Une prise de conscience qui est donc encore partielle, encore insuffisamment traduite en actes – avec les résultats correspondants.

Autre comportement individuel qui pèse de plus en plus sur notre planète : le trafic aérien, qui continue à croître de façon très importante. Les études internationales menées par Ipsos montrent que la proportion de voyageurs prêts à emprunter des alternatives à l’avion, si celles-ci sont plus chères ou moins pratiques, est à ce jour très marginale. Loin du « flygskam » suédois (honte de prendre l’avion), les données statistiques montrent qu’en 2018, 4,3 milliards de passagers ont embarqué sur l’une des 1300 compagnies aériennes à travers le monde. Plus que le nombre de passagers en valeur absolue, c’est la croissance fulgurante du secteur qui frappe. Tous les quinze ans, le transport aérien voit son nombre de passagers doubler. En Europe ou aux États-Unis, la croissance annuelle du transport aérien est nettement moins forte qu’en Asie ou au Moyen-Orient, mais reste de 3 à 4% par an. Et, pour l’avenir, comme le souligne Paul Chiambaretto, rien ne semble arrêter la croissance du secteur aérien. Selon les prévisions réalisées par Boeing et Airbus à l’horizon 2037-2038, les compagnies aériennes devraient transporter plus de 8 milliards de passagers par an – soit deux fois le nombre actuel de passagers.

Au titre de ces « zones grises » de la prise de conscience environnementale, le « rêve pavillonnaire » est lui aussi mis en cause, notamment à travers l’artificialisation des sols qu’il induit. La France a perdu le quart de sa surface agricole au cours des cinquante dernières années. Selon les chiffres officiels du ministère de l’Agriculture, sur les dix dernières années, le commerce dans son ensemble n’a représenté que 4% des sols artificialisés, contre 8% pour l’agriculture, 16% pour les réseaux routiers et surtout 50% pour le logement. La disparition de la surface cultivable en France est bien entendu une conséquence de la crise agricole et du phénomène de déprise qu’elle génère, avec la baisse du nombre d’exploitations, leur concentration… Mais le phénomène permet aussi de très nombreuses constructions d’habitations sur les anciennes terres agricoles notamment autours des bourgs qui accueillent des lotissements là où les agriculteurs cultivaient ou faisaient paître leurs animaux. Ici, le principal responsable est le rêve pavillonnaire. Aujourd’hui, dans l’Hexagone, 56% des logements sont des maisons individuelles, jugées par 80% des Français comme « le logement idéal ». Un modèle largement poussé par les discours politiques mais qui n’est pourtant pas viable sur le long terme.

Un modèle consumériste encore prédominant et contradictoire avec les objectifs de lutte contre le dérèglement climatique 

Les données exposées dans les deux premières parties ne peuvent être analysées sans prendre en compte l’écosystème économique, social et culturel dans lequel elles émergent. Les actes individuels répondent, au-delà de la volonté propre, d’une architecture de choix façonnant de manière plus ou moins consciente les décisions de chacun. Les consommateurs ne sont ainsi aucunement indépendants des marchés dans lesquels ils s’inscrivent et les sociétés dans lesquelles ils se meuvent. À ce titre, il est essentiel de prendre en compte l’effet des politiques publiques sur le façonnage des comportements – car ne pas le faire impliquerait de renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle, à ses propres manquements et renoncements, sans tenir compte de la dimension systémique des choix opérés par les consommateurs ou les citoyens. La transition énergétique est l’affaire de tous, mais elle ne doit pas être résumée à une responsabilité individuelle, à un citoyen isolé laissé seul face à l’immensité du défi climatique. Ce ne sont pas les citoyens qui, individuellement, font le choix des politiques énergétiques des États et sont responsables, notamment, de l’absence de politique énergétique européenne. 

Comment, par exemple, demander la réduction brutale des usages automobiles alors que l’on a fondé la société sur les mobilités individuelles, que l’étalement urbain répond largement aux encouragements culturels à l’achat de pavillons avec jardin qui ne peuvent se développer qu’en s’éloignant des centres urbains ? Que les automobilistes se sentent « pris au piège » d’habitudes que rien ne peut réellement modifier sans lourds inconvénients individuels n’est pas surprenant. Dès lors, c’est bien un système de consommation, une économie des comportements qu’il faut revisiter sinon parfois radicalement modifier. C’est ici que les politiques publiques jouent un rôle complexe dans un système juridique qui, pour l’instant, reste trop peu international en matière environnementale. 

Commençons par de réelles prises de conscience. 

La consommation de plastique est, de ce point de vue, un exemple idéal typique des pratiques que chacun sait délétères mais qui se perpétue par effet d’habitude et qu’il est difficile d’écarter tant existent les possibilités et les incitations quotidiennes. Comment, par exemple, se passer des sacs en plastique à usage unique lorsque tout pousse à leur consommation ? Un rapport parlementaire de juillet 2019 expose à ce sujet que nous sommes entrés, depuis le milieu du XXe siècle, à « l’âge du plastique ». À l’échelle mondiale, la production exponentielle devrait continuer sa croissance jusqu’en 2050 en parfaite contradiction avec la nécessaire transition écologique. « Avec 359 millions de tonnes mises sur le marché en 2018, le secteur enregistre une hausse de 3,2% par rapport à l’année précédente. Depuis 1990, la production a plus que triplé. » Voilà ce qui se passe. Le bilan apparaît désastreux sur le plan environnemental : « Environ 6 300 millions de tonnes de déchets plastiques ont été générées entre 1950 et 2015, mais seules 9% ont été recyclées et 12% ont été incinérées, laissant près de 80% s’accumuler dans les décharges – où il leur faut plus de 400 ans pour se décomposer – ou dans l’environnement naturel. » Une telle situation impose une action systémique, à l’échelle non seulement européenne mais mondiale. L’Europe a commencé de bouger. La directive européenne du 5 juin 2019 promeut ainsi « des approches circulaires qui accordent la priorité aux produits réutilisables durables et non toxiques et aux systèmes de réemploi plutôt qu’aux produits à usage unique, dans le but premier de réduire la quantité de déchets générés ». Mais le chemin sera long et, en l’absence de volontarisme international suffisant, il ne reste alors plus qu’aux États volontaires de faire l’effort que l’on craint déjà insuffisant et trop peu rapide.

En France, il a fallu passer par la loi. Les entreprises ayant montré une certaine inertie dans le volontariat, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a ainsi interdit les sacs plastiques à usage unique. Le décret d’application mettant fin aux sacs en plastique jetables a été publié le 31 mars 2016. L’action contre le plastique relève de l’impératif écologique. Celui de la baisse de consommation du plastique, avec donc un objectif d’abaissement de l’empreinte écologique globale de fabrication du plastique sachant qu’en Europe cent milliards de sacs plastique à usage unique sont encore consommés chaque année. La loi ici peut intervenir pour faire changer des pratiques qui, sans elle, perdureraient. Mais les reportages sur le continent de plastique dérivant en Atlantique ou encore les pollutions engendrées par sa présence dans les sols ou sur notre santé facilitent l’édification de politiques publiques en faisant naître la conscience des effets de nos comportements.

De ce point de vue, les chemins législatifs peuvent être très divers. Toujours sur la question de l’encadrement des usages de matière plastique, c’est, par exemple, à l’article 28 de la loi dite Egalim qu’est prévue notamment l’interdiction au 1er janvier 2020 de l’utilisation de bouteilles d’eau plate en plastique dans le cadre des services de restauration collective scolaire ou au plus tard le 1er janvier 2025, l’utilisation de contenants alimentaires de cuisson, de réchauffe et de service en matière plastique dans les services de restauration collective des établissements scolaires et universitaires ainsi que des établissements d’accueil des enfants de moins de six ans. Dans ce domaine, l’impressionnisme apparent du législateur – par exemple parfaitement traduit par l’article 10 du projet de loi de lutte contre le gaspillage et économie circulaire actuellement en discussion – peut ainsi faire figure tant d’une incapacité systémique de prendre un texte général sur les usages du plastique, et donc à définir une politique publique pensée de manière globale, que d’une volonté de pragmatisme intégrant au fil du temps ce que l’on pense être la capacité d’acceptation d’un virage écologique des comportements. Mais, dans ce dernier cas, le législateur apparaît en réalité à la remorque des évolutions comportementales. Or, cela pose question sur la force de la loi, sur la volonté réelle du législateur au regard de communications politiques outrancières qui affirment des victoires parfois bien maigres à l’échelle des besoins.  

Néanmoins, l’action politique peut être efficace. C’est ce qui permet encore l’espoir. L’un des exemples les plus frappants de réussite en matière de politique publique à visée écologique de ces dernières années est, de ce point de vue, la loi dite loi Garot du 11 février 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Le travail, commencé dès 2013 avec les professionnels de la distribution, les ONG et les associations de consommateurs, par le ministre Guillaume Garot en charge de l’agroalimentaire a trouvé une issue législative lorsque, redevenu député, l’ancien ministre a pu porter ce texte qui définit une politique et des objectifs. L’article premier dispose ainsi que « la lutte contre le gaspillage alimentaire implique de responsabiliser et de mobiliser les producteurs, les transformateurs et les distributeurs de denrées alimentaires, les consommateurs et les associations ». Au-delà de ses effets concrets sur le sujet visé, l’exemple est intéressant parce qu’il marque une méthode qui rompt avec des textes environnementaux à l’ampleur telle qu’ils en deviennent illisibles pour les citoyens. En traitant un sujet sur une filière, le législateur a ici pu faire la pédagogie d’une véritable régulation de comportements pourtant réputés difficiles à modifier. L’objectif unanimement partagé permet ainsi d’introduire des mesures en réalité coercitives contre des pratiques usuelles, comme l’interdiction pour les distributeurs de rendre délibérément les invendus alimentaires encore consommables impropres à la consommation. La réussite incite d’ailleurs à aller plus loin. C’est ce que fait par exemple l’ordonnance du 21 octobre 2019 qui étend à l’ensemble des opérateurs de la restauration collective et de l’industrie agroalimentaire l’interdiction de rendre les invendus alimentaires encore consommables impropres à la consommation. L’ordonnance prévoit ainsi une amende de 3750 euros pour le non-respect de cette interdiction, qui peut être assortie de la peine complémentaire d’affichage ou de diffusion par voie de presse. Le projet de loi de lutte contre le gaspillage et économie circulaire déjà cité revient encore sur le sujet pour accentuer l’effort. Rappelons à ce sujet qu’un tiers de la production alimentaire mondiale est gaspillée entre le champ et l’assiette. D’abord du fait de problèmes logistiques dans les pays en développement, mais aussi par nos propres modes de consommation. C’est sur toute la chaîne qu’il faut donc intervenir. 

Pour quelques réussites, combien d’atermoiements, de contradictions difficiles à résoudre pas seulement par idéologie et mauvaise volonté – il est parfois trop facile de dénoncer une inaction politique sans s’être coltiné à la tâche de modifier les comportements – mais par incapacité de sortir collectivement de schémas consuméristes à la fois installés culturellement et soumis à des tensions économiques et sociales très fortes ? Il nous faudrait en réalité revoir notre usage du monde, repenser les modèles de croissance et de développement et donc les éléments fondamentaux de la prospérité. 

On se souvient ainsi du temps très long d’interdiction de l’amiante, dont la science avait dit la dangerosité sanitaire mais qui résistait, à la fois pour des questions sociales et économiques, à un fort encadrement et à l’interdiction. De même, pour des raisons économiques, le chlordécone, interdit aux États-Unis dès 1976 pour sa dangerosité, a continué d’être autorisé en France jusqu’en 1992 et a fait l’objet de dérogations spécifiques en Guadeloupe et à la Martinique où l’État a accepté que l’on épuise les stocks sur les plantations de banane. Le sujet précis relève de décisions anciennes, sur lesquelles une commission d’enquête vient de revenir pour préparer le quatrième plan Chlordécone à partir de 2020, mais les facteurs qui ont fondé les décisions de l’époque demeurent très présents aujourd’hui lorsqu’il s’agit de décider de restrictions ou d’interdictions d’usages, de politiques fiscales ou autres à l’égard de comportements que l’on sait problématiques à l’égard de l’environnement.

De ce point de vue, le concept médiatico-politique d’écologie punitive s’avère être un véritable piège pour les politiques qui ne seraient pas seulement incitatives ou jugées incorrectement incitatives. Strictement politique au sens où il stigmatise la contrainte, ce concept attaque la légitimité des politiques environnementales qui ne peuvent exister sans instaurer des contraintes nouvelles. Il vise ainsi au fond le principe du pollueur payeur au cœur de la politique de soins de la nature et présent par exemple dans la déclaration de Rio ou dans le traité de Maastricht. Ce principe repose sur l’idée que les coûts environnementaux générés par l’activité doivent être pris en charge, réparés par ceux qui exercent l’activité polluante. En économie, l’idée de la prise en compte nécessaire des externalités négatives est ancienne et remonte à la première moitié du XXe siècle. Dans notre droit interne, le principe est connu depuis la loi Barnier de 1995 et la rédaction de l’article L. 110-1 du code de l’environnement. Il a par la suite acquis une valeur constitutionnelle avec la charte de l’environnement. Son objet fait écho aux principes généraux de la responsabilité. Par volonté de donner du poids à la responsabilité environnementale, le législateur a ajouté, avec la loi du 8 août 2016, un titre relatif à la réparation du préjudice écologique dans le code civil. L’article 1246 du code civil dispose désormais que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». Une précision a été apportée sur la notion de préjudice réparable qui s’entend comme une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » (art. 1247). Il appartiendra donc au juge de définir ce qui n’est pas négligeable et ainsi de poser les bases pratiques d’une nouvelle relation à l’environnement… 

Dans ce contexte qui fait la part belle au scepticisme, par-delà des interventions législatives depuis la loi sur la nature de 1976, la question politique réside dans la capacité du législateur à établir des politiques publiques de prévention des comportements pouvant causer des dommages et l’ampleur des mesures à prendre en regard des objectifs visés. À cet égard, l’accusation d’écologie punitive touche d’abord les projets de fiscalité écologique, dont la taxe carbone est un exemple largement mis en avant et qui est à l’origine des mouvements sociaux des « bonnets rouges » et des « gilets jaunes » avec les reculs gouvernementaux qu’ils ont imposés. 

C’est ici qu’il faut trouver d’autres biais politiques. La chose n’est pas simple. La politique alimentaire est un exemple topique des difficultés auxquelles la société est confrontée. Avec le Grenelle de l’environnement, des objectifs avaient été fixés, notamment « que la surface agricole utile (SAU) en agriculture biologique atteigne 6% en 2012 et 20% en 2020 ». S’il y a eu à partir de 2012 une forte croissance, la réalité est assez éloignée des objectifs puisque ce n’est qu’en 2017 que nous avons atteint 6,57% de SAU en agriculture biologique. En 2017, avec 2 millions d’hectares, nous sommes à 7,5% après une hausse de 17% par rapport à l’année précédente. La loi Egalim a par ailleurs fixé en octobre 2018 l’objectif de 20% d’alimentation bio dans la restauration collective dont les personnes morales de droit public ont la charge à l’horizon 2022. Mais cet objectif a déjà été posé pour l’État avec le Grenelle de l’environnement pour un horizon 2012, marquant finalement un échec. Celui-ci peut être aisément expliqué, tant par la difficulté d’approvisionnement, par l’absence de surfaces suffisantes à l’approvisionnement, que par un marché mal organisé par exemple. Mais ces facteurs réels sont à leur tour autant de preuves d’une insuffisance collective – qui dépasse la seule action de l’État – pour accompagner les producteurs dans l’approvisionnement de la restauration collective. Surtout, les objectifs non atteints font naître le doute sur la puissance de la loi, sa capacité à agir. Le législateur ne peut pas se contenter de fixer des objectifs. Il doit, avec le pouvoir exécutif, donner les moyens réels de les atteindre. Le cas de l’échec de la réduction de l’usage des pesticides pourtant promis avec le « plan écophyto » marque une étape supplémentaire dans ce qui peut être perçu comme une incapacité du législateur à changer les comportements. Il interroge surtout les juristes sur la pertinence des instruments mis en œuvre pour atteindre des résultats dans le moyen terme fixé par la loi. Une décennie de discours se solde par une hausse des usages là où la baisse était promise. De tels résultats ne peuvent que questionner la force de l’État voire sa réelle volonté, affaiblissant au final des pouvoirs publics jugés impuissants.

Les politiques d’urbanisme sont un exemple de cette difficulté. Par exemple, le législateur affirme avec force le besoin de lutter contre la perte des terres agricoles et les effets potentiellement dévastateurs de l’artificialisation des sols, du fait qu’elle engendre une perte de ressources naturelles et agricoles généralement irréversible. L’Insee constate pourtant que « les zones artificialisées occupent près de 5,16 millions d’hectares en 2015, soit environ 9,4% de la métropole. En 2014, la moitié de ces zones artificialisées correspond à des sols revêtus ou stabilisés (routes, parkings), dont l’imperméabilisation a notamment des impacts négatifs sur le cycle de l’eau et son écoulement en cas de fortes précipitations. Les espaces artificialisés se sont étendus d’environ 590 000 hectares entre 2006 et 2015, en grande partie aux dépens des terres agricoles, mais aussi des milieux forestiers et des landes ». Tout se passe comme si la notion de « gestion économe de l’espace », contenue dans la loi Defferre de 1983, n’avait aucune résonance. La loi passée, ses prescriptions peuvent tomber dans l’oubli.

La chose est d’autant plus remarquable que la France apparaît plus artificialisée que ses voisins avec 47 km2 pour 100 000 habitants là où l’Allemagne compte 41 km2, Le Royaume-Uni et l’Espagne 30 km2, les Pays-Bas 29 et l’Italie 26… Les choix collectifs sont en cause avec notamment la faible densité de l’habitat des Français. Ainsi, en 2015, 46 millions de mètres carrés de surface de plancher – soit 4 600 hectares – ont entraîné l’artificialisation de 20 000 hectares de parcelles cadastrales. Le rêve pavillonnaire, et l’automobilité qui l’accompagne, a un coût. Mais qui peut objectivement dire qu’il est aisé de rompre avec la culture sociale qui le porte ? On voit bien, par exemple, les oppositions marquées à la politique de la mairie de Paris de restreindre la place de la voiture dans Paris, jugée discriminante par les non-Parisiens…

Nous touchons ici aux limites de l’action lorsqu’elle implique les différents échelons des pouvoirs publics, nationaux et locaux. La décision du président Emmanuel Macron le 7 novembre 2019 de mettre un terme au dossier dit d’Europa City dans le triangle de Gonesse mérite de ce point de vue une attention toute particulière. Décision éminemment importante en ce qu’elle marque un passage à l’acte bien plus que symbolique dans la poursuite de l’intérêt de la préservation des terres agricoles, celle-ci n’en demeure pas moins inquiétante tant elle démontre une césure assez incompréhensible avec des échelons locaux englués dans la défense de projets – qui avait été aussi initiés il y a quelques années par l’État il est vrai – manifestement en contradiction avec le discours environnemental du droit mais que celui-ci permet néanmoins. Il ne reste plus alors que la décision présidentielle pour venir endiguer des projets que le temps rend obsolète.

En réalité, la question des politiques d’urbanisme est d’autant plus complexe que le temps des décisions se heurte à une temporalité désormais difficile à soutenir. Outre la longueur des instructions de dossiers – ériger un parc éolien prend de cinq à dix ans entre la prospection et la mise en service avec une instruction qui peut durer jusqu’à quarante-huit mois – les pouvoirs publics sont confrontés au mur du temps long de la justice qui peut invalider un projet des années après que la déclaration d’utilité publique du projet a été validée. Dès lors, les guérillas juridiques peuvent fragiliser la capacité des pouvoirs publics à décider sereinement de projets qui, parfois des décennies plus tard, peuvent encourir l’invalidation et, en effet, ne plus correspondre aux idées du temps et à l’évolution des lieux qui n’ont pas accueilli les infrastructures envisagées. C’est toute la politique française des grandes infrastructures qu’il faut ici interroger. S’il est évidemment incontestable que le droit doit s’imposer, il apparaît néanmoins préjudiciable qu’il faille attendre autant pour invalider un projet parfois déjà construit et qu’il faudra alors démolir… en remettant le site en état. Pertes financières et pertes écologiques sont ici jumelées pour le pire. À cet égard, il serait temps d’envisager des évolutions notables qui permettent à la fois de sécuriser les acteurs et de respecter un droit qui gagnerait à être plus lisible. Il en va aussi de la démocratie locale, et de la responsabilité politique qu’elle implique.  

En effet, tout cela s’inscrit dans un contexte d’urgence qui cadre mal avec la capacité politique actuelle à changer les habitudes sans opprobre. Pourtant, les trajectoires fixées par le GIEC pour lutter contre le réchauffement climatique – qui n’est que l’aspect le plus émergent de la crise écologique tant il est vrai, par exemple, que selon la FAO nos modes de production, notamment agricoles, réduisent la biodiversité – imposent une révision pour le moins radicale de nos modes de vie. Comment réduire de 4% par an notre consommation énergétique sans revoir nos pratiques quotidiennes, nos déplacements, sans revoir notre société ? La question se heurte aujourd’hui à ce qui apparaît être le non-dit fondamental du politique et la difficulté de l’État à penser désormais différemment sur le long terme. Des années d’impressionnisme budgétaire sans réelle perspective stratégique ont sans doute parfois mis à mal la capacité de l’État à penser une stratégie de long terme ; ce qu’il a su faire pourtant dans le passé.

Devant cette anesthésie, et pour résoudre une équation apparemment insoluble en matière de politique environnementale, le président de la République a décidé la création d’une convention citoyenne pour le climat qui a débuté ses travaux le 4 octobre 2019. Composée de 150 citoyens tirés au sort accompagnés d’experts, elle a pour objet est de faire des propositions concrètes pour la transition écologique. L’initiative est fondamentale. Elle repose en effet sur l’idée d’une nécessaire implication des citoyens dans la fabrication d’une politique de solutions. Elle impose une méthode ascendante qui rompt avec les pratiques usuelles en matière de fabrication des politiques publiques désormais à bout de souffle. En cela, il est possible d’y voir aussi la marque d’une forme de défiance, d’une forme d’incapacité de la démocratie représentative classique et de l’administration à penser les questions de stratégie environnementale. Le président de la République s’est engagé à ce que ces propositions législatives et réglementaires soient soumises « sans filtre » soit à référendum, soit au vote du Parlement, soit à application réglementaire directe, dit le site de la convention citoyenne. De facto, l’équilibre est précaire. Les propositions citoyennes pourront difficilement être balayées, quand bien même elles iraient en sens contraire d’une politique jusqu’ici définie au sommet de l’État ou se heurteraient à des mécanismes juridiques internationaux contraignants. De ce point de vue, le défi environnemental semble appeler une révision drastique des formes de la démocratie représentative en instituant des processus décisionnels participatifs et décentralisés qui intègrent les questions environnementales mais pas seulement. L’inverse du mouvement de concentration gouvernementale des pouvoirs auquel nous assistons depuis des années, avec le recul de la prise en compte des partenaires sociaux notamment. Il faudra alors articuler le savoir et l’expertise de l’État avec le pragmatisme citoyen et les représentations des corps intermédiaires dont le rôle est central dans la refondation nécessaire du modèle économique qui nous a conduits à la situation que nous connaissons. 

Avec le besoin qu’il impose de refonder nos modes de vie, le changement climatique est en train de refonder la démocratie. Une autre révolution en perspective. 

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