Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, nous dit que, si tout semble déjà joué pour l’élection présidentielle, l’expérience invite à la prudence.
Chaque élection présidentielle connaît une surprise. Au moins. L’histoire en témoigne.
1965 : Charles de Gaulle est mis en ballotage.
1969 et 1974 : l’élection elle-même est une surprise, après la démission ou le décès du président en exercice.
1981 : Valéry Giscard d’Estaing est battu. « Au revoir ».
1988 : François Mitterrand est réélu, avec un meilleur score qu’en 1981, et le Parti communiste s’effondre.
1995 : Lionel Jospin est en tête au premier tour et Jacques Chirac parvient à se qualifier pour le second.
2002 : Jean-Marie Le Pen est au second tour.
2007 : François Bayrou est troisième.
2012 : François Bayrou s’effondre (cinquième) et Jean-Luc Mélenchon, soutenu par le Parti communiste et dont c’est la première candidature, finit quatrième.
2017 : Emmanuel Macron est élu et François Fillon est battu.
2022 : surprise or not surprise ? Telle est la question.
La surprise de l’élection présidentielle de 2022 pourrait être l’absence de surprise
L’élection présidentielle est-elle déjà jouée ? Nul ne le sait, des indices le laissent entendre, l’expérience invite à la prudence.
Depuis des mois, les deux mêmes candidats paraissent qualifiés pour le second tour, d’après tous les sondages. L’expérience enseigne toutefois que jamais ou du moins très rarement, le scénario décrit plus d’un an à l’avance ne se vérifie le jour du scrutin.
Cependant, cette fois, la situation est un peu différente. Le pays et même la planète entière traversent encore une crise sanitaire extraordinaire, qui bouleverse nos habitudes, nos comportements, même électoraux. La campagne présidentielle a peiné à susciter l’intérêt des Français, tant le débat public a été écrasé par la gestion de la crise sanitaire. Aujourd’hui, l’une de leurs préoccupations principales est la guerre en Ukraine.
Cette crise internationale due à l’agression de l’Ukraine par la Russie chamboule un peu plus la situation. Elle nous plonge tous dans une inquiétude légitime, non quant à une improbable guerre sur notre territoire – du moins pour le moment – mais au regard de l’angoisse obsédante que provoquent les violences vécues par un population si proche. De plus, ce conflit localisé compromet notre avenir socio-économique, en raison de ses répercussions mondiales. Les prix de l’énergie (pétrole et gaz) et du blé, notamment, battent des records et vont continuer d’augmenter.
Face à de telles inquiétudes, le président de la République en exercice, désormais officiellement candidat au terme d’un suspense insoutenable, est évidemment avantagé. Il est en première ligne grâce à la présidence française de l’Union européenne, il est le chef des armées, il tient les cordons de la bourse : autant d’éléments lui permettant de mettre en avant son action et de rassurer les Français en proie aux doutes.
Au point qu’ils peuvent oublier la crise majeure des « gilets jaunes », causée par une déconsidération totale des préoccupations des classes moyennes. Ils peuvent aussi oublier l’affaire Benalla, symbole d’un pouvoir qui croit n’avoir aucun compte à rendre, à l’instar de ces responsables politiques de premier plan qui, mis en cause par la justice, souillèrent leur fonction en refusant de se démettre. Ils peuvent oublier encore ces multiples lois, avortées ou censurées, qui s’attaquaient frontalement à nos droits et libertés fondamentaux.
La surprise de l’élection présidentielle de 2022 pourrait donc être l’absence de surprise et un bis repetita du second tour de 2017, ce qui ne s’est plus produit depuis… 1981. N’oublions pas qu’alors ce fut celui qui perdit en 1974 qui l’emporta en 1981. Souhaitons que, cette fois, la surprise ne soit pas là.
Cependant, il n’y a pas que deux candidats sur la ligne de départ : ils seront douze, ainsi que le Conseil constitutionnel l’a confirmé. Certains n’ont pas encore dit leur dernier mot. Si Emmanuel Macron caracole seul en tête à plus de 10 points de la candidate suivante (Marine Le Pen), ils sont désormais trois à pouvoir prétendre à la seconde place, synonyme de qualification au second tour.
Surtout, il faut s’attacher aux tendances et aux évolutions, davantage qu’aux photographie d’un instant. À ce jour, elles indiquent que seuls deux candidats bénéficient d’une réelle dynamique positive : Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Ce dernier pourrait ainsi créer – de nouveau – la surprise en étant proche du seuil de qualification du second tour, voire en parvenant à se qualifier, en fonction de la poursuite de sa campagne d’ici au premier tour, le 10 avril prochain.
La guerre en Ukraine et les débats politiques qui la concernent vont inévitablement impacter la campagne électorale et le choix des électeurs. Elle rappelle que la démocratie n’est jamais un acquis pérenne et qu’il faut constamment se battre pour la préserver, en défendant ses valeurs et ses fondements. L’élection présidentielle est évidemment, pour nous, le juste moment pour le faire, sans oublier, toutefois, qu’elle sera suivie des élections législatives.
Sans oublier, non plus, tant l’Histoire du siècle dernier que, beaucoup plus récemment, les dérives des uns et des autres. Ne cédons pas à la facilité de la mémoire courte ni à l’aveuglement de l’instant.