Vingt ans après la décision de suspension de la conscription, le président de la République s’est engagé à instaurer un « service national universel » dont les contours restent à définir par une commission ad hoc dans les prochains mois. Si, d’emblée, l’objectif n’est en aucun cas de remettre en place un service militaire classique, cette initiative peut néanmoins prendre en compte les enjeux de défense et de sécurité. Renaud Bellais dessine les contours de ce que pourrait être ce nouveau service civil.
La fin de la conscription a ouvert une période inédite pour la nation française en rompant un lien fort entre les citoyens et les armées, celui de la conscription. Si le lien armées-nation a connu des fluctuations, voire des errements depuis la Révolution, il a constitué un fondement à la fois de la citoyenneté et de la sécurité nationale. Celle-ci avait aussi une vocation sociale indéniable qui n’a pas été pleinement compensée par une approche civile de l’intégration des jeunes dans la société.
Comment le service national universel peut-il contribuer à restaurer ce lien ? Comment faire pour que tous les citoyens soient partie prenante de la défense et de la sécurité nationale ? Cette préoccupation de préparation et de formation est renforcée par les menaces terroristes qui persistent. La sécurité sur le territoire national ne peut plus être uniquement la mission des armées et de la police : elle est l’affaire de tous.
Nous proposons trois recommandations pour renforcer la défense de la nation au travers du service national universel :
- Dédier une partie sanctuarisée du service national universel aux enjeux de défense,
- Construire la formation pour instiller l’esprit de défense à l’ensemble des citoyens,
- S’en servir comme un moyen d’ouverture des jeunes aux possibilités des carrières militaires et d’entrée dans la réserve.
Ce qu’il faut attendre d’un service national universel
En mars 2017 lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’est engagé à mettre en place un service national universel d’une durée d’un mois que tous les jeunes citoyens devraient accomplir entre 18 et 21 ans. D’emblée, le futur président de la République a indiqué qu’il ne s’agirait pas de rétablir le service militaire tel qu’il était en place jusqu’en 2002. Il a aussi souligné la dimension sociale qu’il souhaitait donner à ce service national universel, ce qui fait écho à l’action qui était aussi conduite par les armées au travers de la conscription.
Il est certain que restaurer un service militaire classique ne serait pas approprié aux enjeux actuels de défense. La conscription était en effet devenue de moins en moins pertinente car la sécurité nationale dépend de manière croissante, depuis au moins les années 1980, de compétences qui ne s’acquièrent pas en dix mois, qui sont onéreuses à obtenir et qui nécessitent d’être entretenues de manière permanente pour être crédibles. De ce fait, seule une armée de métier est à même d’apporter le niveau de défense dont la France a besoin. Elle constitue donc un choix pertinent au regard de l’évolution à la fois des capacités militaires toujours plus technologiques et des opérations militaires qui se sont éloignées de la guerre classique.
Il n’est donc pas surprenant que la France, comme beaucoup de pays européens, ait fait le choix de suspendre la conscription. Toutefois le service militaire accomplissait de nombreuses missions en dehors de la préparation des citoyens au maniement des armes. Or les mécanismes prévus pour compenser la fin de la conscription sont loin de répondre aux enjeux.
D’ailleurs, en faisant un bilan de ces mécanismes, il est important que le service national universel ne se disperse pas en cherchant à atteindre un trop grand nombre d’objectifs. Ce nouveau service peut avoir un rôle social puisqu’il deviendra le point de passage obligatoire pour toute une génération, filles et garçons. Il est indéniable que le service national universel doit relever d’un projet de société. Cependant, les armées n’ont pas vocation à se substituer aux ministères ayant une mission sociale. Alors que la France affronte des menaces importantes, il est crucial de ne pas détourner les armées de leur mission première : assurer la défense du pays.
Le ministère de la Défense a déjà contribué à des actions sociales spécifiques, notamment au travers de l’Établissement public d’insertion de défense (EPIDe) créé en 2005. Une fois celui-ci sur de bons rails, la Défense a su passer le relais aux ministères de l’Emploi et de la Ville. Ce succès peut servir d’exemple et permet aussi de garder en tête que chaque ministère doit rester concentré sur son cœur de mission.
Un lien armées-nation fragilisé par la fin de la conscription
Trois enjeux principaux étaient clairement au centre de la réflexion en 1997 lors de la décision de suspendre la conscription : le lien entre les citoyens et les armées, la légitimité démocratique des armées et l’attractivité de l’engagement dans la carrière militaire. Pour y répondre, deux dispositifs complémentaires ont été mis en place :
- un enseignement de défense sous la responsabilité du ministère de l’Éducation nationale, avec pour objectif de renforcer le lien armée-nation et de sensibiliser les jeunes à l’engagement citoyen dans la défense,
- une « journée d’appel de préparation à la défense » gérée par le ministère de la Défense visant à présenter les objectifs, les moyens et l’organisation de la défense et les possibilités d’engagement.
Aujourd’hui, ces deux dispositifs existent toujours, mais ils ont été modifiés à un point tel qu’ils ne répondent plus vraiment aux objectifs initiaux. Ceci est particulièrement vrai concernant la sensibilisation des jeunes citoyens aux enjeux de défense.
Pour l’Éducation nationale, le dispositif est aujourd’hui presque inexistant. L’organisation repose sur 33 « trinômes académiques » composés du recteur d’académie, du délégué militaire départemental et du président de l’association régionale des auditeurs de l’IHEDN. Ce mécanisme reste en grande partie théorique, car son activité est très dépendante de l’implication de ces acteurs à l’échelle locale. Dans certaines académies (trop rares), cet enseignement est très vivant. Dans d’autres, rien n’est fait. Concernant les programmes scolaires, de nombreux éléments sont prévus en classes de troisième et de première, mais ils sont éparpillés en différents modules et ne font pas nécessairement l’objet d’épreuves de validation.
Concernant la JAPD, renommée « Journée Défense et Citoyenneté », son organisation même démontre de manière évidente un phénomène de dilution. Depuis mars 2000, le contenu de cette journée a été redéfini 10 fois et s’est toujours plus élargi et éloigné des enjeux de défense. Si les thèmes abordés sont importants, notamment d’un point de vue sociétal, le temps qui leur est consacré réduit d’autant celui disponible pour la présentation des enjeux de défense et de sécurité nationale. Qui plus est, d’autres institutions seraient mieux placées pour délivrer de tels enseignements et les compétences des militaires pourraient être mieux utilisées.
Les dérives des systèmes mis en place à la fin de la conscription montrent qu’il ne faut pas tenter de mélanger trop d’objectifs en même temps. Ce qui relève de la défense doit être clairement distingué de ce qui relève de l’action sociale, même si ces différentes formations peuvent être intégrées dans une seule formation des jeunes citoyens.
Placer l’esprit de défense au cœur du service national universel
Le rétablissement d’un service national universel constitue une opportunité pour faire pleinement prendre conscience aux citoyens des enjeux de la défense et de la sécurité nationale. En effet, la conscription avait cet avantage d’apporter un minimum d’informations et de sensibilité à (au moins) la moitié de la population. Or force est de reconnaître que beaucoup de jeunes ne se sentent pas ou plus concernés par la défense nationale depuis la suspension du service militaire. De plus, la professionnalisation des armées crée une distance entre les militaires, ce qu’ils vivent et le reste de la population – au risque que celle-ci les considère d’une certaine manière comme des « mercenaires » uniquement motivés par l’argent ou par la puissance des armes…
Il est de ce fait important que le service national universel serve, au moins pour partie, à recréer le lien armées-nation. Ceci n’est possible qu’en insufflant à tous les jeunes citoyens « l’esprit de défense ». Il ne s’agit pas là d’endoctrinement militariste, mais d’une compréhension de ce qu’est la défense de la nation et de son territoire ainsi que des enjeux associés afin que les jeunes citoyens comprennent les politiques de défense et de sécurité et qu’ils aient les bons réflexes dans leur vie au quotidien.
Renforcer l’esprit de défense dans la population est important pour deux raisons. D’une part, les citoyens doivent prendre conscience de l’engagement des militaires et des dangers qu’ils affrontent pour le bien-être de la population en France. D’autre part, le lien avec les civils est important pour que les militaires restent insérés dans la nation et ne considèrent pas le métier des armes comme un simple emploi. Restaurer un lien avec les armées est fondamental pour que les citoyens prennent également conscience du sens des efforts de défense qui sont demandés à la nation.
Qui plus est, la dimension militaire du service national universel ne se réduit pas à des questions militaires uniquement, même si elles sont importantes. Les enjeux de sécurité ne se limitent plus au monde de la défense, ce que la professionnalisation des armées aurait tendance à laisser penser. Les attaques terroristes dont la France a été victime montrent que la sécurité sur le territoire national requiert une appréhension globale des risques sécuritaires. Il est donc important que les citoyens soient conscients que la défense et la sécurité nationale appellent une vigilance de tous et non pas uniquement d’un groupe social spécialisé.
Quand il était chef d’état-major des armées, le général Philippe de Villiers a régulièrement souligné la disparition d’une séparation entre des territoires lointains dangereux et un territoire national sanctuarisé. Malheureusement, les menaces sont partout et difficiles à anticiper du fait de leur nature hétérogène. Cependant une vigilance de tous peut aider à identifier des signaux faibles, donc à minimiser les risques auxquels les citoyens peuvent être confrontés.
Au-delà des menaces terroristes, la maîtrise de la sécurité requiert de ne pas se limiter aux enjeux militaires dans une approche restrictive. En effet, comme l’ont démontré les combattants de Daech en Irak et en Syrie, de nombreux équipements a priori civils peuvent facilement être détournés à des fins militaires. La convergence des technologies civiles et militaires rend la distinction entre les deux mondes plus difficiles, avec une zone grise intermédiaire de plus en plus grande. De ce fait, il est important que les citoyens soient attentifs à ce que les technologies apparemment civiles ne soient pas détournées de leur finalité.
Ces différents points soulignent que le développement de l’esprit de défense est aujourd’hui un enjeu important pour la nation. La distinction traditionnelle posée par Julien Freund entre sécurité extérieure et sécurité intérieure apparaît quelque peu obsolète tout comme la séparation entre industrie d’armement et industrie civile. Il est donc important de cultiver chez les citoyens, en particulier les jeunes, à l’esprit de défense par une formation centrée sur les enjeux de défense.
Au-delà de la promotion d’un socle de connaissances sur le monde qui nous entoure, comprendre les menaces, les enjeux et les moyens mis en œuvre par les armées pour y répondre contribue à asseoir la légitimité démocratique de l’effort de défense. De manière générale et tout particulièrement dans le contexte actuel où s’opposent souvent dans l’opinion les objectifs de sécurité intérieure et d’intervention extérieure, la légitimité démocratique ne peut pas s’appuyer uniquement sur celle, institutionnelle, définie par la Constitution. Elle doit comporter une part de compréhension de ces enjeux par la population, notamment les jeunes qui constituent les citoyens de demain.
Service national et recrutement pour la défense et la sécurité nationale
En intégrant pleinement un module spécifique défense dans le service national universel, clairement identifié et bien paramétré, il est possible de faciliter l’implication personnelle des citoyens dans l’effort de défense de la nation.
Ainsi, une sensibilisation aux enjeux de défense peut faciliter les recrutements par les armées et par le ministère de la Défense. Les armées ont en effet besoin de recruter beaucoup de militaires du fait d’une rotation forte des effectifs et elles sont confrontées à l’évolution des compétences dont elles ont besoin (en particulier liées à la cybersécurité et à la transformation numérique des armées). Or, du fait de la méconnaissance de ces besoins ou d’une incompréhension des métiers de la défense, l’État est parfois confronté à un manque de candidats. Un volet militaire du service national permettrait de sensibiliser les recrues potentielles aux postes disponibles dans la défense et de réduire ainsi le fossé qui s’est creusé ou l’incompréhension qui s’est installée de manière croissante depuis vingt ans entre les jeunes citoyens et la Défense.
Il est aussi important de proposer aux jeunes citoyens des possibilités pour s’engager de manière plus ponctuelle dans la sécurité nationale. Ceci passe en particulier par la promotion de différentes formes d’intégration de la réserve. En effet, l’engagement militaire ne correspond pas à tous, ce qui est compréhensible, mais beaucoup de jeunes citoyens veulent participer dans une certaine mesure à la résilience de la France. Les armées et la gendarmerie ont ainsi reçu beaucoup de demandes d’engagement dans la réserve suite aux attentats de novembre 2015.
Or la réserve est une dimension importante de la capacité de remontée en puissance face à une situation de crise. En formant régulièrement les réservistes, il est possible d’avoir des personnes mobilisables avec les compétences appropriées et, de ce fait, rapidement opérationnelles en appui des forces armées. Cette souplesse organisationnelle est d’autant plus importante aujourd’hui que les forces armées sont déjà fortement sollicitées par les opérations intérieures comme Vigipirate et Sentinelle. Disposer d’une réserve plus large et bien formée à des missions opérationnelles constituerait un complément de ressources face à une situation de crise tout en ne mobilisant que faiblement les personnes l’ayant rejointe.
Paradoxalement, c’est dans cet esprit que Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, avait refondé la réserve il y a une quinzaine d’années, au moment où les derniers conscrits quittaient les casernes. Cependant les lacunes des mécanismes précédemment décrits ont conduit à un système de réserve peu satisfaisant d’un point de vue opérationnel et trop peu tourné vers une dimension citoyenne. La mise en place du service national universel représente une réelle opportunité pour offrir de réelles possibilités pour un engagement citoyen plus massif autour de réelles missions.
En agissant de la sorte, les armées pourraient offrir des opportunités de formation notamment aux jeunes en échec scolaire ou en difficulté, en couplant notamment contrats courts et engagement dans la réserve. Comme le soulignaient les sénateurs Bockel et Jourda : « Si, à l’image de l’officier moderne que décrivait Lyautey, elles peuvent remplir une fonction d’ »éducation de la Nation », c’est en accomplissant les tâches qui correspondent à leur vocation fondamentale ».
Coût du service national ou investissement sociétal ?
Le coût de la mise en place du service national universel a déjà fait couler beaucoup d’encre. Alors qu’Emmanuel Macron l’évaluait entre 2 et 3 milliards d’euros par an quand il était candidat, le rapport des sénateurs Raffarin et Reiner de mai 2017 estimait qu’il pourrait nécessiter jusqu’à 30 milliards d’euros pour les cinq premières années de sa mise en œuvre.
Il est certain que la mise en place de ce service national induira des coûts. Cependant tout dépend des modalités de mise en œuvre.
De plus, le coût du service national doit être mis en miroir avec les bénéfices sociétaux qui sont attendus. Si ce service replace des dépenses existantes, peu efficaces (certains modalités actuelles de la réserve) voire peu utiles du point de vue militaire (Journée Défense et Citoyenneté), une partie des coûts est déjà inscrite dans le budget de l’État. Les formations non strictement militaires peuvent aussi s’intégrer dans les missions existantes d’autres ministères. De ce fait, plus que des dépenses supplémentaires, la mise en place du service national universel peut contribuer à une refonte de politiques publiques en place pour en accroître l’efficacité – donc sans besoins budgétaires additionnels.
De plus, l’approche doit être globalisée en termes d’amélioration de la défense et de la sécurité nationale sur le long terme. Par exemple, est-il plus coûteux pour le budget de l’État de mobiliser des réservistes ponctuellement pour suppléer les forces armées et de police ou d’accroître les effectifs de ces dernières de manière permanente ? Il est indéniable que la construction du modèle de service national universel ne doit pas se faire en silo mais dans une approche globale, certainement sous l’égide du SGDSN…
Les débats qui accompagneront la préparation de ce nouveau service national ouvrent donc de nombreuses pistes de réflexion sur ce que les Français attendent en termes de citoyenneté, d’engagement et de sécurité pour la nation.