Tous condamnés au déclassement ?

Le sentiment de déclassement, loin de ne concerner que les échelons les plus bas de l’échelle sociale, semble n’épargner désormais aucune strate ou catégorie sociale. Analyse par Yves-Marie Cann d’un phénomène qui pourrait être l’un des principaux facteurs déterminant le vote à la prochaine élection présidentielle.

« Oubliées et précarisées », « à la dérive », « tondues comme des moutons », « dans la crise » ou encore au cœur d’un « grand malaise » et gagnées par « la peur du déclassement », les classes moyennes font depuis plusieurs années l’objet d’une littérature abondante ne cessant de décrire le désenchantement de cette figure centrale héritée des Trente Glorieuses, entre promesse d’ascension sociale pour les milieux populaires et filet de sécurité pour les catégories supérieures.

Omniprésentes dans le débat public, courtisées par les gouvernants et ceux qui aspirent aux plus hautes fonctions électives, les classes moyennes n’en demeurent pas moins un concept flou, que l’absence de définition officielle – ou du moins consensuelle – rend difficile à appréhender. Où commencent et où s’arrêtent les classes moyennes ? Faut-il s’en tenir à la définition restrictive qu’en propose l’Insee, à savoir qu’elles regrouperaient les professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise, enseignants, chargés de clientèle, infirmiers, etc.) se situant entre les milieux populaires (employés et ouvriers) d’une part, et les cadres et professions intellectuelles d’autre part ? Ou faudrait-il plutôt les définir par leur niveau de revenus, et donc leur degré de proximité à un revenu moyen ou médian ? Mais dans un contexte où les inégalités patrimoniales s’avèrent considérablement supérieures à celles basées sur les revenus, ne faudrait-il pas changer de braquet ?

En l’absence de consensus sur cette question, notre parti pris sera d’adosser notre analyse sur les représentations telles qu’elles se structurent à l’échelle des individus, et donc du corps social. À ce titre, nous préférons nous appuyer ici sur l’appartenance à tel ou tel groupe ou « classe » exprimée par les Français lorsqu’on les invite à se positionner sur l’échelle sociale.

Nous le verrons, dans l’imaginaire collectif objectivé par les études et qui émerge des réponses collectées auprès des Français que nous avons interrogés à partir d’un échantillon représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, les « classes moyennes » constituent aujourd’hui un vaste bloc central au sein de la population. En termes de classes sociales « subjectives » (par opposition à une classification « objective » basée sur la profession ou le revenu), 70 % des personnes interrogées par Elabe pour la Fondation Jean-Jaurès se positionnement en effet sur les échelons centraux de l’échelle sociale. Avec ce chiffre, c’est une société « moyennisée » qui se dessine, tout se passant comme si le processus amorcé lors des Trente Glorieuses avait survécu et s’était amplifié au-delà de ces années de prospérité et de rattrapage économiques, que les plus jeunes générations et parfois leurs parents n’ont pas connues. Il faut toutefois se méfier des apparences et aller au-delà d’une image d’ensemble certes rassurante – voire réconfortante – mais qui, à étudier la situation de plus près, apparaît trompeuse, tant elle masque les fractures et les lignes de faille qui traversent aujourd’hui la société française et structurent son rapport au monde, à autrui et au politique.{{70|%|des Français disent appartenir aux classes moyennes}}

Dès lors, cette hégémonie des classes moyennes dans les représentations ne doit pas masquer un sentiment de déclassement social prégnant, d’ailleurs de plus en plus présent dans le débat public et qui pourrait être l’un des principaux facteurs déterminant le vote à la prochaine élection présidentielle. Les études annuelles diffusées par le ministère des Affaires sociales en témoignent régulièrement puisque, par exemple, la proportion de Français estimant vivre moins bien que leurs parents a sensiblement progressé depuis le début des années 2000.

Alors que la France vient de rentrer en campagne présidentielle et s’apprête à choisir son orientation politique pour les prochaines années, cette note, réalisée à partir des données issues de l’enquête sur « La nouvelle question sociale », se propose d’apporter un éclairage actualisé sur le sujet. Dans un contexte économique et social incertain, une situation politique marquée depuis plusieurs années par la progression des attitudes protestataires et la montée des extrêmes dans les urnes, il s’agira de démontrer que le sentiment de déclassement, loin de ne concerner que les échelons les plus bas de l’échelle sociale, remonte par capillarité et n’épargne désormais aucune strate ou catégorie sociale.

« Classes moyennes », « classes attrape-tout » ?

En termes d’auto-positionnement social, les « classes moyennes » s’avèrent aujourd’hui quasi hégémoniques : 70 % des Français âgés de 18 ans et plus considèrent en effet appartenir aux classes moyennes. Cette « moyennisation » apparente de la société ne doit toutefois pas masquer un déséquilibre important, la proportion d’individus estimant appartenir aux classes moyennes « modestes » étant près de deux fois plus élevée que ceux estimant appartenir aux classes moyennes « supérieures ».
 

Figure 1 : Auto-positionnement social, en % (base : ensemble de l’échantillon)

Cette hégémonie des classes moyennes en termes de positionnement social des Français s’explique notamment par le refus de se définir comme « pauvre » ou « riche », comme « dominé » ou « dominant ». Face à une forme d’injonction sociale ressentie par certains, se décrire comme appartenant aux « classes moyennes », ne seraient-ce que modestes, rassure. Il est d’ailleurs frappant d’observer combien cette tendance se vérifie pour la plupart des catégories socioprofessionnelles (CSP) établies par l’Insee : à l’exception des cadres et des professions intellectuelles supérieures, une majorité relative de répondants se positionnent systématiquement parmi les « classes moyennes modestes ». Si l’on appréhende les classes moyennes dans leur globalité, ce sont alors l’ensemble des CSP qui se positionnement majoritairement sur l’un ou l’autre des échelons de ce groupe, dans des proportions oscillant entre 60 % (chez les ouvriers et les employés) et 81 % (chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures).

Les classes moyennes constituent par conséquent une figure centrale de l’imaginaire collectif et l’on comprend aisément à la lecture de ces quelques chiffres l’intérêt pour les acteurs politiques de les courtiser, que ce soit en campagne électorale ou en responsabilités. S’adresser aux classes moyennes dans ses discours permettrait de capter l’attention et de toucher l’immense majorité de la population. Trop englobant, le concept de « classes moyennes » n’en devient pas moins inopérant pour étudier la société française et les rapports qu’entretiennent les individus qui les composent à notre modèle social. Partant de ce constat, nous distinguerons systématiquement, pour mieux les décrire, les classes moyennes « modestes » (47 % de l’échantillon) des classes moyennes « supérieures » (23 %) aux côtés de deux autres groupes : d’une part les classes « privilégiées ou aisées » (6 %) dominant l’échelle sociale, et d’autre part les classes « populaires ou défavorisées »  (24 %) qui en constituent la base et donc les échelons les moins élevés dans les représentations collectives.

Nos classes sociales subjectives désormais établies, il nous faut désormais les décrire et mettre exergue les éléments les plus saillants, les traits caractéristiques de chacune de ces strates et les facteurs d’élévation sociale dans l’imaginaire collectif des Français.

Classes sociales subjectives et classes sociales objectives

Il existe une articulation entre classe « subjective » observée en termes d’auto-positionnement sur l’échelle sociale et classe « objective » s’appuyant sur la segmentation Insee. Parmi les actifs dans l’emploi, par exemple, la probabilité de se situer sur les échelons supérieurs de l’échelle sociale croît de façon linéaire avec la catégorie socioprofessionnelle. À titre d’exemple, 39 % des ouvriers se positionnent parmi les classes populaires ou défavorisées, de même que 34 % des employés, les scores chutant ensuite à 16 % chez les professions intermédiaires pour atteindre un plancher à 3 % chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures. À l’inverse, 63 % de ces derniers estiment appartenir aux classes moyennes supérieures ou aux classes privilégiées ou aisées, contre seulement 13 % des employés et des ouvriers.{{39|%|des ouvriers se positionnent parmi les classes populaires ou défavorisées}}
 

Tableau 1 : Auto-positionnement social croisé par la catégorie socioprofessionnelle, % en colonnes 
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

Ensemble

Agriculteur, artisan, commerçant

Cadre, profession intellectuelle supérieure

Profession intermédiaire

Employé

Ouvrier

Retraité

S/T Classes moy. sup, privilégiées ou aisées

29 %

38 %

62 %

29 %

13 %

13 %

34 %

Classes privilégiées ou aisées

6 %

7 %

16 %

5 %

4 %

3 %

4 %

Classes moyennes supérieures

23 %

31 %

46 %

24 %

9 %

10 %

30 %

S/T Classes moy. modestes, populaires ou défavorisées

71 %

62 %

38 %

71 %

87 %

87 %

66 %

Classes moyennes modestes

47 %

42 %

35 %

55 %

53 %

48 %

50 %

Classes populaires ou défavorisées

24 %

20 %

3 %

16 %

34 %

39 %

16 %

Toutefois, classes « objectives » et « subjectives » ne se superposent pas parfaitement, loin de là. Les réponses enregistrées auprès des ouvriers et des employés en témoignent. En effet, s’il est communément accepté de parler des « catégories populaires » pour les désigner, la proportion d’ouvriers et d’employés estimant appartenir aux classes populaires ou défavorisées s’avère sensiblement inférieure à ceux se positionnant parmi les classes moyennes « modestes » : 39 % contre 48 % chez les ouvriers, et même 34 % contre 53 % chez les employés. La correspondance s’avère en revanche meilleure entre professions intermédiaires et classes moyennes, ce qui tendrait à confirmer leur positionnement central. 79 % des individus issus des professions intermédiaires estiment ainsi appartenir aux classes moyennes mais, à la différence des cadres et des professions intellectuelles supérieures, une majorité (55 %) se situe avant tout parmi les classes moyennes « modestes ».

Classes sociales subjectives et diplôme

Titres scolaires et accès aux positions sociales et professionnelles des individus s’avèrent étroitement corrélés. Ainsi, les ouvriers et employés se distinguent par un faible niveau de diplôme en comparaison des professions intermédiaires et surtout des cadres et des professions intellectuelles supérieures. Les données Insee issues du recensement de la population s’avèrent très éclairantes à ce sujet : alors que 77 % des ouvriers ont un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat, 81 % des cadres et des professions intellectuelles supérieures sont titulaires d’un diplôme supérieur au baccalauréat. À des niveaux plus intermédiaires, une courte majorité d’employés a un niveau de diplôme infra baccalauréat, alors qu’une proportion comparable de professions intermédiaires a un niveau supra baccalauréat.
 

Tableau 2 : Population active de 18 ans et plus – France entière (source : Insee, recensement labellisé 2013)

 

TOTAL

Infra baccalauréat

Niveau baccalauréat

Supra baccalauréat

Agriculteurs exploitants

100 %

57 %

26 %

17 %

Artisans, commerçants et chefs d’entreprise

100 %

55 %

21 %

24 %

Cadres et professions intellectuelles supérieures

100 %

9 %

10 %

81 %

Professions intermédiaires

100 %

25 %

22 %

53 %

Employés

100 %

54 %

26 %

20 %

Ouvriers

100 %

77 %

16 %

7 %

Nous retrouvons trace de ce lien entre la classe sociale « subjective » et le niveau de diplôme. Ainsi, plus le capital éducatif des individus s’élève et plus la propension à se situer sur les échelons supérieurs de l’échelle sociale s’intensifie, la proportion de classes moyennes supérieures, privilégiées ou aisées passant de 18 % chez les personnes peu ou pas diplômées à 58 % chez les plus diplômées, titulaires d’un diplôme de deuxième ou troisième cycles universitaires (ou équivalent).

Les correspondances entre niveau de diplôme et classe sociale « subjective » s’avèrent toutefois moins évidentes qu’avec la catégorie socioprofessionnelle. Cette dissonance peut notamment s’expliquer par l’allongement de la durée des études et son corollaire, l’élévation générale des niveaux de diplôme d’une génération à l’autre. Ainsi, pour les générations les plus anciennes, l’accès à nombre de professions requerrait des niveaux de qualification moins élevés qu’aujourd’hui pour les nouvelles générations. Notre échantillon mixant l’ensemble des générations en âge de voter, le capital éducatif appréhendé à travers le prisme des titres scolaires perdrait ainsi de son influence. Une autre explication réside également dans l’écart parfois grandissant entre le niveau de qualification et le type de poste occupé, ce décalage contribuant alors à produire des « déclassements scolaires ». Ce phénomène est d’ailleurs illustré par les calculs de Louis Chauvel dont il résulte que « pour maintenir la valeur des diplômes de 1982 à 2011, il aurait fallu passer de 11 % à 22 % de CPIS, alors qu’en 2011 nous ne comptions que 16 % de cadres. Le solde de six points, correspondant aux membres potentiels de la catégorie des CPIS qui ont été rétrogradés dans d’autres positions, s’est pour l’essentiel déversé dans les professions intermédiaires (…) ». À cet égard, il est frappant de constater que ce sont ainsi près des deux tiers des titulaires d’un diplôme de premier cycle universitaire qui se positionnent aujourd’hui parmi les classes moyennes modestes voire inférieures, et encore 42 % des diplômés d’un deuxième ou troisième cycles universitaires (avec toutefois une proportion résiduelle d’individus estimant appartenir aux classes populaires ou défavorisées, la majorité – 58 % – se positionnant sur les échelons supérieurs de l’échelle sociale).
 

Tableau 3 : Auto-positionnement social croisé par le niveau de diplôme le plus élevé, % en colonnes
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

Ensemble

Aucun, CEP, Brevet

CAP, BEP, Bac tech. ou professionnel

Bac général, brevet supérieur

Diplôme de 1er cycle universitaire

Diplôme de 2e ou 3e cycle universitaire

S/T classes moy. sup, classes privilégiées ou aisées

29 %

18 %

22 %

27 %

36 %

58 %

Classes privilégiées ou aisées

6 %

2 %

5 %

4 %

5 %

15 %

Classes moyennes supérieures

23 %

16 %

17 %

23 %

31 %

43 %

S/T classes moy. modestes, classes populaires ou défavorisées

71 %

81 %

78 %

73 %

64 %

42 %

Classes moyennes modestes

47 %

47 %

49 %

53 %

51 %

38 %

Classes populaires ou défavorisées

24 %

34 %

29 %

20 %

13 %

4 %

Classes sociales subjectives et situation économique et patrimoniale

Au-delà des titres scolaires, la conception que se font les Français de leur place dans la société repose en grande partie sur leur situation économique et financière. Plusieurs indicateurs de « La nouvelle questions sociale » convergent en ce sens, au premier rang desquels le degré de facilité à boucler ses fins de mois et à mettre de l’argent de côté, soit pour se constituer une épargne de précaution (en cas d’accident de parcours ou de dépenses imprévues), soit dans la perspective d’un projet ou d’un achat important (se constituer un apport pour un achat immobilier, s’assurer d’un complément de revenus une fois en retraite, etc.). Ce sont ainsi 84 % des individus estimant appartenir aux classes moyennes supérieures ou aux classes privilégiées ou aisées qui témoignent d’une situation financière relativement confortable puisque bouclant facilement leurs fin de mois (et ce d’autant plus qu’ils sont plus de quatre sur dix à réussir à mettre de l’argent de côté). En bas de l’échelle, ce constat n’est partagé que par 27 % des classes populaires ou défavorisées (seules 6 % mettant de l’argent de côté), lorsque 73 % déclarent au contraire boucler leurs fins de mois difficilement. Les classes moyennes modestes se situent quant à elles à un niveau intermédiaire, même si les réponses penchent majoritairement du côté des fins de mois plutôt faciles (59 %) mais avec une capacité d’épargne assez limitée (20 %).{{73|%|des classes populaires disent boucler leurs fins de mois difficilement}}
 

Tableau 4 : La facilité à gérer ses fins de mois croisée par l’auto-positionnement social, % en lignes
La différence avec 100% correspond aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

Facilement

– dont arrive à mettre de l’argent de côté

Difficilement

Classes privilégiées ou aisées

84 %

46 %

16 %

Classes moyennes supérieures

84 %

40 %

16 %

Classes moyennes modestes

59 %

20 %

41 %

Classes populaires ou défavorisées

27 %

6 %

73 %

Après plusieurs années de crise et alors que le contexte économique demeure fragile et incertain, le sentiment d’une dégradation économique et financière transcende d’ailleurs les différentes strates de l’échelle sociale et ce, jusqu’aux classes moyennes supérieures. L’intensité des ressentis varie toutefois sensiblement d’un échelon à autre. La perception d’une dégradation apparaît particulièrement aiguë au sein des strates inférieures : elle atteint 72 % parmi les classes moyennes modestes et jusqu’à 84 % parmi les classes populaires ou défavorisées. Surtout, une césure non négligeable se fait jour entre ces deux derniers échelons : pour 50 % des classes moyennes modestes, leur situation s’est « un peu » dégradée » lorsque pour une proportion équivalente des classes populaires ou défavorisées elle s’est « nettement dégradée » (53 %). La situation apparaît encore nettement plus contrastée parmi les classes moyennes supérieures : si 51 % estiment que leur situation s’est dégradée (dont 36 % « un peu »), l’autre moitié témoigne d’une stabilité (40 %) voire d’une amélioration (9 %). Il faut toutefois aller tout au sommet de l’échelle sociale pour observer la plus grande fréquence de réponses positives : 23 % des individus estimant appartenir aux classes privilégiées ou aisées estiment que leur situation s’est améliorée, 41 % affirmant qu’elle est restée stable.{{84|%|des classes populaires ou défavorisées ont le sentiment d’une dégradation de leur situation économique et financière}}
 

Tableau 5 : Situation économique et financière croisée par l’auto-positionnement social, % en lignes
La différence avec 100% correspond aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

S’améliore

Ne se dégrade pas, reste la même

S/T Se dégrade

Se dégrade un peu

S’est nettement dégradée

Classes privilégiées ou aisées

23 %

41 %

36 %

27 %

9 %

Classes moyennes supérieures

9 %

40 %

51 %

36 %

15 %

Classes moyennes modestes

4 %

24 %

72 %

50 %

22 %

Classes populaires ou défavorisées

4 %

12 %

84 %

31 %

53 %

De tels écarts d’une strate sociale à une autre ne sont pas neutres sur le regard porté par les Français sur eux-mêmes. L’auto-positionnement des Français sur l’échelle sociale nous révèle ainsi d’importantes disparités en termes d’estime de soi, le degré de satisfaction exprimé sur sa situation personnelle passant ainsi quasiment du simple au double entre les classes populaires ou défavorisées (44 %) et les deux échelons supérieurs de l’échelle sociale (75 % chez les classes moyennes modestes, 89 % chez les classes moyennes supérieures). Surtout, la proportion d’individus se disant « très satisfait » varie selon un facteur cinq entre la base et le sommet de l’échelle sociale : 8 % seulement chez les classes populaires ou défavorisées contre 41 % chez les classes privilégiées ou aisées (!). Notons aussi que la mesure de l’estime de soi avec cet indicateur atteste de l’existence d’une césure très nette entre l’échelon le plus bas de l’échelle sociale et la porte d’entrée dans l’univers des classes moyennes que constituent les classes moyennes « modestes » : 75 % de ces dernières se déclarant satisfaites de leur situation personnelle, un résultat qui les rapproche davantage des échelons supérieurs (86 % à 89 %) que des classes populaires ou défavorisées majoritairement insatisfaites (56 %).
 

Tableau 6 : La satisfaction exprimée à propos de sa situation personnelle croisée par l’auto-positionnement social, % en lignes
La différence avec 100 % correspond aux sans réponse (Base : ensemble de l’échantillon).

Êtes-vous satisfait ou pas satisfait de votre situation personnelle ?

S/T Satisfait

Très satisfait

Assez satisfait

S/T Pas satisfait

Pas vraiment satisfait

Pas du tout satisfait

Classes privilégiées ou aisées

86 %

41 %

45 %

14 %

11 %

3 %

Classes moyennes supérieures

89 %

25 %

64 %

11 %

10 %

1 %

Classes moyennes modestes

75 %

12 %

63 %

25 %

23 %

2 %

Classes populaires ou défavorisées

44 %

8 %

36 %

56 %

40 %

16 %

L’accession à la propriété foncière constitue un autre indicateur utile pour illustrer le lien qui existe entre auto-positionnement social et situation économique et patrimoniale. Nous le savons, l’accession à la propriété foncière est aujourd’hui, pour beaucoup de Français, symbole de réussite voire d’ascension sociale. En pratique, elle s’apparente ici à un ticket d’entrée au groupe tant convoité et valorisé des classes moyennes, ne seraient-ce que modestes. Cette tendance se vérifie en effet pleinement en croisant la classe sociale « subjective » avec le statut d’occupation du logement des personnes interrogées. Des quatre grandes strates sociales, les classes populaires ou défavorisées sont les seules parmi lesquelles nous recensons une majorité de locataires (61 %), les 39 % de propriétaires étant pour la moitié d’entre eux endettés puisque ayant à charge le remboursement d’un emprunt immobilier. À l’inverse, la part des propriétaires atteint près des deux tiers parmi les répondants estimant appartenir aux classes moyennes modestes, et jusqu’à près de huit sur dix parmi les classes moyennes supérieures. Et pour chacun de ces derniers groupes, la proportion de propriétaires endettés s’avère systématiquement inférieure à ceux n’ayant plus à charge le remboursement d’un emprunt immobilier.
 

Tableau 7 : Le statut d’occupation du logement croisé par l’auto-positionnement social, % en lignes
La différence avec 100% correspond aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

S/T Propriétaire

Sans remboursement d’emprunt

Avec remboursement d’un emprunt

S/T Locataire ou autre situation

Classes privilégiées ou aisées

71 %

42 % (+13)

29 %

29 %

Classes moyennes supérieures

78 %

47 % (+16)

31 %

22 %

Classes moyennes modestes

64 %

36 % (+8)

28 %

36 %

Classes populaires ou défavorisées

39 %

20 % (+1)

19 %

61 %

Plus globalement, il existe aussi une articulation entre auto-positionnement social et la situation patrimoniale des individus appréhendée à travers le prisme des trois France du patrimoine que nous avons déjà étudiées. Ce sont ainsi 59 % des personnes issues des classes populaires ou défavorisées qui, du point de vue patrimonial, appartiennent à la « France précarisée », lorsqu’une majorité des répondants se situant parmi les classes moyennes supérieures ou les classes privilégiées ou aisées appartiennent à la « France sécurisée ». Les classes moyennes modestes se répartissent quant à elles de façon plus homogène entre les trois France patrimoniales, une majorité relative (40 %) appartenant toutefois à la « France sur la tangente ».
 

Tableau 8 : Classement selon les trois France du patrimoine croisé par l’auto-positionnement social, % en lignes
La différence avec 100% correspond aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

France précarisée

France sur la tangente

France sécurisée

Classes privilégiées ou aisées

17 %

29 %

54 %

Classes moyennes supérieures

10 %

34 %

56 %

Classes moyennes modestes

27 %

40 %

32 %

Classes populaires ou défavorisées

59 %

32 %

9 %

Classes sociales subjectives et rapport à l’avenir

Cette diversité des situations d’une strate sociale à une autre s’accompagne de rapports à l’avenir relativement hétérogènes. Un indicateur de notre étude atteste d’ailleurs de l’importance de cette dimension, dans une société française qui se singularise fréquemment par son pessimisme, notamment par comparaison avec d’autres pays bénéficiant parfois de niveaux de développement plus défavorables. Invités à préciser parmi une liste de treize propositions ce que « réussir sa vie » signifie pour eux, un répondant sur deux mentionne ainsi le fait de ne pas avoir à se soucier de l’avenir, juste derrière « faire un travail qui me plaît » (63 %) et « fonder une famille, vivre en couple » (53 %), et nettement devant des éléments tels que « pouvoir voyager ou profiter de son temps libre » (33 %) ou encore « faire une belle carrière professionnelle » (28 %). L’anxiété sociale qui caractérise la société française depuis maintenant plusieurs décennies se vérifie donc pleinement, illustrée par nos résultats, lesquels démontrent d’ailleurs que celle-ci remonte par capillarité sur l’échelle sociale et n’en épargne désormais aucune strate, tout en étant plus intensément ressentie sur les deux premier échelons de cette échelle.
 

Tableau 9 : Ce que signifie « réussir sa vie » en % de « Ne pas avoir à se soucier de l’avenir » (base : ensemble de l’échantillon)

« Réussir sa vie », qu’est-ce que cela signifie selon vous ?

En % de « Ne pas avoir à se soucier de l’avenir »

Classes privilégiées ou aisées

36 %

Classes moyennes supérieures

47 %

Classes moyennes modestes

53 %

Classes populaires ou défavorisées

53 %

Le rapport des Français à l’avenir et plus particulièrement la recherche de davantage de sérénité s’explique à la fois par un contexte fréquemment anxiogène (et pas exclusivement sur les thématiques économiques et sociales principalement traitées dans notre étude) et par un sentiment de vulnérabilité qui se diffuse largement de part et d’autre de l’échelle sociale. Cette vulnérabilité se vérifie notamment auprès des actifs dans l’emploi interrogés au sujet de leurs perspectives professionnelles. Il est à cet égard frappant de constater que le risque perçu d’une perte d’emploi ou d’avantages liés à son statut n’épargne ici aucune strate, avec des scores très proches entre la base et le sommet de l’échelle. Cette insécurité professionnelle ressentie par de nombreux actifs n’épargne aucun échelon mais se matérialise toutefois de façon assez différenciée d’une strate à une autre. Alors que les actifs des classes populaires ou défavorisées identifient avant tout le risque de perdre leur emploi au cours des prochains mois, les classes moyennes, qu’elles soient modestes ou supérieures, et davantage encore les individus se situant parmi les classes privilégiées ou aisées, pointent avant tout le risque de perdre des avantages liés à leur statut.

À l’inverse, la perspective d’une augmentation de salaire ou d’une progression professionnelle au cours des prochains mois s’avère nettement plus différenciée d’une strate sociale à une autre. Elle atteint 22 % chez les classes moyennes et supérieures ainsi que parmi les classes privilégiées ou aisées, contre 16 % chez les classes moyennes modestes et seulement 8 % au sein des classes populaires ou défavorisées.

Il résulte de ces disparités l’absence de perspectives pour la quasi totalités des classes populaires ou défavorisées : au mieux la stagnation, au pire la perte d’emploi ou d’avantages. Les perspectives s’avèrent à peine meilleures chez les classes moyennes modestes, les individus des échelons supérieurs manifestant eux aussi fréquemment le sentiment d’être sur la tangente.
 

Tableau 10 : Les perspectives d’avenir professionnelles croisées par l’auto-positionnement social, % en ligne
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : actifs dans l’emploi).

Aux actifs ayant une activité professionnelle uniquement

S/T Perte d’emploi ou d’avantages

Dont perte d’emploi

Dont perte d’avantages liés au statut

Augmentation ou progression

Rien de tout cela

Classes privilégiées ou aisées

47 %

7 %

40 %

22 %

31 %

Classes moyennes supérieures

31 %

10 %

21 %

22 %

47 %

Classes moyennes modestes

31 %

12 %

19 %

16 %

53 %

Classes populaires ou défavorisées

43 %

28 %

15 %

8 %

49 %

Le sentiment de vulnérabilité n’épargne donc aucune strate, mais se dessine une opposition entre d’une part ceux qui semblent avoir un minimum de prise sur leur existence et leur destin, et d’autre part ceux qui devraient s’en remettre à la chance, comme si leur quotidien et leur avenir se jouaient avant tout à la « roulette russe ». Si le travail et la volonté, au titre de l’engagement personnel, sont ainsi fréquemment perçus comme autant d’éléments déterminants pour réussir sa vie quel que soit son positionnement sur l’échelle sociale, plusieurs indices issus de notre enquête démontrent combien les échelons les plus bas peuvent avoir le sentiment de perdre pied. À cet égard, il est particulièrement frappant d’observer qu’une même proportion d’individus (23 %) se situant parmi les classes populaires ou défavorisées cite la chance et les diplômes comme facteurs déterminants pour réussir sa vie alors que, dans le même temps, on observe un écart de 24 points entre ces deux facteurs parmi les classes moyennes supérieures (41 % citent les diplômes contre 17 % la chance). De même, la comparaison des scores enregistrés pour la chance et le mérite selon la classe sociale « subjective » s’avère particulièrement éclairante à ce sujet.
 

Figure 2 : Les éléments déterminants pour réussir sa vie, croisés par l’auto-positionnement social, en % (base : ensemble de l’échantillon)

Classes sociales subjectives et mobilité sociale

De ce tableau que nous avons dépeint, émerge le constat largement répandu d’un ascenseur social en panne. D’ailleurs, les résultats de « La nouvelle question sociale » en témoignent puissamment : 76 % des Français que nous avons interrogés considèrent aujourd’hui que l’ascenseur social, défini comme la possibilité d’accéder à un meilleur niveau de vie que celui de ses parents, ne fonctionne pas en France. À un tel niveau, cette représentation majoritaire transcende évidemment l’ensemble des catégories de population. Elle s’avère toutefois davantage révélatrice d’un pessimisme ambiant que de la réalité des trajectoires individuelles à propos desquelles des éléments de nuance s’imposent. En effet, lorsque l’on demande aux même personnes si elles ont accédé ou pensent pouvoir accéder à un niveau de vie meilleur que celui de leurs parents, les réponses s’avèrent plus équilibrées, une majorité répondant toutefois par la négative (45 % de « oui » contre 54 % de « non »). De tels résultats illustrent le décalage fréquemment perçu entre situation personnelle et regard porté sur la société dans son ensemble. Dans un cas comme dans l’autre, l’information essentielle n’en reste pas moins la large diffusion d’un sentiment de vulnérabilité que nous avons déjà évoqué, et la perception majoritaire de la stagnation voire du déclassement social.{{76|%|des Français considèrent que l’ascenseur social est en panne}}

Ces premiers indicateurs s’avèrent toutefois insuffisants pour appréhender avec précision les trajectoires sociales des individus, notamment dans une perspective intergénérationnelle. Pour remédier à cette difficulté, et tout en rappelant que nous restons ici dans le registre des représentations et non de la segmentation Insee, nous avons interrogés notre échantillon sur le positionnement qu’ils estimaient être celui de leurs parents sur l’échelle sociale lorsqu’ils avaient leur âge.
 

Tableau 11 : Auto-positionnement et positionnement estimé des parents, % en colonnes
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

Auto-positionnement

Positionnement estimé des parents

Écarts

Classes privilégiées ou aisées

6 %

6 %

=

Classes moyennes supérieures

23 %

22 %

+1

Classes moyennes modestes

47 %

38 %

+9

Classes populaires ou défavorisées

24 %

34 %

-10

La comparaison de l’auto-positionnement des Français avec celui qu’ils estiment avoir été celui de leurs parents quand ils avaient leur âge témoigne d’une dynamique plutôt ascendante transgénérationnelle sur l’échelle sociale. La proportion d’individus se positionnant parmi les classes populaires ou défavorisées s’avère ainsi moins élevée que la proportion enregistrée pour le positionnement estimé de ses parents, quasi exclusivement au profit des classes moyennes modestes. Des parents aux enfants aujourd’hui dans l’âge adulte, la part des classes moyennes modestes progresse en effet de neuf points contre seulement un point pour les classes moyennes supérieures, celle des classes privilégiées ou aisées étant parfaitement stable. De tels résultats laissent donc présager d’une proportion d’individus connaissant une ascension sociale supérieure à celle de ceux qui vivraient un déclassement par rapport à leurs parents. Mais au-delà de cette bonne nouvelle, ces résultats laissent aussi présager dès à présent que cette élévation serait limitée, voire confrontée à un plafond de verre, celui des classes moyennes modestes.

Plus précisément, une analyse détaillée des trajectoires individuelles au sein de notre échantillon de Français confirme que les mobilités ascendantes (36 %) sont plus fréquentes que les mobilités descendantes, lesquelles concernent toutefois un peu plus d’un quart (26 %) de notre échantillon, soit une proportion d’individus loin d’être négligeable ! Si l’on ajoute à ces derniers les Français témoignant d’une stabilité de leur situation par rapport à celle de leurs parents quand ils avaient leur âge, ce sont près des deux tiers (65 % exactement) qui connaîtraient alors soit une stagnation soit un recul, à rebours de la promesse républicaine de d’émancipation et de d’ascension économique et sociale.
 

Tableau 12 : Trajectoires des individus interrogés par rapport à la position estimée de leurs parents sur l’échelle sociale, % en colonne (base : ensemble de l’échantillon)

 

Ensemble de l’échantillon

En hausse

35 %

Stable

38 %

En baisse

26 %

Sans réponse

1 %

De surcroît, ces trajectoires économiques et sociales ne se distribuent pas de façon homogène au sein de la population. Le croisement de la classe « subjective » des répondants avec ces trajectoires s’avère particulièrement éclairant à ce sujet puisque si l’ascenseur social fonctionne pour une large majorité des classes privilégiées ou aisées ainsi que des classes moyennes supérieures, la situation s’avère sensiblement différente pour les échelons inférieurs. Nous observons ainsi un décrochage assez net entre les classes moyennes supérieures et les classes moyennes modestes : 61 % des individus se classant parmi les premières se positionnent sur un échelon supérieur à celui de leurs parents quand ils avaient leur âge, contre seulement 32 % des classes moyennes modestes. Ensuite, un second décrochage se fait jour entre les classes moyennes modestes et les classes populaires, seuls 10 % des individus de cet échelon se positionnant au-dessus de leurs parents, soit un rapport de un à trois entre ces deux catégories.
 

Tableau 13 : Auto-positionnement des répondants (en lignes) par rapport à la position estimée de leurs parents (en colonnes) quand ils avaient leur âge, en %
Les différences avec 100 % correspondent aux sans réponse (base : ensemble de l’échantillon).

 

En hausse

Stable

En baisse

Diff. en hausse / en baisse

Classes privilégiées ou aisées

             67%*

33 %

+67

Classes moyennes supérieures

61 %

32 %

7 %

+54

Classes moyennes modestes

32 %

43 %

25 %

+7

Classes populaires

10 %

47 %

43 %

-33

Classes défavorisées

34 %

66 %

-66

Note de lecture : 67 % des répondants se positionnant dans les classes privilégiées indiquent un auto-positionnement supérieur à celui de leurs parents quand ils avaient leur âge, 33 % un auto-positionnement stable.

Plus globalement, nos résultats mettent en lumière la dissymétrie des situations vécues de part et d’autre de l’échelle sociale : si plus de 60 % des classes moyennes supérieures, privilégiées ou aisées se positionnent à un niveau supérieur à celui de leurs parents, les deux tiers des classes défavorisées se positionnement quant à elles à un niveau inférieur. Entre ces deux extrêmes, les classes moyennes modestes (parmi lesquelles nous recensons une majorité de professions intermédiaires ainsi qu’un employé et un ouvrier sur deux) apparaissent comme sur une ligne de crête, en équilibre précaire, avec des résultats extrêmement proches de la moyenne nationale. Pour une majorité d’entre elles, l’ascenseur social s’est au mieux arrêté au même niveau que celui des parents, voire a laissé place à une trajectoire descendante pour un quart d’entre elles.

Mobilité sociale, insertion et stabilité professionnelle

En France, le chômage est désormais vécu, côtoyé et partagé par de larges pans de la population. Les résultats de notre enquête sur « La nouvelle question sociale » l’attestent : près de la moitié des personnes interrogées (49 %) déclare avoir connu au moins une période de chômage supérieure à deux mois. De plus, cette expérience passée ou présente du chômage se double fréquemment d’une proximité au chômage tout aussi intense puisque la moitié de la population interrogée (53 %) indique avoir dans son entourage proche, au moment de l’enquête, au moins une personne au chômage depuis plus de deux mois.

Près de quanrante années de chômage de masse participent certainement du sentiment de déclassement que l’on observe au sein de la population française. Ce sont ainsi 65 % des personnes se positionnant en baisse par rapport à leurs parents qui déclarent avoir connu au moins une période de chômage supérieure à deux mois, voire plusieurs pour 38 % d’entre elles. À l’inverse, 62 % des individus se positionnant en hausse par rapport à leurs parents n’en ont connu aucune. Les difficultés accrues à s’insérer et surtout à se stabiliser dans le monde du travail, voire l’envahissement de la précarité chez les actifs, doublé de perspectives professionnelles témoignant de la vulnérabilité des positions acquises, constituent ici des éléments clés.
 

Tableau 14 : Expérience d’une ou plusieurs périodes de chômage supérieures à deux mois, % en colonnes (base : ensemble des répondants)

 

En hausse

Stable

En baisse

S/T Oui

38 %

49 %

65 %

  • dont une seule

23 %

23 %

27 %

  • dont plusieurs

15 %

26 %

38 %

Non

62 %

51 %

35 %

Mobilité sociale et vision de l’avenir pour ses enfants

En termes de projections pour l’avenir de leurs enfants, les réponses des Français témoignent d’une moindre disparité, et donc d’une plus grande homogénéité des anticipations. Parmi les actifs dans l’emploi, une majorité d’individus (qu’elle soit absolue ou relative) anticipe ainsi une stagnation des positions sur l’échelle sociale.
 

Tableau 15 : Positionnement estimé des enfants quand ils auront l’âge de leurs parents, % en colonnes
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : actifs uniquement).
Résultats exprimés sur la base des individus ayant exprimé une réponse.

 

Agriculteurs, artisans, commerçants

Cadres et professions intellectuelles supérieures

Professions intermédiaires

Employés

Ouvriers

En hausse

24 %

23 %

19 %

23 %

23 %

Stable

57 %

46 %

55 %

56 %

59 %

En baisse

19 %

31 %

25 %

21 %

18 %

Des tels résultats s’avèrent compréhensibles compte tenu des éléments étudiés précédemment. Toutefois, se dessine a minima l’idée générale selon laquelle pour une majorité d’individus la société française se trouverait dans une situation de blocage. Aux vulnérabilités vécues ou ressenties au présent viennent se greffer les incertitudes pour l’avenir, le sien ou celui de ses enfants, particulièrement prégnantes parmi les professions intermédiaires et davantage encore chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures.

Ces résultats viennent aussi illustrer combien la précarité des positions acquises constitue aujourd’hui un facteur structurant, si ce n’est déterminant, au sein de la société française. Dans cette logique, il est particulièrement frappant d’observer combien le risque d’une rétrogradation sur l’échelle sociale s’avère d’autant plus ressenti que les individus interrogés se positionnent à niveau économique et social supérieur. Ce sont ainsi 57 % des classes privilégiées ou aisées qui pronostiquent pour leur descendance une rétrogradation sur l’échelle sociale, contre 43 % une stabilité. Et ce sont encore 31 % des classes moyennes supérieures qui anticipent une baisse pour leur enfants, contre seulement 11 % une élévation. À l’inverse, plus l’on descend sur l’échelle sociale et plus les perspectives d’élévation pour les enfants gagnent du terrain, sans pour autant devenir majoritaires. Ainsi par exemple chez les classes populaires : 40 % anticipent une meilleure situation pour leurs enfants quand ils auront leur âge, contre 25 % des classes moyennes modestes. Toutefois, 60 % des classes populaires envisagent une stabilité (45 %), voire une baisse (15 %).{{57|%|des classes aisées pronostiquent pour leur descendance une rétrogradation sur l’échelle sociale}}
 

Tableau 16 : Positionnement estimé des enfants (en colonnes) quand ils auront l’âge de leurs parents croisé par l’auto-positionnement social (en ligne), en %
Les différences avec 100% correspondent aux sans réponse (base : répondants ayant exprimé une réponse).

 

En hausse

Stable

En baisse

Classes privilégiées ou aisées

43 %

57 %

Classes moyennes supérieures

11 %

58 %

31 %

Classes moyennes modestes

25 %

57 %

18 %

Classes populaires

40 %

45 %

15 %

Classes défavorisées

45 %

55 %

Au final, c’est bien au sein des strates parmi lesquelles le sentiment d’une élévation économique et sociale à titre personnel est le plus élevé que les anticipations pour ses enfants s’avèrent les plus négatives. A contrario, c’est parmi les individus (et donc les strates) exprimant le plus fréquemment une dégradation par rapport à leurs parents que les pronostics pour l’avenir s’avèrent les plus positifs, même si le pronostic d’une stagnation – peu réjouissant lorsque l’on se positionne déjà en bas de l’échelle sociale – l’emporte ici encore, la proportion de parents ou de futurs parents anticipant une dégradation étant de surcroît bien loin d’être résiduelle.
 

Tableau 17 : Trajectoire des individus interrogés (en ligne) croisée par le positionnement estimé des enfants quand ils auront l’âge de leurs parents (en colonnes), en % (base : répondants ayant exprimé une réponse)

Auto positionnement croisé par le positionnement estimé des enfants quand ils auront l’âge de leurs parents

Positionnement en baisse

Positionnement stable

Positionnement en hausse

  Auto-positionnement en hausse

29 %

52 %

19 %

  Auto-positionnement stable

15 %

63 %

23 %

  Auto-positionnement en baisse

22 %

42 %

36 %

Le malaise des classes moyenne : une donnée cruciale

Alors que les classes moyennes s’avèrent aujourd’hui quasi hégémoniques en termes d’auto-positionnement social, celles-ci voient s’éloigner la perspective d’une ascension sociale. Prises en tenaille par les catégories les plus favorisées, d’une part, et les catégories les plus défavorisées, d’autre part, elles apparaissent au mieux confrontées à une situation de blocage, au pire en équilibre précaire pouvant à tout instant les entraîner dans la « spirale du déclassement ».

Le déclassement, voici une expression dont la présence désormais récurrente dans le débat public recouvre une réalité tangible à travers les résultats de notre étude. Soit parce que la perte d’une position sociale est vécue par une proportion non négligeable de Français, notamment par rapport à leurs parents, soit parce qu’elle est crainte lorsque l’on interroge les Français sur l’avenir, le leur ou celui de leurs enfants. Certains objecteront, à juste titre, que notre analyse s’appuie ici exclusivement sur les représentations des individus. Les mêmes, ou d’autres, pourront nous opposer, toujours à juste titre, le fait que la proportion d’individus manifestant une mobilité ascendante reste supérieure à celle témoignant d’une mobilité descendante. Nos enseignements ne perdent pas pour autant de leur valeur, tant les représentations que nous avons pu objectiver ici contribuent (sans pour autant être exclusives) à structurer les attitudes et les comportements des individus, notamment sur le plan politique, en contribuant au délitement du clivage gauche/droite et à l’affaiblissement des liens avec les partis dits « de gouvernement ».
 

Tableau 18 : Préférences partisanes (en lignes) exprimées croisée par la trajectoire sociale par rapport à ses parents (en colonnes), % en colonnes (base : ensemble de l’échantillon)

 

En hausse

Stable

En baisse

En hausse / En baisse

Extrême gauche

1 %

3 %

4 %

+3

TOTAL GAUCHE

31 %

26 %

20 %

-11

  Front de gauche

7 %

8 %

7 %

=

  Parti socialiste

19 %

13 %

9 %

-10

  Europe Écologie / Les Verts

3 %

4 %

2 %

-1

TOTAL DROITE ET CENTRE

27 %

23 %

20 %

-7

 MoDem

6 %

3 %

4 %

-2

 UDI

4 %

3 %

2 %

-2

 Les Républicains

15 %

15 %

12 %

-3

Front national

11 %

15 %

20 %

+9

Sans préférence partisane

30 %

33 %

36 %

+6

 

 

 

 

 

TOTAL GAUCHE + DROITE

58 %

49 %

40 %

-18

Cette traduction, nous l’observons, par exemple, en termes de préférences partisanes exprimées par les Français. La propension à exprimer une proximité avec un parti de gouvernement atteint ainsi son niveau le plus élevé (58 %) parmi les individus se positionnant à un niveau plus élevé que celui de leurs parents sur l’échelle sociale. À l’inverse, elle décroît nettement parmi ceux faisant part d’une stabilité (49 %), et atteint son plus bas niveau (40 %) chez ceux rendant compte d’une baisse. Dans le même temps, la proximité aux extrêmes s’accroît (principalement au profit du Front national) de même que la proportion d’individus n’exprimant aucune préférence partisane.

Le malaise des classes moyennes et la crainte du déclassement – lorsqu’il n’est pas vécu – s’avèrent par conséquent une donnée cruciale à prendre en compte non seulement dans la mise en œuvre des politiques publiques mais aussi et surtout, en amont, dans la formulation des programmes proposés aux Français, notamment à l’occasion du scrutin présidentiel à venir. Le déclassement social n’est en effet pas exclusif à une catégorie de population en particulier. Certes, il s’avère plus fréquemment vécu en bas de l’échelle sociale. Toutefois, les échelons supérieurs ressentent leur vulnérabilité et, estimant ne pas être à l’abri, craignent tout particulièrement pour l’avenir de leurs enfants. 

Méthodologie : enquête Elabe pour la Fondation Jean-Jaurès réalisée par internet du 21 juin au 4 juillet 2016 auprès d’un échantillon de 2 001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables de sexe, de classe d’âge et de catégorie socioprofessionnelle de la personne interrogée après stratification par la région de résidence et la catégorie d’agglomération.

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