Japon : après l’échec du pouvoir conservateur aux législatives, quelle alternative ?

Alors qu’au Japon le parti conservateur était au pouvoir presque sans interruption depuis 1955, les élections législatives du 27 octobre dernier lui ont fait perdre la majorité absolue au Parlement. Pierre Gras, expert associé à la Fondation et auteur de Industrie nucléaire et démocratie. Le cas du Japon (Le Bord de l’eau, Fondation Jean-Jaurès, 2024), analyse les résultats et ses conséquences politiques, notamment pour le parti conservateur, tout en rappelant le rôle de celui-ci au Japon.

Les élections législatives du 27 octobre dernier au Japon ont constitué un camouflet pour le parti conservateur, au pouvoir presque sans interruption depuis 1955. Le Parti libéral-démocrate (PLD) a en effet perdu la majorité absolue à la Diète1Selon la constitution de 1947, la Diète (parlement japonais) est composée de deux chambres élues. La chambre des représentants ou chambre basse est composée de 465 membres élus pour quatre ans. 289 représentants sont élus au scrutin uninominal majoritaire à un tour par circonscription. Les 176 autres sont élus selon un système proportionnel par grandes régions. La chambre des conseillers ou chambre haute (une sorte de Sénat) est composée de 248 membres, élus pour six ans et renouvelés par moitié. pour la première fois en quinze ans.

Bien qu’il se soit retrouvé en grande difficulté au soir des élections sanctionnant la défaite de sa coalition, le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba a néanmoins décidé de rester à la tête du gouvernement, avec une majorité relative à la chambre basse. Le principal parti d’opposition, le Parti démocrate constitutionnel (PDC), ne dispose en effet que de 193 sièges sur 465, ce qui ne lui permet pas, étant donné les divisions de l’opposition, de prétendre gouverner.

Pour la presse japonaise, les électeurs ont choisi de punir le Parti libéral-démocrate, secoué par un énième scandale de corruption. « C’est une défaite cuisante pour le PLD et son partenaire de centre droit le Komeito », résume The Japan Times2Kanako Takahara, Kathleen Benoza, « Japan faces political upheaval after LDP – led coalition loses majority », The Japan Times, 28 octobre 2024.. Le bloc au pouvoir, avec seulement 215 sièges, a perdu la majorité absolue à la chambre basse. La coalition en détenait auparavant 279. « Ces élections ont été très difficiles pour nous », a concédé Shigeru Ishiba sur la chaîne de télévision TV Tokyo. Mais face à cette gifle électorale, c’est le responsable des élections du PLD, Shinjirō Koizumi, qui a démissionné dès le lendemain, et non le Premier ministre.

Une punition sans conséquences ?

Pour Japan Today, ces élections anticipées convoquées par le Premier ministre, quelques jours seulement après qu’il ait pris ses fonctions début octobre 2024, se sont retournées contre lui. « Ishiba avait plutôt espéré que leur déclenchement lui permettrait de renforcer son emprise sur le pouvoir », analyse l’hebdomadaire3Noriyuki Suzuki, « Ishiba’s high-stakes election gambit backfires », Japan Today, 28 octobre 2024.. « Au lieu de cela, son capital politique s’est étiolé, son poste de Premier ministre ne tenant désormais qu’à un fil ». Pour le quotidien libéral Asahi Shimbun, le message est sans équivoque : les électeurs japonais ont fait le choix de « punir le Parti libéral-démocrate » après l’affaire des « caisses noires », un scandale de corruption qui secoue le PLD depuis 20234« Coalition certain to lose majority in Lower House election », Asahi Shimbun, 28 octobre 2024.. Avant les élections, Shigeru Ishiba avait pourtant assuré que son parti voulait « repartir sur de nouvelles bases en tant que parti équitable, juste et sincère ». Lors d’un ultime meeting à Tokyo, il promettait même « un nouveau Japon », espérant appliquer son programme de renforcement de la sécurité et des forces d’autodéfense5Il s’agit de l’armée japonaise qui, selon les dispositions de la constitution de 1947, ne peut intervenir sur des champs d’opération à l’étranger, sauf opérations humanitaires., de soutien accru aux ménages à faibles revenus et de revitalisation des campagnes japonaises. L’actuel Premier ministre était cependant critiqué pour avoir fait marche arrière sur plusieurs sujets depuis son élection, comme la possibilité pour un couple marié de ne pas porter le même nom de famille, ou une plus forte taxation des plus-values. Il s’était également engagé à ne pas soutenir la campagne des membres du parti conservateur incriminés dans le scandale financier. Mais l’Asahi Shimbun a révélé que le PLD avait quand même versé 20 millions de yens (environ 122 000 euros) aux sections locales dirigées par les personnalités impliquées.

Rarement unanimes sur l’analyse de la situation politique au Japon, la presse internationale et les journaux nippons l’ont été au moins sur un point : le PLD est usé jusqu’à la corde par la corruption qui y règne depuis longtemps ainsi que par la pratique traditionnelle du parti conservateur consistant à organiser le gouvernement en fonction du poids respectif des différents « clans » qui le composent. En réalité, analyse la correspondante de la BBC à Tokyo, Shaimaa Khalil, « Ishiba et le PLD ont sous-estimé l’ampleur de la colère de la population et, plus important encore, sa volonté d’agir en conséquence6Shaimaa Khalil, « Japan’s politics gets a rare dose of upheaval after snap election », BBC, 28 octobre 2024. ». Il faut dire que « le cocktail était explosif » : « Un scandale de corruption concernant des dizaines d’élus du parti au pouvoir, accusés d’avoir empoché des millions de yens grâce aux recettes d’événements de collecte de fonds politiques, au moment même où les ménages japonais se débattent avec l’inflation […], des salaires stagnants et une économie atone », note la radio-télévision britannique7Ibid..

Toute la question était donc de savoir, début novembre, comment le PLD pouvait rester au pouvoir à l’issue d’une telle « claque ». Le parti conservateur est en effet contraint d’entamer des négociations difficiles avec des partis de l’opposition et de faire des concessions pour survivre, une situation rare pour lui, gage d’instabilité et d’interrogations multiples. Le Japon est pourtant depuis longtemps considéré à l’étranger comme un modèle de stabilité politique, un refuge pour les investisseurs et un partenaire diplomatique fiable dans une région Asie-Pacifique de plus en plus instable. Ajoutée à l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le 5 novembre, la nouvelle ne pouvait que sonner comme un très sérieux avertissement pour la politique extérieure japonaise, vu notamment son environnement régional complexe (Chine, Corée du Nord, Taïwan, etc.). Après l’échec électoral du 27 octobre dernier, la monnaie nippone a d’ailleurs nettement décroché, chutant de 1%, à 153,77 yens pour un dollar, son plus bas niveau en trois mois8Noémie Taylor-Rosner, « Législatives. “Chaos politique” au Japon : le parti au pouvoir perd la majorité absolue pour la première fois en quinze ans », Courrier International, 28 octobre 2024..

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Un héritage de l’occupation américaine

Le Parti libéral-démocrate (Jiyūminshutō, souvent abrégé en Jimintō) est le plus puissant parti politique japonais et la principale force de droite et conservatrice du pays. Formé en novembre 1955, afin de contrer la montée du Parti socialiste japonais, par la fusion des deux principaux partis de centre-droit, jusqu’alors opposés et qui dominaient la vie politique japonaise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le PLD absorbe donc deux formations :

  • le Parti libéral, fondé en 1945 par d’anciens cadres politiques des deux grands partis constitutionnels d’avant-guerre, dominé à partir de 1946 par Shigeru Yoshida, au pouvoir de 1946 à 1947 et de 1948 à 1954. D’inspiration libérale et fermement anticommuniste, il mettait l’accent sur la reconstruction économique et industrielle du Japon comme meilleur moyen de restaurer la crédibilité du pays sur la scène internationale (ladite reconstruction devant être encadrée par l’État selon une acception keynésienne) et poussait l’interprétation pacifiste de la Constitution au plus loin (délégation de la souveraineté diplomatique et militaire aux États-Unis, notamment) ;
  • le Parti démocrate du Japon – à ne pas confondre avec l’actuel Parti démocrate constitutionnel, principal adversaire du PLD –, fondé en novembre 1954 par Ichirō Hatoyama. Situé plus au centre que le Parti libéral, il était moins concentré sur les dossiers économiques et davantage sur les questions sociales et diplomatiques. Favorable au retour du Japon sur la scène internationale et à la réconciliation nationale, notamment par le biais de l’amnistie de certains criminels de guerre, tout en soutenant activement l’alliance américaine, ce parti entendait également développer la coopération asiatique et n’était pas hostile à l’ouverture de relations diplomatiques avec l’URSS (ce qui sera fait en 1956).

Des années 1950 aux années 1970, la CIA aurait dépensé des dizaines de millions de dollars pour favoriser cette fusion au bénéfice d’un grand parti de droite et pour tenter d’influencer les élections afin de favoriser le PLD contre les partis de gauche, socialistes et communistes confondus, bien que cela n’ait été révélé qu’au milieu des années 1990 par le New York Times. De fait, le PLD a pratiquement toujours gouverné le Japon depuis sa création, sauf pendant un intermède de dix mois entre 1993 et 1994, et pendant trois ans après sa défaite aux élections législatives de 20099Ainsi, il était dans l’opposition au moment de la « triple catastrophe » du Tōhoku, comprenant l’incendie de deux réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, en mars 2011, ce qui lui a permis de mener une violente campagne contre le nouveau gouvernement social-démocrate qui était chargé, bien malgré lui, des suites dramatiques de cette catastrophe.. Le PLD se compose aujourd’hui de factions de différentes sensibilités idéologiques, allant de l’ultralibéralisme à l’extrême droite, constituées autour d’une figure puissante du parti ralliant autour d’elle un grand nombre d’élus. Le parti entretient de solides connivences avec la haute administration et les grandes entreprises privées, ce qui, conjugué à un fort taux d’abstention, lui permet de dominer la vie politique japonaise depuis des décennies.

Par ailleurs, au Japon, la politique a toujours été une affaire de famille. Loin de s’améliorer avec le temps, cette tendance s’est au contraire affirmée au cours des dernières décennies10Jeremy Masse, « Ces clans qui gouvernent le Japon », Asialyst, 13 juillet 2016.. Le nombre de familles détenant plusieurs sièges parlementaires dans les deux chambres a augmenté : de treize en 2000, ce chiffre a grimpé à dix-sept trois ans plus tard. Au sein du PLD, plus de la moitié des élus ont ainsi « hérité » de leur siège. Au Japon, rappelons-le, faire carrière en politique coûte très cher, et les « alliances d’alcôve » (mariages arrangés entre membres de familles puissantes) ont permis aux politiciens de droite d’assurer le financement de leurs campagnes et de pérenniser leur lignée. Ce pouvoir politique se perpétue à travers les quatre « dynasties » (clans) qui dominent la vie politique depuis plus d’un demi-siècle. Comment, dans ces conditions, transformer les systèmes de décision ? Pour l’économiste Nobuo Ikeda, « ce système héréditaire est une conséquence des nombreux obstacles pour intégrer la classe politique au Japon. Ainsi les salariés ordinaires n’ont-ils quasiment aucune chance d’en faire partie…11Ibid. ». Enfin, les liens d’une partie de la classe politique avec les sectes, les organisations d’extrême droite toujours actives dans le Japon contemporain, voire avec les chefs yakuzas, qui assurent parfois le service d’ordre et d’autres sortes de service aux membres du parti, sont régulièrement dénoncés12L’ancien Premier ministre Shinzō Abe a été assassiné quelques mois seulement après son départ, le 8 juillet 2022, dans des conditions mettant en lumière ses liens avec la secte Moon., sans pour autant faire évoluer le « système », le PLD étant reconduit au pouvoir à chaque nouvelle élection – la seule incertitude portant sur le fait de savoir quel clan sera dominant dans la composition du gouvernement.

Quelles perspectives pour l’opposition ?

Si les formations de l’opposition peuvent se targuer d’un net progrès lors de ces dernières élections législatives, après des années de stagnation, elles sont encore loin de trouver un terrain d’entente entre elles pour espérer former une coalition. Le Parti démocratique constitutionnel, principale force d’opposition parlementaire, semble le plus favorisé par ce vote de rejet du pouvoir conservateur. Son dirigeant, l’ancien Premier ministre Yoshihiko Noda, désigné lors de la parenthèse sociale-démocrate à la tête du gouvernement entre 2009 et 2012, critique sans relâche la politique du PLD « consistant à mettre en œuvre rapidement des mesures pour ceux qui leur donnent beaucoup d’argent »13France 24 via AFP, « Législatives au Japon : le parti au pouvoir perd sa majorité », 27 octobre 2024.. S’il est contesté par le Parti communiste japonais, traditionnellement pacifiste et antinucléaire, et les petites formations de gauche ou écologistes non représentées à la Diète, une majorité de Japonais font confiance à Yoshihiko Noda, dont le positionnement « n’est pourtant pas si différent de celui du PLD », analyse Masato Kamikubo, professeur de sciences politiques à l’université Ritsumeikan de Kyoto : « C’est fondamentalement un conservateur, à la politique très pragmatique14Le Monde avec AFP, « Élections législatives au Japon : le parti au pouvoir perd sa majorité, celle de sa coalition en suspens », 27 octobre 2024. ». Pour le moment, en tout cas, il n’est pas encore en situation de reprendre le pouvoir d’entre les mains du PLD.

L’une des incertitudes pour les années qui viennent est liée au vote des jeunes, plutôt conservateur au Japon, et à celui des femmes dont la présence à la Diète, très faible, s’améliore peu à peu, puisque les dernières élections législatives leur ont donné une représentation inédite de 16% à la chambre basse, tous partis confondus15Terriennes avec AFP, « Au Japon, la longue marche des femmes en politique », 13 novembre 2024. Le Japon se classe 118e sur 145 pays documentés dans le rapport 2024 du Forum économique mondial sur l’écart entre les sexes dans le monde.. Sauf bouleversement majeur des équilibres dans ce domaine ou situation extérieure exceptionnelle, le PLD pourrait ainsi prolonger son emprise sur l’archipel, au grand dam de ceux qui voudraient le faire évoluer ou le moderniser. Mais son délitement politique et le vieillissement de la plupart de ses dirigeants historiques pourraient changer la donne à moyen terme. La place laissée aux migrants – dont l’économie japonaise aura de plus en plus besoin, étant donné le vieillissement démographique du pays –, les discriminations de genre, ainsi que les stratégies énergétiques et les recettes ultra-libérales qui marquent le Japon depuis trente ans constituent peut-être les clés de cette évolution qui a tout de même peu de chances d’être brutale. Au cours de la campagne législative, l’une des futures députées du PLD, Jun Mukoyama, a dû faire face à cette question récurrente de la part des électeurs : « Si vous êtes élue, qui s’occupera de votre enfant ? ». « Une question qu’on ne poserait pas à un candidat masculin », remarque la quadragénaire, qui avait suivi, avec son mari, un traitement de fertilité. « C’est contre ce genre de remarque que j’ai précisément décidé de devenir politicienne », insiste-t-elle16Ibid.. Il y a manifestement encore du pain sur la planche.

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