La dégradation des conditions climatiques et son accélération provoquent de considérables et de plus en plus fréquentes catastrophes. Face à ces risques et désordres environnementaux croissants, Pierre Gras, historien et chercheur associé au LAURe-EVS (CNRS), met en avant certains travaux et réflexions menés pour « repenser la vulnérabilité » et « l’après-catastrophe » auxquels sont et seront toujours davantage confrontés l’ensemble des pays et des populations du monde – dont certains et certaines davantage encore.
Les changements climatiques globaux qui affectent notre planète et la dégradation des écosystèmes qui les subissent induisent de nombreux désordres et événements dramatiques en Europe, au Japon ou en Amérique du Nord1Ces désordres et événements concernent bien entendu l’ensemble de la planète, mais cette note s’inscrivant dans le cadre d’un projet de recherche, « Imaginer l’après », portant sur ces trois zones géographiques, seules celles-ci sont alors ici mentionnées.. L’exposition des communautés humaines à des risques majeurs comme les inondations, l’érosion des sols, les grands incendies, les séismes, les raz-de-marée et autres tsunamis, avec leurs effets dévastateurs sur les infrastructures et les installations industrielles et leurs conséquences pour les biens et les personnes, est un facteur de crise de confiance dans les pays les plus confrontés à ce type d’événements. Or, ceux-ci ont tendance à s’amplifier depuis une dizaine d’années, accentuant la vulnérabilité de certains territoires.
Des risques aux vulnérabilités
Le terme de « vulnérabilité » lui-même est relativement ancien puisque, dès les années 1960-1970, les approches anglo-saxonnes des risques évoquaient déjà largement cette « entrée » (on emploie d’ailleurs indifféremment les termes vulnerability et sensitivity). En Europe, et en particulier en France, il faut attendre les années 1980-1990 pour le terme s’installe dans les sciences sociales. La vulnérabilité exprime plutôt, au départ « le niveau d’effet prévisible d’un phénomène naturel ou d’un aléa sur les sociétés humaines et leurs activités ». Elle permet d’évaluer dans quelle mesure un système socio-spatial risque d’être affecté par les effets d’un aléa et cherche à quantifier ce qui est perdu ou pourrait l’être, du fait du niveau d’endommagement constaté ou prévu. Si la vulnérabilité économique traduit généralement le degré de perte ou d’endommagement des biens et des activités exposés au phénomène, les principaux facteurs socio-spatiaux de la vulnérabilité sont, pour beaucoup, liés à la pauvreté, y compris dans les pays développés. Les populations démunies des grandes villes des pays du Sud sont poussées à s’installer sur des zones à risques (éboulements, inondations, pollution atmosphérique, zones sismiques, etc.) dont personne ne veut ou ne peut les chasser – le cas du district fédéral de Mexico est emblématique. Mais ces logiques, en intensifiant la dégradation de l’environnement par la déforestation pour la mise en culture de nouvelles terres ou les besoins de chauffage, ou encore l’installation de logements précaires en bordure des canaux ou des cours d’eau, aggravent les conséquences de l’aléa naturel. Rapportés à la population, les chiffres sont éloquents : sur une population de référence d’un million d’habitants, le risque annuel de mort par séisme est de 92 en Arménie, 41 au Turkménistan, 29 en Iran et 25 au Pérou, alors qu’il n’est que de 0,6 en Californie et de 1,9 au Japon, pour prendre des pays à forte sismicité. Si le Japon à lui seul concentre 20% environ du total des risques naturels au niveau mondial, 98% des victimes se trouvent localisées dans les pays du Sud…
La connaissance acquise au fil des années se traduit aujourd’hui par une mobilisation intéressante des milieux de la recherche qui se décentre peu à peu de la seule question des aléas – il est admis désormais que le « risque zéro » n’existe pas, même si l’on peut mieux anticiper et se protéger – pour investir le champ de ces vulnérabilités aussi complexes à déceler que difficiles à résorber. Les géographes tiennent pour acquis que les cartes de la vulnérabilité physique d’un territoire, à l’image de la première aire métropolitaine mondiale, celle de Tokyo (42 millions d’habitants) ou du « poumon économique » de l’Inde, Mumbai (22 millions d’habitants), recoupent fréquemment celles qui décrivent la précarité sociale ou le logement indigne2Cf. Rémi Scoccimarro, Atlas du Japon. L’ère de la croissance fragile, Paris, Autrement, coll. Atlas Monde, 2018.. La traduction de ces réalités en politiques publiques de lutte contre les conséquences humaines et sociales des risques est toutefois plus timide. Pour des raisons que l’on comprend : entrer dans le sujet sous l’angle des vulnérabilités finit par entraîner une analyse parfois sévère des responsabilités des pouvoirs publics ou des grandes entreprises… Si l’on sait mieux pourquoi on est vulnérable, que ne fait-on ce qu’il faut pour l’être moins face à l’accroissement des aléas environnementaux de toutes sortes dans le contexte du changement climatique ?
De nouvelles démarches
L’université catholique de Lyon (Ucly), en inaugurant sa nouvelle « Chaire Vulnérabilités » en octobre 2021, a proposé une première série de réponses. Dirigée par un conseil d’orientation croisant des compétences d’industriels (CNR, Vicat), d’universitaires et d’économistes, elle a pour propos, constatant « la crise systémique qui traverse notre temps », de « repenser la vulnérabilité comme élément essentiel de nos existences, de nos sociétés, et jusqu’à la totalité du vivant, ce qui remet radicalement en cause les imaginaires sociaux de la performance ainsi que l’idéal philosophique moderne d’un sujet tout-puissant et autonome ». Quatre axes de réflexion ont été définis autour d’approches anthropologiques, écologiques, juridico-politiques et socio-économiques, dont la tonalité est largement critique vis-à-vis des théories existantes du risque et de la vulnérabilité. Au point d‘évoquer un véritable vulnerability turn – une rupture conceptuelle, donc – à l’instar des chercheurs italiens Bernardini et Casalini, qui ont dirigé un important volume de la revue Metixis sur ce sujet3Cf. Maria Giulia Bernardini et Brunella Casalini (dir.), « Vulnerabilità: etica, politica, diritto », Metexis n°2, Rome, IF Press, 2018 (non disponible en français)..
Pour leur part, les universités de Lyon et d’Ottawa (Canada) – à travers l’École urbaine de Lyon que dirige le géographe Michel Lussault, d’un côté, et le Centre de recherche sur le futur des villes qu’anime le sociologue et anthropologue Vincent Mirza, de l’autre – préparent pour cet automne 2022 un séminaire international. Intitulé « Imaginer l’après », il s’appuie sur la mise en réseau de chercheurs et de territoires concernés par « la vulnérabilité en contexte post-catastrophe » en France, au Japon et au Canada4Le séminaire aura lieu du 6 au 8 octobre 2022. Renseignements et inscriptions auprès de l’École urbaine de Lyon. Cette initiative est également soutenue activement par la Fondation Jean-Jaurès.. Lyon et Ottawa sont liées, depuis janvier 2021, par une chaire commune consacrée à l’urbain anthropocène. Le programme de la chaire se fonde sur l’hypothèse que l’urbanisation généralisée du monde, que l’on observe depuis les années 1950, constitue le vecteur de l’accélération de l’entrée dans l’anthropocène. Il s’agit par conséquent de répondre aux enjeux urbains actuels, ainsi que ceux liés à l’urgence climatique, « en déployant une approche de recherche interdisciplinaire et novatrice, basée sur la co-construction des savoirs avec des partenaires académiques et communautaires, qui fasse émerger des outils communs et des solutions innovantes ». Quant aux partenaires japonais, ils ont été approchés dès l’automne 2018 par une délégation de chercheurs de l’université de Lyon, et des liens ont pu être tissés depuis lors avec plusieurs établissements universitaires ainsi qu’avec l’International Research Institute of Disaster Science implanté à Sendai (dans la région du Tōhoku, nord-est de l’île principale du Japon).
Si le cas du Japon, que l’anniversaire de la triple catastrophe du Tōhoku de mars 2011 a contribué à remettre sur le devant de la scène, vient rapidement à l’esprit, les désordres environnementaux se sont multipliés, ces dernières décennies, sur tous les continents et nécessitent une observation plus fine. Ces désordres se conjuguent en effet de plus en plus souvent avec des accidents industriels majeurs, comme celui de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi en 2011. Ils s’accompagnent de destructions infrastructurelles et du milieu naturel considérables, comme celles provoquées par l’ouragan Katrina en 2005, sur la côte sud des États-Unis, ou encore les incendies intervenus dans l’ouest du Canada à une échelle inédite, au cours de l’été 2021. Naturellement, le déclenchement de la pandémie de Covid-19, au début de l’année 2020, et l’ampleur des bouleversements qu’elle a provoqués au niveau planétaire ont mis l’accent sur l’impact considérable de ces catastrophes dans des domaines moins attendus que la santé : l’environnement, l’économie, la vie sociale, la culture, le sport, mais encore l’exercice de la démocratie. Ces événements, leur impact planétaire et les réactions d’opinions publiques sous le choc pourront-ils modifier de façon significative les modalités de « production de la ville », les techniques de prévention ou les processus de la décision publique, alors que les enjeux sont souvent bien identifiés par les experts et les milieux scientifiques, mais restent trop ignorés des décideurs ?
Gestion préventive et réponses post-catastrophes
La question reste en effet, en élargissant l’objet de la gestion préventive des risques et de leur perception par les habitants et les riverains, de voir comment une approche par les vulnérabilités peut impacter efficacement les politiques élaborées dans les territoires concernés, tant au plan réglementaire que dans les politiques plus « ordinaires » menées localement. Là encore, les initiatives diffèrent sur la forme mais convergent généralement sur le fond : les dystopsies constatées portent le plus souvent sur le statut des victimes, l’opacité des procédures d’indemnisation, les politiques de régulation mises en place et le rôle des acteurs locaux (habitants, associations, « petits » élus locaux, activités artisanales comme la pêche littorale), généralement écartés – ou minorés – lors des processus de concertation. Les dysfonctionnements et les vulnérabilités de certains territoires ou de catégories spécifiques de population relevés à l’occasion d’enquêtes montrent en effet que les hiérarchies traditionnelles se remettent rapidement en place une fois les effets de la catastrophe pris en compte. Elles produisent du reste les mêmes logiques décisionnelles et fréquemment les mêmes résultats, à l’image de la reconstruction de digues toujours plus hautes érigées sur la côte est du Japon après chaque événement dramatique. Celles-ci en effet n’ont guère empêché un nouveau séisme, intervenu le 16 mars dernier, de produire ses effets dévastateurs, malgré les dispositifs d’alerte qui ont permis de limiter le nombre des victimes, mais pas le volume des destructions matérielles. Quatre personnes ont tout de même été tuées et plus de cent autres blessées lors de cette secousse de magnitude 7,4 qui a secoué la côte du Tōhōku. L’épicentre du séisme s’est révélé très proche de celui de 2011, qui avait entraîné le tsunami meurtrier et la catastrophe de Fukushima. Qu’a-t-on appris de cette vulnérabilité dans l’intervalle ?
Comme le suggère Michel Lussault, « pour chaque type de vulnérabilité observée, il faut trouver l’approche appropriée. Ce que nous a enseigné la récente pandémie, par exemple, c’est que les personnes les plus vulnérables sont souvent celles qui, dans une société donnée, sont placées dans des positions particulières (personnes âgées, pauvres, minorités, etc.). Or, leur vulnérabilité rend la société sensible à des formes d’endommagement, même si elle ne souhaitait pas les connaître… ». Les nouvelles démarches engagées à Lyon ont ainsi pour objectif commun de contribuer à élaborer des politiques publiques plus inclusives, au-delà de la posture de l’expertise et du savoir-faire technique. Imaginer l’après ne sera pas un luxe après l’interminable séquence pandémique que de nouvelles menaces géopolitiques sont venues placer au second plan au printemps dernier. Car ces questions pourraient ne pas rester « secondaires » très longtemps.
- 1Ces désordres et événements concernent bien entendu l’ensemble de la planète, mais cette note s’inscrivant dans le cadre d’un projet de recherche, « Imaginer l’après », portant sur ces trois zones géographiques, seules celles-ci sont alors ici mentionnées.
- 2Cf. Rémi Scoccimarro, Atlas du Japon. L’ère de la croissance fragile, Paris, Autrement, coll. Atlas Monde, 2018.
- 3Cf. Maria Giulia Bernardini et Brunella Casalini (dir.), « Vulnerabilità: etica, politica, diritto », Metexis n°2, Rome, IF Press, 2018 (non disponible en français).
- 4Le séminaire aura lieu du 6 au 8 octobre 2022. Renseignements et inscriptions auprès de l’École urbaine de Lyon. Cette initiative est également soutenue activement par la Fondation Jean-Jaurès.