Alors que 13 départements vont expérimenter dès juin prochain le futur « service national universel », Renaud Bellais, membre de l’Observatoire de la défense – Orion et chercheur associé en sciences économiques à l’ENSTA Bretagne, revient sur l’une des promesses de campagne d’Emmanuel Macron et en analyse les contours et les enjeux.
Deux décennies après la suspension de la conscription, avons-nous conscience de l’évolution du lien armées-nation ? Ce qui apparaissait évident naguère ne l’est plus nécessairement aujourd’hui. En effet, pendant plusieurs années, la France a vécu sur la mémoire des échanges entre les jeunes Français et les armées. Cependant, une génération déjà n’a pas eu l’opportunité d’être au contact des armées de manière obligatoire et la mémoire collective tend à devenir évanescente.
Malgré ses travers et ses limites, le service militaire offrait à (au moins) la moitié de la population française l’opportunité d’être au contact avec les enjeux de défense et de comprendre les expériences vécues par les soldats. Bien sûr, ce mode d’échanges était bien loin d’être parfait, mais il créait une conscience collective par des expériences vécues, ce qui est très différent d’une représentation au travers des médias.
Cette situation ne peut qu’entraîner un affaiblissement du lien armées-nation, qui est pourtant au cœur du modèle républicain de la France et qui est cruciale pour garantir la robustesse des institutions publiques. Bien que nous ne percevions pas aujourd’hui d’impact visible de l’ère post-conscription, un lien armées-nation de plus en plus ténu pourrait devenir progressivement un défi pour la compréhension de la place des armées dans notre société et donc de la légitimité de ses actions comme du budget qui leur est alloué.
Toutefois, l’initiative du président de la République concernant l’instauration d’un service universel constitue une réelle opportunité pour renouveler et maintenir ce lien. Ce service universel doit permettre l’engagement des jeunes Français. Cette démarche est importante pour faire de la France un pays soudé dans sa diversité par une conscience nationale fondée sur des valeurs partagées et une vision commune pour la France.
Recommandations :
- Placer le lien armées-nation au cœur du service universel par construction ;
- Utiliser le service universel pour inciter les jeunes Français à s’intéresser à la défense comme enjeu collectif ;
- Créer des opportunités de formations ou stages post-service universel pour un dialogue entre les citoyens et les armées.
Un risque d’incompréhension réciproque croissante
Le 22 février 1996, Jacques Chirac, alors président de la République, annonçait lors d’un entretien télévisé une profonde réforme de la défense, dont le cœur consistait à suspendre la conscription : « Le service militaire a été créé en 1905, comme vous le savez, à une époque où il fallait des poitrines à opposer à d’autres poitrines – si j’ose dire – face à un danger extérieur. (…) Cette époque est complètement révolue. Nous n’avons plus besoin d’appelés, de gens faisant leur service militaire. »
Si elle a signifié libération et soulagement pour beaucoup, la fin du service militaire a néanmoins progressivement modifié le lien entre les citoyens et les armées. La professionnalisation était une nécessité pour rendre la défense plus efficace, mais elle a transformé les militaires en… professionnels. Ceci constitue une rupture forte avec un des fondements de la République depuis la Révolution : l’engagement des citoyens dans la défense de la patrie.
Il ne s’agit pas ici de tomber dans la nostalgie, ce qui est très loin d’être le cas (ayant moi-même effectué mon service militaire), mais de se poser la question des conséquences de cette transformation profonde. En effet, un affaiblissement du lien armées-nation peut découler d’une distanciation progressive, imperceptible entre les soldats et le reste de la population. Pour le dire différemment, nous vivons sur un acquis du long vécu commun fondé sur les principes de la « levée en masse » de la Révolution, mais qui s’étiole progressivement. En effet, ce lien est inscrit dans les mémoires de ceux qui ont été au contact des armées et des soldats.
Or cela n’a plus été le cas pour toute une génération… Le renouvellement accéléré de la classe politique est, de ce point de vue, révélateur. Combien de députés ont-ils aujourd’hui une réelle perception des enjeux de défense ou des missions et opérations des armées ? Sur quelles bases peuvent-ils analyser et évaluer les propositions de budgets et de lois concernant la défense ? Le nombre élevé de députés et de sénateurs (9) suivent des sessions nationales de l’IHEDN en 2018-2019 est révélateur : leur choix souligne leur volonté d’avoir le bon niveau de connaissances sur la défense, mais il souligne indirectement le déficit précédemment évoqué dont nous commençons à prendre la mesure…
Cet enjeu du lien armées-nation est bien analysé dans les pays qui ont choisi de supprimer ou de suspendre la conscription avant la France. C’est par exemple le cas pour le Royaume-Uni et les États-Unis qui, depuis plus de quanrante ans, ont entièrement professionnalisé leurs armées.
Bien sûr, une armée professionnelle peut rester attractive pour les jeunes citoyens et le sentiment patriotique se maintenir à un niveau élevé. Le cas américain est flagrant : les jeunes Américains sont toujours attachés à la défense de leur pays. Le 11 septembre 2001 et les mois qui ont suivi ont constitué un moment historique important pour s’en rendre compte. Toutefois, l’affaiblissement du lien armées-nation est perceptible dans la manière dont les vétérans de la « guerre contre le terrorisme » sont perçus à leur retour et surtout réintégrés dans la société américaine après la fin de leur carrière militaire, comme a notamment pu le souligner Stephanie Liou.
La perte progressive de la mémoire collective du vécu militaire est, en un certain sens, une bonne chose puisqu’elle reflète un monde plus pacifique. Toutefois, elle conduit aussi à une incompréhension croissante de ce que vivent ou ont vécu les soldats. Un fossé se creuse indéniablement entre civils et militaires ou anciens militaires.
Le risque est, de ce fait, que deux sociétés cohabitent : ceux qui ont l’expérience des opérations militaires et le reste de la nation. Bien sûr, ce risque est toujours présent quel que soit le mode de recrutement des militaires. Il est bien documenté d’un point de vue historique, notamment lors des grands conflits à propos des relations entre les combattants et « l’arrière » – les travaux autour du centenaire de la Première Guerre mondiale sont tout à fait révélateurs de cette incompréhension réciproque. Toutefois, moins la société est impliquée dans la défense, plus la distance et l’incompréhension sont importants.
L’expérience américaine est révélatrice, de ce point de vue, de l’émergence d’une société duale. En analysant les données de recrutement, il est possible de se rendre compte que les armées recrutent de plus en plus dans les mêmes régions. Celles-ci se caractérisent soit par des implantations militaires, soit par des bassins historiques de recrutement pour les armées (régions économiquement déprimées ou rurales, en particulier). Une telle dynamique crée des phénomènes d’auto-renforcement : certaines parties du pays deviennent de plus en plus liées aux armées alors que d’autres en sont de plus en plus éloignées.
Est-ce un problème après tout ? Bien plus que nous ne pourrions le penser de prime abord. En effet, il n’est pas sain, d’un point de vue démocratique ou sociologique, que les armées ne soient représentatives que d’une fraction de la population – qu’elle soit territoriale, socio-économique ou de toute autre forme d’identité. Les militaires doivent avoir un lien fort avec la nation pour défendre ardemment le territoire national et les citoyens doivent partager une communauté de destin avec les militaires pour les soutenir pleinement dans leurs missions et opérations.
Des interactions nourries et régulières entre le monde civil et les armées sont la garantie que ces dernières représentent la diversité de la nation, ce qui garantit un lien solide et pérenne avec elle. Elles assurent aussi une diffusion au sein de la population des enjeux de la défense nationale, ce qui constitue un moyen de faire adhérer les citoyens à la politique de défense nationale. La défense et surtout les opérations militaires ne doivent pas être perçues uniquement comme des questions techniques gérées par des technocrates ou un corps de professionnels distinct de la société.
Cette compréhension réciproque est particulièrement importante vis-à-vis du Parlement et des décideurs politiques et administratifs. Elle doit constituer le fondement des discussions sur les grandes orientations de la politique de défense, des livres blancs et des lois de programmation militaire fixant les objectifs de long terme jusqu’à la discussion annuelle des budgets. C’est à cette condition que l’architecture de la défense nationale et l’efficacité des missions et opérations militaires peuvent être assurées.
Entretenir un lien fort entre la nation et ses armées
Pourquoi faut-il faire du service universel un moyen pour associer plus les jeunes Français à la défense nationale ? Après tout, il y n’a pas d’ennemi à nos frontières et « l’appel sous les couleurs » apparaît bien improbable. De plus, beaucoup de jeunes souhaitant s’engager préfèrent une action civile, répondant à des enjeux sociétaux. Tout en partageant cette aspiration qui contribue à renforcer les liens sociaux (en particulier d’un point de vue local), il est aussi important que les jeunes Français soient avertis des enjeux de la défense nationale et partagent une conscience commune de ce qu’elle représente.
Il ne s’agit pas ici d’esprit martial, encore moins de militarisme. Cependant, la conscience des enjeux de la défense nationale, à défaut d’une participation active ou d’un service militaire à l’ancienne, contribue au sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Il s’agit des fondements mêmes de la France en tant que nation.
La citoyenneté ne se résume pas à des droits, mais aussi à des engagements. Comme le soulignait déjà John Stuart Mill dès 1861, « une partie de l’humanité peut être appréhendée comme une nationalité si elle est liée par des sympathies communes et exclusives ». Cette définition trouve un prolongement dans un partage d’une histoire et de préférences communes mis en avant par Ernest Renan en 1882. Ce dernier insiste en effet sur deux composantes importantes d’une nation : « la première est la possession commune d’un riche héritage de souvenirs, l’autre est l’engagement, le souhait de vivre ensemble ».
Cette conception s’oppose à la doctrine du Volksgeist (« esprit du peuple ») qui voit dans la nation l’organisation naturelle d’une communauté d’origine définie sur des critères communautaires, ethniques ou linguistiques. D’un point de vue français, la nation est bien plus que la somme de ses parties ; elle est le lien entre les citoyens par-delà leur diversité.
La nation est donc un projet collectif mais qui n’est pas acquis et peut être menacé par des forces contraires. Les menaces terroristes ont malheureusement rappelé au cours des dernières années cette triste réalité. Comprendre les menaces, ne pas oublier les enjeux de la nation dans la seule recherche des intérêts personnels, être capable d’avoir les bons réflexes… tout cela requiert un minimum d’éveil des jeunes Français aux questions liées à la défense nationale.
Bien sûr, une vision positive de la nation est possible et nécessaire. L’engagement sociétal, la promotion de politique de promotion des individus et d’actions collectives pour l’amélioration de la qualité de vie sont essentiels. Ils sont au cœur du projet progressiste.
Cependant, il faut reconnaître que les forces centrifuges sont plus fortes que les facteurs fédérateurs et qu’il est de ce fait important de renforcer ces derniers. Il suffit de regarder les dernières élections pour s’en convaincre. Les facteurs clivants l’emportent malheureusement sur une vision collective de la société. Il en est de même quand nous regardons l’Union européenne, qui est perçue plus par les contraintes qu’elle induit que par le partage d’enjeux communs ou les bénéfices qu’elle apporte à la nation.
Le service universel, pivot du lien armées-nation
Renforcer l’esprit de défense dans la population, notamment via le service universel, constitue un des dimensions nécessaires pour renforcer la solidarité et la résilience de la nation face aux menaces extérieures ou même simplement pour participer au sentiment d’un destin partagé fondé sur des choix collectifs.
Depuis de nombreuses années, le ministère de la Défense fait un travail important de mémoire. Si cet engagement est important, comme les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, il reste tourné vers le passé. Un travail en direction de la jeunesse est tout aussi nécessaire. D’ailleurs, ces deux dimensions devraient aller de pair. De ce fait, le budget de la défense doit prendre en compte, dans sa construction financière, l’entretien du lien armées-nation de manière bien plus poussée.
Dans ce cadre, le service universel doit être un moment privilégié du lien armées-nation mais non unique. Il doit s’inscrire dans un parcours depuis le collège et ouvrir des portes sur des opportunités ultérieures d’échanges entre les citoyens et les armées. Par exemple, il est important de faire découvrir l’ensemble des activités des armées dans l’esprit des stages proposés par la Commission Armées-Jeunesse mais en approfondissant la démarche par des dimensions plus opérationnelles.
Il est aussi possible d’envisager ces opportunités de contact avec le monde militaire « hors les murs », c’est-à-dire par des stages à dimension militaire mais sans être portés par les armées. En effet, nous pouvons imaginer ici un engagement des entreprises liées à la défense, des préfectures (dans le cadre des missions de la « zone de défense et de sécurité ») ou encore des réseaux de réservistes. L’important est surtout le contenu du stage, quel que soit le lieu ou le niveau de formation des stagiaires, qui permettent aux jeunes Français d’avoir une compréhension empirique des enjeux des activités militaires.
Il y a chez les jeunes Français une réelle aspiration à l’engagement citoyen. En 2017, 123 000 jeunes entre 16 et 25 ans ont réalisé une mission en service civique, que François Hollande, alors président de la République, avait relancé en 2015 à la suite des attentats. Aujourd’hui, 80% des missions sont proposées par le secteur associatif. Il ne s’agit pas de se substituer à ces offres, souvent très utiles pour les actions sociétales, mais d’offrir d’autres possibilités pour compléter l’éveil des jeunes adultes en tant que citoyens.
Bien entendu, la demande pour de telles formations n’est certainement pas forte aujourd’hui mais elle n’a pas non plus de raison de s’exprimer ou de possibilité de le faire. Cependant, il faut créer l’appétence et tester des formules pour voir ce qui peut répondre à une attente latente de la population, notamment en faisant de ces stages des opportunités d’acquisition de compétences.
La dynamique de mise en place d’un service universel crée une fenêtre d’opportunités pour renforcer le lien armées-nation sur les fondements mêmes de la citoyenneté et de manière à renforcer la cohésion de la nation. Il s’agit d’un projet de longue haleine, mais qui est structurant pour assurer la résilience de la France face aux aléas des menaces internationales. Le débat mérite donc d’être porté.