Pour le deuxième volet d’une série consacrée aux drogues en France, Jérôme Fourquet revient sur la situation du quartier de la Castellane, à Marseille, qui illustre les résistances du deal aux opérations policières dans certains quartiers populaires.
La cité de la Castellane illustre de manière emblématique le phénomène d’incrustation endémique du trafic de drogue dans de nombreux quartiers populaires et l’emprise croissante qu’exercent les réseaux délinquants. Les forces de l’ordre ne sont certes pas inactives, mais la succession des spectaculaires opérations policières dans ce quartier depuis une dizaine d’années n’a pas permis d’y éradiquer le trafic, loin de là. Tout se passe comme si l’une des têtes de l’hydre coupée était remplacée par une autre. Cette repousse, plus ou moins rapide, semble en moyenne prendre deux ou trois ans pour qu’un nouveau réseau n’atteigne une taille importante. La chronologie des opérations policières depuis 2010 à la Castellane illustre ce processus de régénération permanente.
Depuis dix ans, le deal résiste aux descentes de police
En décembre 2010, environ 200 CRS investissaient la cité pour permettre aux 50 policiers de la sécurité publique de fouiller les parties communes, caves et cages d’escalier1Voir « Marseille : spectaculaire descente de politique à la Castellane », La Provence, 4 décembre 2010.. Si aucune saisie de drogue ne fut réalisée ce jour-là, l’existence d’un trafic organisé dans cette cité ne faisait pas de doute, comme en atteste, un an plus tard, l’exécution à la kalachnikov d’un jeune « chouf » (guetteur), lui-même armé, au pied d’un immeuble du quartier2Voir « Un jeune de dix-sept ans tué à la kalachnikov à Marseille », Le Figaro, 22 décembre 2011., ce règlement de compte intervenant moins d’une semaine après une autre opération antidrogue dans la cité à l’issue de laquelle trois personnes furent interpellées.
Nouvelle opération, cette fois-ci de plus grande envergure, en juin 2013. 200 policiers furent mobilisés pour démanteler un trafic de drogue situé au pied de la tour K, un des bâtiments emblématiques de la cité. Cette descente se solda par 23 interpellations, des saisies d’armes, mais également de plus d’un million d’euros en petites coupures et d’une trieuse à billets, signes de l’activité intense de ce point de deal, dont la PJ estimait le chiffre d’affaires quotidien à près de 40 000 euros… Pour le préfet de police Jean-Paul Bonnetain, cette opération ouvrait la voie « à une action globale de reconquête de la cité avec la présence, pendant plusieurs semaines, de forces de l’ordre, mais aussi des divers services de l’État, de collectivités et des partenaires sociaux3Voir « La police porte un coup à la Castellane, bastion du cannabis à Marseille », Midi Libre, 21 juin 2013. ».
Bien que spectaculaire, cette opération n’avait cependant pas permis de reprendre le contrôle du quartier. En effet, deux ans plus tard, en janvier 2015, un jeune guetteur de la tour K était abattu. Ce meurtre s’inscrivait dans une lutte sans merci entre ce réseau qui s’était reconstitué et celui dit de La Jougarelle, lui aussi situé dans la cité de la Castellane et qui souhaitait prendre le contrôle du point de deal de la tour K. L’acmé de ce conflit de territoire se produisit quelques semaines plus tard, le 9 février 2015, quand un commando de mercenaires kosovars recrutés par le réseau de La Jougarelle affronta à l’arme de guerre les membres de l’autre réseau, eux aussi lourdement armés et encagoulés. Cet affrontement en plein jour mit aux prises une dizaine d’individus, qui se livrèrent à de véritables scènes de guerre et n’hésitèrent pas à tirer sur des policiers arrivés sur les lieux suite aux appels des riverains. Ces images spectaculaires marquèrent d’autant plus les esprits que les tirs retentirent au moment même où le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, était en visite à Marseille avec ses ministres de l’Intérieur et de l’Éducation, pour évoquer la stratégie de reconquête républicaine des quartiers4Voir « Marseille : tirs de kalachnikov sur la police avant la visite de Valls », Le Parisien, 9 février 2015..
En juin de la même année, les forces de l’ordre intervinrent de nouveau dans le quartier. Si le réseau de la place du Mérou, autre réseau local, fut déstabilisé à cette occasion, le trafic était loin d’être éradiqué à la Castellane. En juin 2018, une nouvelle opération impliquant 250 policiers, dont 150 de la police judiciaire, était de nouveau lancée dans le quartier avec au bilan une vingtaine d’interpellations, 200 kilos de résine de cannabis saisis et 9 armes dont 2 kalachnikovs récupérées5Voir « Marseille : vaste opération antidrogue à la cité de la Castellane », Le Parisien, 18 juin 2018.. Les propos de la hiérarchie policière témoignent à cette occasion de l’emprise croissante des trafiquants sur l’espace public dans cette cité, qu’il avait fallu selon eux littéralement « prendre d’assaut ». Éric Arella, directeur régional de PJ, déclarait ainsi : « Nous avons démonté les points de deal et cassé les murs qui entravaient la circulation6Voir « À la “Caste”, le plus important réseau de trafic de stupéfiants de Marseille démantelé », Capital, 22 juin 2018.. » Autre indice de la prise de contrôle physique de ce territoire par les réseaux délinquants, les policiers saisirent un panneau accroché en pleine rue à proximité d’un point de deal, sur lequel on pouvait lire la liste des produits proposés et des tarifs pratiqués avec la mention « Bonne fumette les amis, à bientôt ».
Des territoires soustraits au contrôle étatique
Les descentes de police n’ont pas constitué l’unique réponse des pouvoirs publics pour, dixit le discourt officiel « contrarier la prise en main du territoire par les réseaux7Voir « Après les tirs, la Castellane va s’ouvrir en deux », 20 Minutes, 20 octobre 2015. ». Des opérations de rénovation urbaine ont été menées avec la destruction du bâtiment G (où avait grandi Zinédine Zidane) pour désenclaver le quartier et créer une pénétrante puis, à partir de 2019, avec la démolition de la fameuse tour K, édifice situé à l’entrée de la cité et qui lui conférait un aspect de forteresse. Le but recherché était clairement indiqué par la présidente du groupement d’intérêt public Marseille Rénovation urbaine : « Il s’agit de donner plus d’oxygène au site et de permettre de meilleures conditions de sécurisation. » De manière générale, la lutte contre le trafic était en effet sous-jacente à tous les programmes de rénovation urbaine menés dans ces cités8Voir « À la Castellane, la destruction de la symbolique “tour K” », La Croix, 23 octobre 2019. lors de la présentation du projet en décembre 2019. lors de la présentation du projet en décembre 2019.
Dans le même objectif d’une reprise du contrôle du territoire, une nouvelle opération de police était organisée le 18 décembre 2019 pour retirer les épaves de voitures, fouiller les parties communes et nettoyer « tous les points de chouf » de la Castellane. Cette intervention d’un genre nouveau permit de sortir « tout ce qui traîne sur la voie publique, comme les grilles de chantiers qui servent à monter des barricades pour nous empêcher de progresser en opération », selon le commissaire en charge de l’intervention.
Quelques mois plus tard, le 30 août 2020, comme en écho aux images du film Bac Nord, deux policiers étaient blessés lors d’affrontements causés par l’arrestation d’un dealer dans ce quartier. L’épidémie de Covid-19 n’avait guère ralenti le trafic et, le 21 janvier 2021, plusieurs dizaines de fonctionnaires de police étaient de nouveau mobilisés pour démanteler plusieurs points de vente. Cette opération fut suivie d’une autre de plus grande envergure engageant 250 policiers, dont des unités spécialisées (Raid et BRI) en mai 2021. 18 personnes furent interpellées, 173 kg de cannabis, des armes et plus de 200 000 euros furent saisis. Quelques semaines plus tard, la police revenait de nouveau en force, non pas pour procéder à des interpellations, mais pour effacer pour un temps les marques physiques de l’emprise délinquante dans le quartier. Un mur de parpaings érigé par les trafiquants pour ralentir la police fut démantelé, 110 m3 d’encombrants furent enlevés et 300 mètres carrés de tags nettoyés9Voir « La police continue de “nettoyer” la cité de la Castellane », Maritima Médias, 6 juin 2021..
D’autres quartiers marseillais sont également le théâtre d’une prise de contrôle croissante par les délinquants, comme les Rosiers dans le 14e arrondissement ou la cité des Oliviers A dans le 13e. Alors que les trafiquants n’exerçaient jusqu’alors leur emprise que sur les points de deal (halls d’immeubles, parvis, etc.) et leurs abords immédiats, ils l’ont étendue, notamment pendant le confinement du printemps 2020, à des espaces beaucoup plus vastes en érigeant de véritables checkpoints à l’entrée des quartiers. Des barrières, voire des barricades (bâties avec du mobilier urbain, des encombrants ou des matériaux de construction), ont été érigées sur la voie publique et sont gardées par des guetteurs qui filtrent l’accès aux quartiers, fouillent les véhicules et contrôlent l’identité des personnes voulant pénétrer dans le quartier. Dans la cité des Oliviers, le dispositif de contrôle s’est professionnalisé avec des projecteurs alimentés par des rallonges pour éclairer le checkpoint de nuit et des « choufs » désormais recrutés dans d’autres villes pour éviter toute connivence avec les riverains10Voir « Aux Oliviers A, les habitants prisonniers d’un point de deal tout puissant », Marsactu.fr, 25 février 2021.. En dépit de huit opérations d’ampleur menées par la police depuis janvier 2021, ces infrastructures de contrôle ont été aussitôt reconstruites aux Oliviers A.
Ces phénomènes ne concernent pas que les cités marseillaises les plus chaudes. Ainsi, dans le Vaucluse, à Cavaillon, en mai 2021, des dealers de la cité du Dr Aymé coulèrent quatre dos-d’âne en béton armé pour ralentir, voire empêcher, la circulation des véhicules de police. Selon un syndicaliste policier : « Ces dos-d’âne étaient bien plus imposants que les ralentisseurs habituels, ils ont été montés rapidement, en une nuit seulement, avec grand professionnalisme11Voir « Drogue : des dealers coulent d’imposants dos-d’âne pour ralentir les descentes de police à Cavaillon », France 3 PACA, 4 juin 2021.. » Ils furent enlevés dans les jours suivants par les équipes de la voirie, qui opérèrent sous protection policière.
Le trafic de drogue et la lutte contre cette activité criminelle, qui ne cesse de prendre de l’ampleur, revêtent de plus en plus une dimension géopolitique (au sens où l’entendent Yves Lacoste et Béatrice Giblin) à savoir une rivalité de pouvoirs pour le contrôle d’un territoire. Ces conflits ou affrontements pour la maîtrise d’un espace peuvent mettre aux prises soit des trafiquants et des policiers, soit des bandes rivales de délinquants. Ainsi, le 7 septembre 2021, à Salon-de-Provence, petite ville située à 50 kilomètres de Marseille, où les réseaux de trafic de stupéfiants ont étendu leur emprise, trois hommes armés de kalachnikov ont tiré une trentaine de balles en plein après-midi dans le quartier des Canourgues. Ce type d’action assez souvent pratiqué s’apparente à une fantasia. À l’instar des cavaliers arabes d’antan tirant en l’air, les tirs de kalachnikov avaient pour but manifeste de marquer la domination d’un groupe de trafiquants sur un point de deal et de dissuader des concurrents de vouloir s’y implanter. Interprétant cet évènement comme le signe d’un début de prise en main et d’incrustation d’un réseau délinquant sur une partie du territoire communal, le maire fit raser au bulldozer dès le lendemain le lieu en question pour envoyer un message géopolitique clair aux trafiquants. La mairie et les autorités locales gardaient le plein contrôle physique du terrain et les réseaux extérieurs à la ville étaient invités à s’implanter ailleurs.
Dans d’autres villes, les municipalités font murer et condamner l’accès à certains bâtiments ou à des caves pour empêcher définitivement le trafic de s’y réimplanter. Ce fut notamment le cas, par exemple, en juin 2021, dans la cité El Vivès dans le quartier perpignanais du Bas-Vernet, où un véritable coffee shop clandestin fonctionnait depuis deux ans12Voir « Drogue : à Perpignan, un point de deal muré par la police », France 3 Occitanie, 29 juin 2021..
À Marseille, l’emprise trafiquante ne se mesure pas qu’à l’aune du nombre de checkpoints ou de points de vente implantés dans les quartiers. Les dealers n’hésitent pas non plus à exercer la violence et à recourir aux armes pour défendre leur territoire, attaquer celui d’un réseau concurrent ou régler des comptes. Si, selon la formule célèbre de Max Weber, l’État revendique et exerce « le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné », ce monopole est contesté dans la cité phocéenne, où les morts par balle dans le cadre de règlements de compte sont nombreux. À l’instar des bootleggers de la prohibition qui s’affrontaient à la mitraillette Thompson, les trafiquants marseillais se battent à la kalachnikov et les victimes s’accumulent depuis des années. La géographie des règlements de compte que nous avons pu dresser après dépouillement de la presse locale et nationale fait nettement ressortir les territoires d’incrustation de l’économie criminelle.
2018-2021 : Les morts dans le cadre de règlements de compte lié au trafic de drogue à Marseille
Les morts se concentrent dans la partie nord de la ville et notamment dans les cités populaires des 13e, 14e, 15e et 3earrondissements. La moitié sud de la ville est épargnée avec de nombreux arrondissements ne comptant aucune victime. Les quelques meurtres qui ont eu lieu dans la partie sud ont eu pour cadre des cités isolées (la Cayolle dans le 9e ou Pont-de-Vivaux dans le 10e), alors que l’économie parallèle et la criminalité gangrènent des territoires beaucoup plus étendus au nord de Marseille.
Retrouvez les autres notes de la série pilotée par Jérôme Fourquet :
- Comment la France s’est couverte de points de deal (24 janvier 2022)
- Itinéraires d’acheminement et zones de production du cannabis en France (25 janvier 2022)
- Les routes de la poudre blanche (25 janvier 2022)
- 1Voir « Marseille : spectaculaire descente de politique à la Castellane », La Provence, 4 décembre 2010.
- 2Voir « Un jeune de dix-sept ans tué à la kalachnikov à Marseille », Le Figaro, 22 décembre 2011.
- 3Voir « La police porte un coup à la Castellane, bastion du cannabis à Marseille », Midi Libre, 21 juin 2013.
- 4Voir « Marseille : tirs de kalachnikov sur la police avant la visite de Valls », Le Parisien, 9 février 2015.
- 5Voir « Marseille : vaste opération antidrogue à la cité de la Castellane », Le Parisien, 18 juin 2018.
- 6Voir « À la “Caste”, le plus important réseau de trafic de stupéfiants de Marseille démantelé », Capital, 22 juin 2018.
- 7Voir « Après les tirs, la Castellane va s’ouvrir en deux », 20 Minutes, 20 octobre 2015.
- 8Voir « À la Castellane, la destruction de la symbolique “tour K” », La Croix, 23 octobre 2019. lors de la présentation du projet en décembre 2019.
- 9Voir « La police continue de “nettoyer” la cité de la Castellane », Maritima Médias, 6 juin 2021.
- 10Voir « Aux Oliviers A, les habitants prisonniers d’un point de deal tout puissant », Marsactu.fr, 25 février 2021.
- 11Voir « Drogue : des dealers coulent d’imposants dos-d’âne pour ralentir les descentes de police à Cavaillon », France 3 PACA, 4 juin 2021.
- 12Voir « Drogue : à Perpignan, un point de deal muré par la police », France 3 Occitanie, 29 juin 2021.