Les routes de la poudre blanche (« Trafic de drogue : un enjeu de société devenu central », 4/4)

Pour le quatrième et dernier volet d’une série consacrée aux drogues en France, Jérôme Fourquet revient sur les routes empruntées par la cocaïne pour arriver dans l’Hexagone.

Présente depuis longtemps en France, mais jusqu’alors cantonnée au milieu du show-biz, la cocaïne s’est diffusée dans de larges pans de la population. Si elle demeure moins banalisée que le cannabis, elle fait aujourd’hui l’objet d’une consommation de masse. Le basculement s’est opéré au tournant des années 1990-2000, avant de connaître une véritable accélération ces dernières années.

L’une des façons, certes imparfaite, d’évaluer l’ampleur d’un marché d’une substance illicite et sa dynamique est de se baser sur le bilan chiffré des saisies opérées. Même si ces statistiques reflètent d’abord l’activité et la performance des services de répression concernés, elles nous donnent également une indication assez précieuse sur la « tendance du marché » et l’évolution de la demande. Cet indicateur n’est pas parfait, encore une fois, mais les chiffres publiés dans différents rapports de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) concernant les saisies annuelles de cocaïne en France depuis plus de trente ans sont sans équivoque. Comme on peut le voir sur le graphique suivant, les quantités saisies, et donc le marché, ont littéralement explosé en passant de 250 kilos en 1983 à plus de 17 tonnes en 2017 !

1983-2017 : Évolution des saisies annuelles de cocaïne en France
Source : OCRTIS.

En France, et plus généralement en Europe, le trafic a pris son essor à la fin des années 1980 pour des raisons initialement liées à l’offre. En effet, c’est à partir du milieu des années 1980 que le marché américain, principal débouché des trafiquants, est arrivé à saturation et c’est aussi à cette époque que les autorités américaines ont renforcé leur lutte contre les narcos et ont rendu (un peu) plus étanche leur frontière sud. Confrontés à cette difficulté, les cartels sud-américains se sont alors tournés vers l’Europe. Différentes « routes de la poudre » vont ainsi s’ouvrir et s’organiser progressivement. À l’instar de ce que nous avons effectué précédemment dans la note numéro 3 à propos du cannabis transporté par go fast, nous allons nous arrêter un instant sur ces voies d’approvisionnement illicites, car étudier les flux logistiques permet de bien saisir le fonctionnement intime de l’écosystème qu’ils irriguent et qu’ils desservent.

Le nouveau commerce triangulaire

En raison de leur proximité avec les zones de production sud-américaines, les Caraïbes, et notamment les Antilles françaises, vont précocement constituer une zone de transit et la porte d’entrée idéale pour desservir le marché européen et tricolore. En 1987, un petit avion de tourisme chargé de 450 kilos de cocaïne en provenance de Medellin en Colombie est ainsi intercepté à Marie-Galante. Dans les années qui suivent, le transport par avion est abandonné au profit de la voie maritime, plus discrète. Les perquisitions de voiliers, bateaux de pêche ou yachts se multiplient avec parfois des saisies records.

Une partie de la cocaïne est consommée localement, notamment sous forme de crack, avec à la clé une hausse significative de la délinquance en Martinique et en Guadeloupe. Mais la majeure partie de la cocaïne est reconditionnée ou transbordée avant d’entamer le voyage vers les côtes de la métropole, où elle est débarquée sur des plages ou à quai. Depuis une vingtaine d’années, les saisies se multiplient ainsi dans les ports de l’Atlantique : Brest, Nantes-Saint-Nazaire ou bien encore Bordeaux. De par sa situation géographique privilégiée, la capitale girondine est, de l’avis des responsables policiers, devenue une plaque tournante de ce trafic, comme elle avait été jadis l’un des principaux ports ayant participé à la traite négrière. Toute chose étant égale par ailleurs, un nouveau commerce triangulaire s’est en effet mis en place ces dernières années avec l’essor, chez une partie des trafiquants, d’une nouvelle pratique, le « 1 pour 1 ». Comme nous l’avons vu, la résine de cannabis est acheminée par go fast depuis le Maroc jusqu’en métropole via le réseau autoroutier qui remonte d’Espagne et qui passe notamment par Bordeaux. Une partie est ensuite discrètement envoyée aux Antilles pour y être échangée contre la même quantité de cocaïne. Cette opération est très lucrative pour les trafiquants hexagonaux, car le prix de la cocaïne est bien plus élevé que celui de la résine de cannabis sur le marché européen. Comment s’explique-t-on que ce troc s’effectue sur une base paritaire ? Le shit est prisé dans les Caraïbes, mais ces îles n’en produisent pas. On peut, en revanche, s’y approvisionner à bon marché et en quantité en cocaïne, ce qui explique que les trafiquants locaux soient prêts à dealer sur la base du « 1 pour 1 ». Une fois la transaction effectuée, la poudre blanche est envoyée par bateau ou avion en métropole.

Coke en stock : Le Havre premier port cocaïnier de France

Mais la cocaïne produite en Colombie ne transite pas uniquement par les Antilles. Deux autres routes existent. La première emprunte clandestinement, depuis le Brésil ou d’autres pays d’Amérique latine, les voies du commerce maritime légal, qui s’est beaucoup développé au cours des dernières décennies sous l’effet de la mondialisation. La drogue est camouflée au sein de cargaisons de denrées alimentaires, de bois exotiques ou dans des containers. Les douaniers ont découvert des chargements de ce type dans tous les ports français, à la fois ceux de l’Atlantique que nous avons cités précédemment, mais aussi Marseille, Dunkerque ou bien encore Caen-Ouistreham, preuve de l’extraordinaire structuration et ramification des réseaux criminels sur notre territoire. Mais pour cette voie quasi « industrielle » d’importation, la porte d’entrée principale semble être le port du Havre. La prééminence du port normand ne doit rien au hasard. Il s’agit en effet du premier port français en termes de réception de containers et, dans ce flux massif et incessant, il est plus facile pour les trafiquants d’y dissimuler leur marchandise. À l’instar des produits venus du monde entier, transitant par Le Havre avant d’être distribués partout en France, la poudre blanche arrivée en EVP1Equivalent Vingt Pieds : terme technique désignant les containers. est discrètement réceptionnée par des grossistes avant d’être dispatchée dans des réseaux qui irriguent l’ensemble du territoire. En logisticiens experts du commerce international, les trafiquants font transiter à un rythme très régulier par Le Havre les livraisons de ce produit si avidement demandé. La chronologie des saisies intervenues ces dernières années dans le port normand témoigne de l’ampleur des flux entrants2En juillet 2017, une tonne de cocaïne était interceptée, suivie par des saisies de 750 kilos en septembre 2018 et de 350 kilos au cours du même mois. Une tonne était de nouveau découverte en août 2019, opération suivie par deux prises de 680 et 520 kilos dans le seul mois de novembre 2019.. Interrompu ponctuellement lors du confinement du printemps 2020, le flux est reparti de plus bel ensuite avec l’interception d’une tonne de poudre blanche en mai 2020, la même quantité étant de nouveau saisie en mai 2021, avant que les compteurs s’affolent avec la découverte de 2,5 tonnes au cours du mois de décembre 20213Voir Christophe Cornevin « Trafic de cocaïne : ce “tsunami blanc” qui frappe la France », Le Figaro, 27 décembre 2021.. Ces saisies s’accompagnent de l’arrestation d’un nombre croissant de membres des professions portuaires (dockers, grutiers, manutentionnaires…), l’importance des sommes générées par le trafic permettant de soudoyer des employés du port pour faciliter la bonne réception de la marchandise4Voir Stéphanie Marteau « Menaces, enlèvements, assassinat… Coke en docks au port du Havre », Le Monde, 14 novembre 2020.. La CGT dockers du Havre, qui garde la haute main sur le port (elle bénéficie notamment du monopole de l’embauche), voit son influence et sa situation contestés par ces réseaux criminels. Toute chose étant égale par ailleurs, ce contexte n’est pas sans rappeler, par certains aspects, la situation qui prévalut soixante-dix ans plus tôt sur le port de Marseille, quand les gros bras de la pègre furent mobilisés pour casser la grève des dockers de 1950, cet évènement permettant au milieu corso-marseillais de s’implanter fortement sur le port et d’y briser l’hégémonie de la CGT. 

La filière guyanaise

Une dernière route de la poudre blanche s’est développée ces dernières années. Les volumes concernés sont moins importants que ceux acheminés au Havre ou dans d’autres ports français, mais cette troisième filière se structure et prend de l’ampleur. Cette route débute en Guyane et plus précisément à la frontière avec le Surinam, dans la ville de Saint-Laurent-du-Maroni. La cocaïne provenant de Colombie, du Pérou ou d’Équateur est présente en quantité le long de la frontière et notamment dans la ville d’Albina située en face de Saint-Laurent. Sur fond de misère sociale de part et d’autre du fleuve, les trafiquants n’ont aucune peine à recruter en masse des passeurs. Le franchissement du Maroni est d’autant plus aisé que les forces de l’ordre surinamiennes sont peu regardantes. Le fleuve n’a jamais été vécu de surcroît comme une frontière, mais bien au contraire comme un axe de circulation et d’échanges très actifs reliant les deux rives habitées par la même population : les Bushinenge, descendants des esclaves s’étant enfuis des plantations de la Guyane hollandaise pour se réfugier dans la forêt. Les passeurs, surnommés « mules », transportent la cocaïne soit sous leurs vêtements, soit conditionnée dans des petites capsules qu’ils ont ingurgitées. Chaque passage représente quelques centaines de grammes, voire tout au plus un à deux kilos, de produit illicite. Mais la relative faiblesse du chargement unitaire est compensée par le nombre impressionnant de traversées ayant lieu. D’après les estimations des autorités françaises locales, près de 10 000 passages de « mules » seraient effectués chaque année entre Albina et Saint-Laurent-du-Maroni5Voir « De Cayenne à Paris, le chemin des mules », Le Monde, 15 mai 2019.. Les « mules » sont ensuite acheminées vers Cayenne et son aéroport, d’où décollent en semaine deux vols quotidiens pour Orly. Les douaniers et policiers en poste à Cayenne interceptent entre 300 et 400 « mules » chaque année mais ils estiment qu’entre 10 et 20 parviennent à embarquer sur chaque vol à destination de Paris. Selon un flux très régulier, la cocaïne arrive ainsi en métropole non pas via des containers, mais en petits conditionnements incorporés, au sens premier du terme, par les passeurs. Ces derniers, aidés par des contacts et des réseaux présents en métropole, vont ensuite, étape terminale de cette route guyanaise, prendre le train6La majorité des arrestations dans ces filières se fait en gare ou dans les trains. pour livrer leur précieuse marchandise un peu partout en France. Ces filières guyanaises privilégient des zones qui ne sont pas ou peu sous l’emprise d’autres réseaux criminels. Elles jettent ainsi souvent leur dévolu sur des villes moyennes. Une plongée rapide dans la presse quotidienne régionale permet de trouver mention de l’arrestation de « mules » ou de trafiquants guyanais (ou en lien avec des Guyanais) dans des villes comme Orléans, Le Mans, Niort, Limoges, Montluçon, Montauban ou bien encore Le Creusot. Si certains grossistes guyanais ou surinamiens sont en affaire avec des réseaux criminels de cité qui cherchent à diversifier leur offre et donc à proposer de la cocaïne en plus du cannabis, d’autres de leurs compatriotes ont préféré opérer pour leur propre compte en se constituant discrètement leur zone de chalandise au sein de la « France périphérique ». De l’avis des services de police spécialisés, ces groupes sont en voie de structuration rapide et au regard des profits engendrés ces dernières années, ils vont monter en puissance dans la hiérarchie de la criminalité organisée. Après avoir vu émerger dans les banlieues des groupes composés d’individus d’origine maghrébine enrichis dans le trafic du shit en provenance du Rif marocain, le milieu corso-marseillais traditionnel assiste désormais à la structuration de réseaux guyanais. Toute chose étant égale par ailleurs, dans « la France d’après », Saint-Laurent-du-Maroni serait en train de remplacer Calenzana ou la vallée du Taravo, foyers historiques de toute une partie du banditisme corse7Voir Jacques Follorou, La Guerre des parrains corses. Au cœur du système mafieux, Paris, Flammarion, 2013..

Retrouvez les autres notes de la série pilotée par Jérôme Fourquet : 
Comment la France s’est couverte de points de deal (24 janvier 2022)
Trafic de drogue : le cas de la Castellane à Marseille (24 janvier 2022)
Itinéraires d’acheminement et zones de production du cannabis en France (25 janvier 2022)
Et leur compilation en cliquant ici !

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    Equivalent Vingt Pieds : terme technique désignant les containers.
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    En juillet 2017, une tonne de cocaïne était interceptée, suivie par des saisies de 750 kilos en septembre 2018 et de 350 kilos au cours du même mois. Une tonne était de nouveau découverte en août 2019, opération suivie par deux prises de 680 et 520 kilos dans le seul mois de novembre 2019.
  • 3
    Voir Christophe Cornevin « Trafic de cocaïne : ce “tsunami blanc” qui frappe la France », Le Figaro, 27 décembre 2021.
  • 4
    Voir Stéphanie Marteau « Menaces, enlèvements, assassinat… Coke en docks au port du Havre », Le Monde, 14 novembre 2020.
  • 5
    Voir « De Cayenne à Paris, le chemin des mules », Le Monde, 15 mai 2019.
  • 6
    La majorité des arrestations dans ces filières se fait en gare ou dans les trains.
  • 7
    Voir Jacques Follorou, La Guerre des parrains corses. Au cœur du système mafieux, Paris, Flammarion, 2013.

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