Roumanie : le séisme du premier tour de l’élection présidentielle

Comment analyser le premier tour du scrutin présidentiel qui vient de se dérouler en Roumanie, et dont les résultats plongent le pays dans une situation inédite et porteuse du pire ? Dans cette note, Alexandre Riou, doctorant en histoire contemporaine de l’Europe médiane, met en exergue les principaux éléments qui ressortent de cette élection et décrypte le profil du candidat arrivé en tête, aussi mystérieux que radical, et que personne n’attendait.

C’est une élection présidentielle aux allures de séisme politique qui vient de se dérouler en Roumanie à l’occasion du premier tour du scrutin présidentiel. En effet, sans grande ferveur populaire autour d’un candidat précis, l’ensemble des sondages donnait un duel de second tour entre Marcel Ciolacu, actuel Premier ministre et président désormais démissionnaire du PSD, le Parti social-démocrate roumain, et une concurrente ou un concurrent autour duquel l’incertitude demeurait. Les sondages donnaient effectivement dans la marge d’erreur Elena-Valerica Lasconi d’USR1Uniunea Salvați România (Union sauvez la Roumanie), parti politique fondé en 2016 et qui s’inscrit notamment autour de la lutte contre la corruption, un certain libéralisme ou encore une orientation résolument pro-européenne. Au Parlement européen, ils siègent au sein du groupe Renew Europe. et George-Nicolae Simion d’AUR2Alianța pentru Unirea Românilor (Alliance pour l’unité des Roumains), dont l’acronyme signifie « or » en roumain. Ce parti peut être qualifié d’ultra-conservateur, axé autour des valeurs religieuses, de la famille, hostile au progrès mais aussi à fort penchant complotiste et pro-russe ; il a émergé à la suite de la pandémie de Covid-19. avec cependant une avance plus prononcée pour ce dernier. C’est donc un duel dans l’une de ces deux configurations auquel le PSD et Marcel Ciolacu s’attendaient. Cependant, ce schéma, bien que ne le menaçant pas particulièrement selon les sondages d’opinion, comportait une nouveauté, car aucune enquête ne présageait un duel PSD / PNL3Partidul Național Liberal, fondé en janvier 1990 à la suite de la révolution démocrate qui entraîna la chute du régime communiste des Ceaucescu., le Parti national-libéral de tendance « chrétienne-démocrate » traditionnelle, avec lequel le PSD partage historiquement le pouvoir politique de la scène nationale roumaine depuis la chute du régime communiste.

Une candidature passée totalement sous les radars des instituts de sondage et de l’opinion

La première surprise est qu’aucun institut de sondage, dans aucune projection, n’avait envisagé le résultat de Călin Georgescu. Pis encore, il était si bas dans l’ensemble des simulations de vote que personne n’a réellement prêté attention à sa campagne, à qui il était, ni à ce qu’il véhiculait. Il semblerait qu’à la différence du second candidat nationaliste pro-russe George-Nicolae Simion, absolument personne n’ait émis la moindre alerte. Par ailleurs, ses bons scores dans de nombreuses régions roumaines nous montrent également que les partis traditionnels, à commencer par le PSD, se sont pleinement laissé aveugler. En effet, l’une des forces du PSD est son ancrage territorial très fort, notamment dans certaines régions, via un solide réseau d’élus « encadrant » leurs populations. Et si le PSD résiste certes fortement en Oltenia – mais aussi en Moldavie roumaine et dans le Banat – où il obtient traditionnellement de bons scores, ses cadres locaux n’ont jamais alerté ou peut-être même pressenti la moindre menace. Il s’agit ici, n’ayons pas peur de l’expression – même si celle-ci peut sembler abrupte –, d’un raté historique.

Par ailleurs, nous avons consulté divers sondages publiés les jours précédent le scrutin dans la presse roumaine, ainsi que les sondages de résultats dits « sortie des urnes », et aucun non plus n’a pu laisser entrevoir la percée de Călin Georgescu.

Dans un sondage INSCOP4La liste complète des différents sondages est visible sur le site du média Euronews. commandé par le média Libertatea en date du 14 novembre dernier, soit dix jours avant le scrutin, il est crédité de 5,4%, rapporté à 5,5% pour les répondants affirmant être certains de leur vote. Dans un autre sondage, cette fois de l’institut Verifield, commandé par le parti USR, en date du 16 novembre, il est donné à 4,9%5Ibid..

Dans trois sondages différents publiés deux jours avant le scrutin6Selon le site de la chaîne d’information Digi24., le candidat radical et anti-système est crédité de 10,6% par Verifield (son plus haut score), lequel nous indique une marge d’erreur de 2,31%. Celui réalisé par le CIRA le donnait à 6,8%, soit en sixième position, et, enfin, le sondage AtlasIntel à 8,1%.

Par ailleurs, les sondages de sortie des urnes réalisés par les instituts accrédités par le Bureau électoral central7Biroul Electoral Central : organisme national de veille et de contrôle de la bonne tenue des scrutins. indiquaient certes une percée du candidat en le positionnant à 16%, que ce soit de la part de CIRA – Avangarde8The Center for International Research and Analyses (Centre pour les recherches et analyses internationales). ou de l’agence CURS9Centrul de Sociologie Urbană şi Regională (Centre de sociologie urbaine et régionale)., mais nous étions alors bien loin du raz-de-marée qui a suivi. De même, le candidat du PNL, bien qu’en difficulté dans les sondages, n’était pas annoncé si bas. Deux jours avant le scrutin, il oscillait entre 8,6% (son estimation la plus faible) et 16,3%. Dans les sondages de sortie des urnes, il était annoncé à 13% par l’institut CURS et à 14% par le CIRA – Avangarde.

Nous étions là en présence d’un décalage qui n’a cessé de croître dans les heures qui ont suivi, au point de bouleverser le paysage politique de la Roumanie en éliminant pour la première fois les deux principaux partis de gouvernement du pays.

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Des résultats déroutants qui créent une rupture du paysage politique traditionnel de la Roumanie post communiste

C’est un suspense haletant, doublé d’un fort ascenseur émotionnel, qui a rythmé ce début de soirée du dimanche 24 novembre dernier avec la remontée des premiers dépouillements officiels. Dès les débuts et alors qu’un peu plus de la moitié des votes nationaux étaient validés, une tendance étrange se dessinait. En effet, à 21h46, alors que les résultats pour la Roumanie étaient dépouillés à 56,71%10Pour la première fois dans une campagne présidentielle, il était possible de suivre en direct la validation des résultats via une plateforme. Les données statistiques dont sont issues nos présentes analyses pour ce scrutin de premier tour de 2024 y sont extrêmement précieuses., Marcel Ciolacu enregistrait 847 813 voix et, juste derrière, Călin Georgescu le talonnait avec 816 386 voix, suivi du candidat d’extrême droite AUR et, seulement à la quatrième place, arrivait Elena-Valerica Lasconi, accusant à ce moment un retard de plus de 360 000 voix. Il convient cependant de préciser qu’à ce moment de la soirée, les grandes villes du pays, notamment Bucarest, n’avaient pas encore de résultats significatifs et les voix de la diaspora commençaient à peine à arriver. Néanmoins, une tendance anormale se dégageait par rapport aux estimations des sondages : la propulsion d’un candidat marginal, que personne n’avait vu venir et qui, sur des dépouillements déjà réalisés pour moitié, venait menacer la première place au puissant président du PSD.

Aux alentours de 22h40, le dépouillement pour la Roumanie en est à 81,32% et l’invraisemblable se produit. Le candidat d’extrême droite indépendant passe devant le candidat socialiste avec 1 414 807 voix contre 1 413 848 voix pour le socialiste. En troisième et quatrième positions, l’USR et AUR se talonnent avec un écart de moins de 10 000 voix. Le séisme déjà en cours prend une nouvelle dimension et ne sera plus enrayé. À partir de ce moment, l’écart va continuer de se creuser entre l’ultra-nationaliste et le socialiste. Les voix de la diaspora, traditionnellement défavorables au PSD, continuent également, comme en Roumanie, à abonder le score du « candidat fantôme »11Expression reprise par plusieurs médias roumains dont la chaîne d’information nationale Digi24. pour le placer finalement bien en tête dans le résultat définitif. En parallèle du choc de l’arrivée d’un candidat d’extrême droite au second tour, un second événement inédit se produit car, pour la première fois de son histoire, le PSD ne parvient pas à se hisser au second tour de l’élection présidentielle.

Pour comparaison, le graphique suivant nous montre les résultats lors des premiers tours des élections présidentielles de 2014 et de 201912Pour davantage de détails, voir Commit Global.. Nous avons ici fait le choix de montrer les deux principaux candidats qui se sont détachés au niveau national. USR était déjà présent en 2019 et le parti y a réalisé un score de 15,02% que nous avons inclus dans « Autres ».

Un premier point que nous avons souhaité vérifier concerne la participation au premier tour de l’élection présidentielle en comparaison avec les scrutins précédents de 2014 et de 2019 qui avaient vu l’actuel président, Klaus Iohannis (PNL), l’emporter13Données issues du site Commit Global, retraçant les résultats et données détaillés des différents scrutins en Roumanie depuis 1992. Ce site est animé par un collectif d’universitaires roumains en sciences humaines et sociales..

Nous voyons clairement ici que nous sommes dans des taux de participation très similaires, ceux du scrutin de 2024 étant même légèrement supérieurs à ceux du scrutin de 2014. L’explication de la surprise n’est donc pas à chercher du côté d’une chute ou d’une hausse massive de la participation.

Un autre point que nous retenons d’une analyse « à chaud » de ce premier tour concerne la sociologie électorale. Nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure de produire une étude approfondie, que des spécialistes de la sociologie électorale commencent à produire et produiront dans les semaines et mois à venir ; pour autant, quelques indicateurs méritent notre attention. Tout d’abord, à la lecture des résultats détaillés, nous voyons que les secteurs comprenant de grands centres urbains n’ont pas placé le candidat extrémiste en tête. Il a certes réalisé des scores qu’il ne faut pas négliger mais n’est pas arrivé en tête à l’exception du județ14Circonscription administrative que nous pourrions associer au département. de Constanța en Dobroudja, sur les bords de la mer Noire, où il obtient près de 79 000 voix – soit 26,5% –, tout en étant minoritaire au sein de la ville où il n’obtient que 18,71% des votes, derrière la candidate d’USR qui en obtient 26,14%. Pour les autres județe, c’est majoritairement Elena-Valerica Lasconi qui domine et – fait qu’il nous semble important de souligner – Călin Georgescu n’arrive en tête dans aucun des six secteurs de la capitale, Bucarest.

Le graphique ci-après illustre bien que la candidate d’USR se détache dans les centres urbains15Données issues du site officiel de suivi des élections mis en place à partir de la présidentielle de 2024. Sur le plan méthodologique, nous avons indiqué les pourcentages obtenus par chacun de ces candidats dans les municipalités concernées. Initialement, nous voulions indiquer le nombre de voix, cependant la donnée n’était pas disponible pour chacun d’entre eux dans chacune des villes et nous a donc contraint à opérer un changement afin d’offrir l’aperçu général que nous souhaitions.. Nous pouvons d’ailleurs noter qu’elle se détache de l’ensemble des candidats immédiats, peut-être à l’exception de Sibiu16Notons par ailleurs qu’il s’agit de la ville du président sortant, Klaus Iohannis. Il en fut élu maire en 2000. où Călin Georgescu semble tout de même la talonner.

Voyons maintenant le graphique pour ces quatre mêmes candidats mais dans les six secteurs de la capitale17Reproduit avec la même méthodologie que le graphique précédent pour conserver la cohérence des données exploitées pour le lecteur..

Nous constatons la même dynamique, à l’instar des grandes villes du pays, en faveur de la candidate d’USR et le « décrochage » des autres candidats de ce quatuor de tête. Elena-Valerica Lasconi dépasse les 30%, à l’exception du secteur 5, là où les autres candidats, PSD comme extrême droite, peinent à dépasser les 15%, à l’exception, toujours du secteur 5.

Enfin, un autre élément qu’il nous semble fondamental de mettre ici en exergue concerne la diaspora et les résultats qui découlèrent de son vote. Ceux-ci n’ont pas manqué de nous surprendre et de nous interroger. La diaspora a, en valeur absolue, voté très massivement pour le candidat anti-système. Le graphique ci-après reprend les quatre candidats déjà mentionnés précédemment, mais selon le vote des électeurs de la diaspora. Nous ajoutons Nicolae Ciucă, le candidat malheureux du PNL, pour une comparaison avec les votes précédents (voir le graphique Résultats des principaux partis au premier tour de l’élection présidentielle 2014 – 2019 – Diaspora).

En outre, nous y décelons une rupture très nette (ponctuée seulement d’une ou deux exceptions) entre la diaspora d’Europe occidentale et celle d’Europe médiane-orientale. En effet, comme nous le montre le graphique18Site officiel de suivi des résultats et des données statistiques en découlant. ci-après, la diaspora européenne occidentale a massivement voté pour Călin Georgescu et la diaspora d’Europe médiane-orientale a quant à elle privilégié Elena-Valerica Lasconi. Quelques exceptions peuvent être cependant relevées, comme au Portugal, aux Pays-Bas ou encore en Suède. Par ailleurs, en dehors de l’Union européenne, c’est la candidate d’USR qui l’a largement emporté.

Lorsque nous comparons avec les votes précédents de la diaspora lors du premier tour de l’élection présidentielle, en 2014 et en 2019, le contraste est stupéfiant. En effet, il faut déjà avoir à l’esprit qu’aucun candidat d’extrême droite n’était sur la ligne de départ. Ensuite, les candidats des deux principaux partis, PNL et PSD, obtiennent dès le premier tour des scores dépassant largement les autres candidats, comme nous le montre le graphique suivant19Pour davantage de détails, voir Commit Global.. À noter néanmoins une part grandissante des résultats enregistrés par les « autres candidats » lors du premier tour de 2019.

Par ailleurs, des premières analyses qui ressortent, il semblerait qu’une part non négligeable des électeurs du PNL se soit déportée vers Călin Georgescu. Bien que cela reste à approfondir, il semblerait qu’une mécanique de vases communicants s’observe, y compris pour les votes de la diaspora.

Si la rupture avec les derniers scrutins (notons tout de même que la dernière élection présidentielle a eu lieu un an avant la crise liée à la pandémie de Covid-19) est flagrante et ne manque pas de soulever un certain nombre de questions, le profil et le parcours du gagnant de ce premier tour interrogent tout autant.

Călin Georgescu, un personnage au profil « ultra-radical » et au succès encore bien mystérieux

Le nom de Călin Georgescu est désormais sur toutes les bouches, que ce soit en Roumanie, au sein des institutions européennes ou encore parmi les observateurs et analystes du continent européen. Encore totalement inconnu du grand public quelques heures avant le scrutin, il est désormais l’un des potentiels futurs présidents de la République de Roumanie. Un homme que la grande majorité du public européen, mais aussi roumain, découvre à cette occasion, et c’est là l’un des grands mystères de ce scrutin qui continue de soulever, à juste titre, de nombreuses questions.

Mais tout d’abord, qui est ce Călin Georgescu ? Fonctionnaire spécialisé en agronomie, il a servi dans plusieurs ministères, notamment celui de l’agriculture, sous plusieurs gouvernements. Il a été également, sur une courte période, secrétaire général de ce ministère. Il aurait également été conseiller du ministre Mircea Geoană, lui-même candidat à l’élection présidentielle de cette année, lorsque ce dernier était ministre PSD des Affaires étrangères20Mircea Geoană réfute quant à lui cette information. Voir le reportage de la note suivante, dans lequel il est interrogé à ce sujet.. Son parcours, selon le média Recorder21Média indépendant de reportages fondé par un collectif de journalistes en 2017. Voir le reportage consacré à Călin Georgescu., semble parsemé de « trous » mystérieux où il disparaissait littéralement avant de réapparaître et de reprendre des fonctions administratives.

Ces considérations biographiques mises de côté, la campagne n’a paradoxalement pas réellement permis aux électeurs roumains de saisir la personnalité et la ligne de ce personnage auquel appliquer le terme « controversé » peut sembler bien timoré. Si des études plus approfondies devront être réalisées, les nombreuses vidéos qu’il a pu poster et qui relatent les grandes lignes de sa vision de la société sont assez éloquentes. En effet, il a multiplié les prises de position conspirationnistes qui pourraient prêter à sourire sortant de la bouche de tout autre personne que celle en position de l’emporter au second tour d’une élection présidentielle. Détailler ici la longue liste de ses sorties et théories ne serait pas d’un grand apport intellectuel à cette étude, cependant, nous pouvons tout de même évoquer ses propos sur la césarienne, relatés par l’ensemble de la presse roumaine et qui commencent aussi à fleurir sur les réseaux sociaux. Des propos difficiles à classer : selon lui, lorsqu’une femme accouche par césarienne, le « fil divin se brise », pour reprendre sa terminologie exacte.

En parallèle de ses théories teintées d’ésotérisme, il se caractérise par ailleurs par son antisémitisme et une ligne résolument pro-russe, que ce soit par son encensement de Vladimir Poutine, lui empruntant une rhétorique anti-occidentale, tout autant que par un mimétisme dans la mise en scène de sa personne. En effet, il se met régulièrement en scène dans des actions virilistes exhibant son corps, en nageant dans un lac en plein hiver, chevauchant un cheval en tenue traditionnelle roumaine ou encore en affichant ses aptitudes aux arts martiaux et notamment au judo. Un parallélisme frappant qui est tout sauf le fruit du hasard, mais bien un moyen de faire passer des messages. Idem lorsque, dans l’une de ses vidéos TikTok, on le voit embrassant l’icône à l’église afin d’apparaître comme pratiquant et défenseur des valeurs traditionnelles dans un pays où la religion est encore très présente au sein de la société.

En outre, il s’est aussi caractérisé par une ligne anti-Ukraine en estimant que ce combat n’est pas celui de la Roumanie. Dans une rhétorique proche de celle du maître du Kremlin, il va jusqu’à nier l’existence de l’Ukraine en tant que nation, allant également jusqu’à interroger la véracité de la guerre qui fait actuellement rage. Enfin, autre point qui lui avait valu l’exclusion du parti d’extrême droite AUR en 2022, ses louanges concernant la Garde de fer (mouvement nationaliste et fasciste actif dans les années 1930 et 1940). Il avait notamment qualifié de « héros » Corneliu Zelea Codreanu et Ion Antonescu, dirigeants historiques de la Garde de fer22Pour approfondir, voir l’historien roumain N. Djuvara, O scurtă istorie ilustrată a românilor (Une brève histoire illustrée des Roumains), Bucarest, Humanitas, 2011 (réédition 2022 – version anglaise), p. 314-325. et auteurs de crimes abominables. Une enquête pénale avait par ailleurs été ouverte à son encontre à cette occasion.

Si le rôle joué par la plateforme TikTok a certainement fonctionné à plein, nourrissant de nombreux soupçons sur un électorat très disparate, et amplifié également par le bouche-à-oreille dans un contexte politique de grande incertitude, il ne faut hélas pas réduire l’explication de ce vote inédit à ce seul paramètre.

De notre point de vue, deux choses doivent être mises en avant en matière d’analyse. Ce scrutin s’est joué sur l’usage inédit d’une plateforme qui a massivement diffusé des vidéos en format court à des millions d’électeurs montrant un individu jouant de mots-clés pour susciter l’attention et rediriger le trafic. De ce fait, beaucoup d’électeurs l’ont vu mais de manière tronquée, sans savoir qui il était réellement et surtout quel était le fond idéologique véhiculé par cet homme.

Le second point concerne le fait que le sentiment de rejet de la classe politique nationale ne doit pas non plus être minimisé ou caché sous le tapis. En effet, si l’usage d’un réseau social avec de tels résultats est inédit dans le jeu démocratique, cela a aussi été possible en raison d’un terreau favorable. Une part de la population s’est montrée prête à suivre ce candidat sur la base d’un discours anti-système, ultra-nationaliste, et certainement aussi autour du concept dévoyé de paix avec la Russie. Les tensions verbales et les joutes politiques qui émaillent le paysage politique roumain ont certainement eu également un impact. Alors qu’une coalition menée par le PSD mais intégrant le PNL dirige le pays, les déclarations agressives et fracassantes qui ont parsemé la campagne entre les différentes factions ont contribué à décrédibiliser mutuellement les partis de gouvernement et à pousser vers une alternative dite anti-système. Désormais, c’est un second tour de tous les dangers qui guette le pays, tant son score était élevé et la société roumaine divisée. En outre, cruelle ironie, ce scrutin et ce résultat intervinrent à peine quarante-huit heures après la levée du veto autrichien et l’annonce officielle que la Roumanie (comme la Bulgarie) allait enfin intégrer l’espace Schengen terrestre. Une annonce attendue de longue date.

Après les élections législatives, un second tour de tous les dangers

Cette élection qui apparaît comme une surprise absolue pour l’ensemble de la classe politique roumaine et européenne, comme pour les citoyens du pays, prend le chemin d’un second tour de tous les dangers.

Des élections législatives se sont tenues le 1er décembre dernier, entre le premier et le second tours de la présidentielle, avec une particularité : Călin Georgescu était seul et ne disposait pas d’un appareil politique structuré et capable de présenter des listes de candidats à travers le territoire, à la différence de son ancien parti et désormais concurrent AUR. Devra-t-on y voir un rapprochement à venir ? George-Nicolae Simion, dirigeant d’AUR et candidat défait a annoncé, dès la nuit du 24 novembre, voyant sa défaite inéluctable, appeler à voter pour Călin Georgescu. Un autre élément à prendre en considération pourrait être aussi une bascule des candidats et parlementaires d’AUR dans le giron de celui qui désormais apparaît comme l’homme fort de l’extrême droite roumaine, à l’image de George Becali, milliardaire roumain excentrique et très conservateur, qui, après avoir mené une carrière politique avec son propre parti, s’est rapproché d’AUR au point de candidater sur leurs listes à l’occasion de ces élections législatives de 2024. Le 25 novembre, il s’en prenait publiquement à George-Nicolae Simion, l’accusant de tenir un discours trop modéré, tout en vantant les qualités de dirigeant de Călin Georgescu et la force de son discours. Un phénomène de « fuite » de ce type vers celui qui apparaît comme le nouvel homme fort de l’extrême droite n’est pas à exclure.  

Par ailleurs, il semble que de forts soupçons d’ingérence étrangère commencent à poindre. En effet, le 26 novembre, le CNA23Consiliul Național al Audiovizualului (Conseil national de l’audiovisuel), l’équivalent de l’Arcom français. a demandé à la Commission européenne l’ouverture d’une enquête officielle contre la plateforme TikTok du fait de son rôle trouble durant la campagne présidentielle. En effet, le vice-président de cette agence de contrôle et de régulation de l’audiovisuel roumain a fait état de suspicions de manipulation de l’opinion publique via cette plateforme ainsi que de son manque de transparence en matière de diffusion des contenus politiques.

La Roumanie entre dans le champ de l’inconnu et, avec elle, l’Union européenne. Si d’aventure Georgescu devait l’emporter dans ce pays européen majoritairement europhile et sous la menace directe de la Russie, le signal serait désastreux. En effet, parmi les différents pays de l’Union européenne tombant dans l’escarcelle de dirigeants nationalistes et populistes, la Roumanie apparaîtrait comme l’indicateur le plus préoccupant. Sans nier l’existence en Roumanie d’un électorat nationaliste et eurosceptique, celui-ci ne s’est jamais manifesté dans de telles proportions et il serait très surprenant que ces résultats en soient la manifestation profonde. De ce point de vue, il conviendra de scruter de très près les dynamiques du second tour qui se tiendra le 8 décembre, une semaine après les élections législatives du 1er décembre.

En effet, le scrutin législatif qui s’est tenu ce week-end et qui visait à renouveler la Chambre des députés et le Sénat24En Roumanie, le Sénat est élu au suffrage universel direct. – avec une participation en hausse en comparaison du dernier scrutin, avec 52,5% de Roumains qui sont allés aux urnes – a vu la principale crainte se confirmer, celle d’une percée de l’extrême droite. Bien que le PSD soit arrivé en tête avec un score compris aux alentours de 22%25Les deux élections conjointes ont donné des résultats sensiblement similaires. Ainsi pour la Roumanie, le PSD a obtenu 21,96% pour la Chambre des députés et 22,30% pour le Sénat. Pour la diaspora, ses résultats ont été de 4,02% pour la Chambre des députés et de 3,04% pour le Sénat., il est fortement talonné par l’extrême droite « traditionnelle » représentée par AUR qui a obtenu 18% et près d’1,7 million de voix. Le parti centriste USR, dont la candidate est qualifiée en seconde position pour le second tour, est quant à lui largement en-dessous avec 12,4% et un peu plus d’1,1 million de voix (sans compter la diaspora qui a quant à elle une liste à part). Un autre élément qu’il convient de prendre en considération dans le cadre de ce scrutin législatif est la présence de deux autres partis d’extrême droite, SOS26SOS, parti issu d’une scission avec AUR, dirigé par Diana Iovanovici-Șoșoacă. qui obtient 7,36% et POT27Partidul Oamenilor Tineri, que nous pourrions traduire par parti des jeunes gens, actuellement dirigé par la députée Anamaria Gavrilă., 6,46%. C’est à ce dernier que s’est raccroché Călin Georgescu, qui rappelons-le, ne dispose d’aucune formation politique propre. Si à l’issue de ces élections, l’extrême droite n’est pas en tête, elle parvient cependant à constituer un bloc de près de plus de 30%, qui atteste bien d’une indéniable percée dans l’opinion publique, qui préoccupe autant qu’elle interroge car ici, nulle mise en avant de TikTok mais bien une campagne plus classique avec un parti bien implanté désormais dans le paysage politique. Désormais, en parallèle de ce second tour, va se poser la question des alliances. Car si le pragmatisme, in fine, devrait l’emporter dans une configuration PSD, PLN, USR et UDMR28Uniunea Democrată Maghiară din România, Union démocrate magyare de Roumanie, le parti des Hongrois, plutôt classé à droite sur l’échiquier politique national et européen. Il a obtenu 6,3% dans les deux chambres., la dureté de la campagne entre les partis de la coalition PSD et PNL a laissé de profonds stigmates et Elena-Valerica Lasconi, de son côté, s’est dans un premier temps déclarée hostile à une coalition avec le PSD. Quant au Premier ministre sortant Marcel Ciolacu, il est sorti de son silence en annonçant l’ouverture de négociations avec les partis démocratiques et pro-européens. 

Si le scénario du pire peut encore être évité et si les résultats du 1er décembre sont plutôt rassurants, c’est bien une percée de l’extrême droite qui commence à poindre dans le paysage politique roumain, tant chez les Roumains de Roumanie que dans la diaspora européenne.

  • 1
    Uniunea Salvați România (Union sauvez la Roumanie), parti politique fondé en 2016 et qui s’inscrit notamment autour de la lutte contre la corruption, un certain libéralisme ou encore une orientation résolument pro-européenne. Au Parlement européen, ils siègent au sein du groupe Renew Europe.
  • 2
    Alianța pentru Unirea Românilor (Alliance pour l’unité des Roumains), dont l’acronyme signifie « or » en roumain. Ce parti peut être qualifié d’ultra-conservateur, axé autour des valeurs religieuses, de la famille, hostile au progrès mais aussi à fort penchant complotiste et pro-russe ; il a émergé à la suite de la pandémie de Covid-19.
  • 3
    Partidul Național Liberal, fondé en janvier 1990 à la suite de la révolution démocrate qui entraîna la chute du régime communiste des Ceaucescu.
  • 4
    La liste complète des différents sondages est visible sur le site du média Euronews.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Selon le site de la chaîne d’information Digi24.
  • 7
    Biroul Electoral Central : organisme national de veille et de contrôle de la bonne tenue des scrutins.
  • 8
    The Center for International Research and Analyses (Centre pour les recherches et analyses internationales).
  • 9
    Centrul de Sociologie Urbană şi Regională (Centre de sociologie urbaine et régionale).
  • 10
    Pour la première fois dans une campagne présidentielle, il était possible de suivre en direct la validation des résultats via une plateforme. Les données statistiques dont sont issues nos présentes analyses pour ce scrutin de premier tour de 2024 y sont extrêmement précieuses.
  • 11
    Expression reprise par plusieurs médias roumains dont la chaîne d’information nationale Digi24.
  • 12
    Pour davantage de détails, voir Commit Global.
  • 13
    Données issues du site Commit Global, retraçant les résultats et données détaillés des différents scrutins en Roumanie depuis 1992. Ce site est animé par un collectif d’universitaires roumains en sciences humaines et sociales.
  • 14
    Circonscription administrative que nous pourrions associer au département.
  • 15
    Données issues du site officiel de suivi des élections mis en place à partir de la présidentielle de 2024. Sur le plan méthodologique, nous avons indiqué les pourcentages obtenus par chacun de ces candidats dans les municipalités concernées. Initialement, nous voulions indiquer le nombre de voix, cependant la donnée n’était pas disponible pour chacun d’entre eux dans chacune des villes et nous a donc contraint à opérer un changement afin d’offrir l’aperçu général que nous souhaitions.
  • 16
    Notons par ailleurs qu’il s’agit de la ville du président sortant, Klaus Iohannis. Il en fut élu maire en 2000.
  • 17
    Reproduit avec la même méthodologie que le graphique précédent pour conserver la cohérence des données exploitées pour le lecteur.
  • 18
    Site officiel de suivi des résultats et des données statistiques en découlant.
  • 19
    Pour davantage de détails, voir Commit Global.
  • 20
    Mircea Geoană réfute quant à lui cette information. Voir le reportage de la note suivante, dans lequel il est interrogé à ce sujet.
  • 21
    Média indépendant de reportages fondé par un collectif de journalistes en 2017. Voir le reportage consacré à Călin Georgescu.
  • 22
    Pour approfondir, voir l’historien roumain N. Djuvara, O scurtă istorie ilustrată a românilor (Une brève histoire illustrée des Roumains), Bucarest, Humanitas, 2011 (réédition 2022 – version anglaise), p. 314-325.
  • 23
    Consiliul Național al Audiovizualului (Conseil national de l’audiovisuel), l’équivalent de l’Arcom français.
  • 24
    En Roumanie, le Sénat est élu au suffrage universel direct.
  • 25
    Les deux élections conjointes ont donné des résultats sensiblement similaires. Ainsi pour la Roumanie, le PSD a obtenu 21,96% pour la Chambre des députés et 22,30% pour le Sénat. Pour la diaspora, ses résultats ont été de 4,02% pour la Chambre des députés et de 3,04% pour le Sénat.
  • 26
    SOS, parti issu d’une scission avec AUR, dirigé par Diana Iovanovici-Șoșoacă.
  • 27
    Partidul Oamenilor Tineri, que nous pourrions traduire par parti des jeunes gens, actuellement dirigé par la députée Anamaria Gavrilă.
  • 28
    Uniunea Democrată Maghiară din România, Union démocrate magyare de Roumanie, le parti des Hongrois, plutôt classé à droite sur l’échiquier politique national et européen. Il a obtenu 6,3% dans les deux chambres.

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