Si les catastrophes marquent durablement les esprits, comment le travail dit de mémoire peut-il être efficace en termes de résilience et ne pas être l’objet d’instrumentalisation, voire de déni concernant certains aspects des événements en question ? Pierre Gras analyse ici le rapport du Japon à la mémoire de ses catastrophes en général, et tout particulièrement de celle de 2011 – le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima.
La mémoire des catastrophes, particulièrement mise en avant au Japon, contribue-t-elle à renforcer la résilience des communautés concernées ? Un récent séjour de recherche dans la région du Tōhoku sinistrée au cours de la triple catastrophe du Tōhoku de mars 2011 m’a permis de mesurer le décalage existant entre cette volonté de résilience et les risques d’instrumentalisation, voire de manipulation de cette mémoire. Si le cas des écoles de la côte du Sanriku, au nord-est de Tokyo, conservées à l’état de ruine après le tsunami pour édifier les générations futures, et celui du « musée de la catastrophe » à Futaba, non loin de Fukushima, sont emblématiques de ces contradictions, l’expérience de la ville de Kesennuma offre une perspective singulière en matière de résilience de la part des habitants.
Des précédents historiques inquiétants
Au cours de son histoire moderne, et à tout le moins au cours du XXe siècle et au début du suivant, le Japon a été soumis à des événements naturels ou technologiques (séismes, tsunamis, typhons, accidents industriels ou nucléaires, incendies, etc.) qui ont bouleversé la société et ébranlé les certitudes d’un pays qui constitue la troisième puissance économique mondiale. Ces événements ont fait – et font toujours – l’objet de célébrations et de commémorations officielles. Ils se traduisent également par des mémoriaux, des musées ou des « lieux de mémoire1Au sens de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997, 3 volumes. » nombreux, honorés par les plus hautes autorités et la population. Mais cet apparent consensus sur la nécessité d’une mémoire vive que les destructions de Hiroshima et de Nagasaki, en août 1945, ont à jamais inscrite dans l’identité du Japon cache en réalité de fortes contradictions. Ainsi le centenaire du séisme qui fit plus de cent mille victimes à Tokyo le 1er septembre 1923, commémoré tout récemment, occulte-t-il depuis l’origine d’autres faits dramatiques : le massacre de 2 500 à 6 000 Coréens résidant au Japon, ainsi que de plusieurs centaines de Chinois et d’opposants politiques japonais auxquels la rumeur attribuait les incendies et l’empoisonnement des réserves d’eau potable. Il a fallu attendre 1973 pour qu’une stèle soit érigée en mémoire de ces victimes « collatérales » innocentes dans l’arrondissement de Sumida, où peuvent se recueillir leurs descendants. Après le séisme de Kobe, en 1995, et même la catastrophe du Tōhoku, en 2011, de nouvelles rumeurs avaient circulé, alimentées par des mouvements d’extrême droite et commentées ainsi par l’actuelle gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike : « Les faits historiques peuvent faire l’objet de diverses interprétations, c’est aux historiens d’y réfléchir2Cf. Le Monde du 1er septembre 2023. ». Mais de fait, les historiens s’en saisissent assez peu et le phénomène mémoriel n’a guère fait l’objet jusqu’à présent d’analyses scientifiques ou politiques approfondies au Japon, où domine encore « une tendance forte et croissante à détourner le regard des aspects négatifs de l’histoire3Ibid. ».
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Abonnez-vousLe cas emblématique des écoles du Sanriku
L’enquête de terrain menée à la fin du mois de mars 2023, avec deux collègues de l’International Research Institute of Disaster Science (Irides) de l’université du Tōhoku, basé à Sendai, visait à évaluer les représentations actuelles des risques chez les habitants des secteurs les plus affectés par le tsunami de 2011. Elle a permis de mieux identifier l’importance des questions mémorielles. La première partie de l’investigation s’est déroulée sur la côte du Sanriku, au nord-est de Sendai. À l’entrée du Tsunami Memorial Park d’Ishinomaki, le visiteur est accueilli par le slogan Ganbato Ishinomaki (« Persévérance, Ishinomaki ! »). Des vagues de près de sept mètres de haut ont totalement dévasté le littoral, comme en témoigne un mât érigé à proximité des ruines d’une maison dont l’emprise au sol a été conservée, y compris la pièce d’eau et les toilettes, auxquels les Japonais accordent une grande importance – la référence au Dieu de l’eau (mizuno kami) est partout présente4Le terme kamisama fait référence aux divinités responsables de nombreuses manifestations célestes ou terrestres présentes dans la culture et dans la religion Shintō..
Un grand parc a été aménagé là où se trouvait un quartier dense de 4 200 habitants, situé plus bas que le niveau de la mer, dont il ne reste pratiquement rien. Depuis 2017, avant même l’ouverture du mémorial, soixante mille arbres ont été replantés, en lien avec les habitants et les entreprises de la région, de façon à témoigner de la solidarité du corps social mais aussi à restaurer la nature côtière réduite à néant par les flots déchaînés. Il est prévu de planter cent mille arbres, des espèces résistantes (épineux, cèdres, conifères, etc.), dont la diversité doit contribuer à effacer l’image de désolation résultant du tsunami. Un modeste autel est disposé au milieu du parc en hommage aux victimes. Les fleurs présentées sur l’autel sont encore fraîches, l’anniversaire du 11 mars n’est pas si loin. Trois petits mémoriaux ont été aménagés sur le site, établis dans des préfabriqués : le premier est géré par la communauté (les habitants), le second par la commune et le troisième par la préfecture de Miyagi. Ils sont rassemblés par un label symbolisé par un logo curieusement proche de celui de l’Unesco, surmonté d’une vague menaçante… Ce label a son importance. Même s’ils sont nombreux au Japon, et particulièrement dans le Tōhoku, les mémoriaux ne peuvent pas être aménagés sans conformation à des règles communes.
Le cas des écoles est très sensible, s’agissant d’enfants ou d’adolescents qui sont le « bien » le plus précieux que les familles aient eu à perdre. Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses écoles frappées par le tsunami aient été conservées par les communes dans l’état où la catastrophe les a laissées, la plupart du temps à la demande des familles. L’école primaire Kadonowaki, à Ishinomaki, est un cas relativement heureux. Ses trois cents élèves se sont protégés pendant le séisme comme on le leur a enseigné et ont ensuite été évacués sans dommage, le relief proche présentant des solutions de repli adéquates. Il n’y a pas eu de victime parmi les élèves. Aujourd’hui, le bâtiment de style années 1930, auquel est adjoint un édifice rénové (un ancien gymnase), témoigne de la violence du choc et de l’incendie qui a suivi le tsunami et achevé de détruire de nombreux bâtiments. 420 morts ont néanmoins été dénombrés le 11 mars et dans les jours qui ont suivi parmi la population du quartier.
Autre école, autre drame. Les ruines de l’école élémentaire Okawa, dans un autre quartier d’Ishinomaki, offre un singulier contraste avec l’établissement précédemment visité. Soixante-quatorze enfants et dix de leurs professeurs ont perdu la vie lors du tsunami, du fait d’une mauvaise interprétation des consignes d’évacuation et de désaccords au sein de l’équipe pédagogique de l’école pour les appliquer, qui auraient retardé le moment d’évacuer alors qu’un haut talus forestier, que connaissaient bien les enfants, se trouvait à proximité. « Pour garder vivante la mémoire des lieux et des personnes et en tirer des leçons pour l’avenir », indique sobrement le petit dépliant de présentation du site, « la commune d’Ishinomaki a conservé l’école sous la forme d’un mémorial de la catastrophe qui donne l’occasion aux visiteurs de réfléchir au sens de la vie ». Cette situation exceptionnelle a engendré une violente polémique avec les familles des victimes et un procès a finalement eu lieu, des années après, pour tenter d’établir plus précisément les responsabilités. Un cas de figure plutôt rare en l’espèce. Des panneaux d’information destinés au public ont été installés face à l’école en grande partie détruite. Rédigés en japonais et en anglais, d’une grande dignité qui laisse poindre la légitime colère des parents d’élèves, ils témoignent d’une histoire poignante dont le souvenir n’est pas près de s’éteindre. « Beaucoup de gens visitent ce lieu avec de belles pensées. Beaucoup de gens nous ont aidé à prendre de la distance. […] À présent, laissons cet endroit constituer une passerelle pour permettre à chacun de trouver un nouvel avenir, c’est ma prière », écrit un parent d’élève5Témoignage figurant sur l’un des panneaux d’information et repris par le dépliant édité par la commune..
Au-delà des familles les plus éprouvées, l’ensemble de la communauté des habitants reste préoccupé par l’avenir. Les prochains grands séismes attendus sur le littoral du Tōhoku pourraient causer jusqu’à 160 000 victimes, selon les estimations de spécialistes. Certains résidents n’hésitent pas à exprimer leur inquiétude vis-à-vis de la capacité des autorités à évacuer convenablement un nombre croissant de personnes en cas de nouveau tsunami géant. La mémoire des files d’automobiles piégées dans des embouteillages en direction des points hauts de la géographie locale reste dans tous les esprits. Expliquer et faire connaître les meilleures voies d’évacuation demeure pour l’heure la solution retenue prioritairement par les autorités, même à l’abri des hautes digues de béton qui hérissent désormais le littoral du Sanriku.
Plus au nord, le long de la même côte, à Kamaishi, se trouve le mémorial d’Unosumai dédié aux victimes du tsunami. Six cents noms alignés sur une stèle noire en forme d’ellipse. Un monument sobre et digne, qui n’est pas sans évoquer, par sa forme et sa couleur, le célèbre mémorial aux soldats américains tombés au Vietnam érigé en 1982 à Washington. Quatre conseils adressés au visiteur figurent à proximité en guise d’épitaphe : se préparer, fuir, ne pas revenir, transmettre. La dernière injonction – transmettre – est systématique au Japon. « Il faut vivre avec le risque, avec l’océan et avec la nature, vivre ensemble, enseigner aux enfants et apprendre des catastrophes, car notre existence en dépend », souligne ainsi l’information donnée aux visiteurs. Un discours édifiant sur la manière d’aborder la mémoire des catastrophes, d’accepter les leçons de la nature, qui ne questionne pas, ou rarement, les possibilités d’y échapper ou d’explorer des voies alternatives pour les prévenir.
Fuir Fukushima
Au sud-est de Sendai, cette fois, deux jours plus tard, nous nous rendons à Namie, dans la périphérie de Fukushima. L’école élémentaire Ukedo est située en limite du rivage du Pacifique, au cœur de la zone de six kilomètres de profondeur dévastée par le tsunami, située au nord de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, que l’on devine à l’horizon à travers la brume. Les premiers reliefs sont assez loin. Une centaine d’élèves et leurs professeurs travaillaient sur place lorsque l’alerte « tsunami » a été donnée le 11 mars, assez tôt pour permettre une évacuation rapide. Grâce au sang-froid des éducateurs, avec l’aide de parents venus sur place avec leur véhicule, il n’y a pas eu de victimes. En revanche, l’alerte « irradiation », pour des raisons de communication et de rupture des lignes électriques après le tsunami, n’a pas été reçue correctement dans le village. Et quand les premières informations sont parvenues, Tepco et les autorités officielles se contentaient d’indiquer : « Des études sont en cours pour évaluer les risques… » Quoi qu’il en soit, le village de pêcheurs de Namie a été entièrement détruit et la ville pratiquement abandonnée. Seul le port a été reconstruit sous protection d’une digue, car la pêche est vitale pour toute la région sur le plan économique.
L’effet de la visite de l’école est plus démonstratif que les efforts déployés par les simulations vidéo pour reconstituer le déroulement des événements. Portes et fenêtres soufflées comme sous l’effet d’une bombe. Plafonds effondrés, parquets tordus sous la pression de l’eau. Les objets ordinaires du quotidien d’une école, tables, chaises, ordinateurs, jeux, ont été ramenés à leur place après avoir été brinquebalés dix fois dans l’espace d’une classe, d’un couloir ou du bâtiment. Le gymnase, les vestiaires, la cantine et même le volume réduit des toilettes ont subi le même traitement jusqu’à la hauteur du deuxième étage. Toutefois les vagues, qui ont atteint quinze mètres de haut, ne sont pas venues à bout de la structure en béton qui a plutôt bien résisté. C’est pourquoi l’école, à peine nettoyée, semble figée dans le temps, jusqu’à l’horloge extérieure restée en place au sommet d’un escalier de secours, dont les aiguilles marquent exactement l’heure de l’impact le 11 mars 2011 : 15 h 35.
L’école a été conservée alors qu’aucun événement mortel ne s’y est déroulé – en l’absence d’éléments tangibles sur les effets à moyen terme de l’irradiation liée à l’accident nucléaire de Fukushima. Pour justifier l’exemplarité de l’évacuation et « positiver », si c’est possible, le souvenir de ces événements ? « En repensant à ce jour, ce n’était pas un miracle que nous ayons pu tous nous sauver », écrit ainsi une main anonyme dans le document remis aux visiteurs. « C’est le résultat d’une prise de décision rapide et précise et d’un travail d’équipe. Notre école a toujours accordé une grande importance […] à la préparation aux catastrophes potentielles. En lisant ceci, nous espérons que vous serez inspiré par cette expérience que vous pourrez rapporter à votre propre communauté. Nous serions heureux si cela pouvait vous aider à apporter un changement positif dans votre région ». À l’étage de l’école, une grande maquette, réalisée par un professeur de l’université de Kobe en collaboration avec des résidents, reconstitue le village de pêcheurs disparu et aide à faire le lien avec ce qui reste de l’ancien paysage côtier. Des messages écrits à la craie sur un tableau par d’anciens élèves ou des familles de passage font écho à cette vie à jamais perdue, dont la mémoire se transmet néanmoins, plus de douze ans après les événements.
Nous visitons également le musée de Futaba, « musée mémorial du Grand tremblement de terre de l’Est du Japon et de l’accident nucléaire de Fukushima », ouvert en 2020, dont une partie est consacrée à la dimension nucléaire de la catastrophe (il a été largement financé par Tepco, l’opérateur de la centrale). La scénographie épouse la forme du bâtiment en spirale et le déploiement d’outils numériques est efficace et pédagogique, mais le musée n’ouvre pas sur des questions sensibles comme la responsabilité de l’accident nucléaire ou les choix de localisation d’un tel équipement dans une région régulièrement frappée par des tsunamis. Sa visite laisse un goût amer. Le musée a le mérite de donner la parole à des voix critiques, comme celle de Yoshihiro Takada, directeur adjoint du Bureau régional de développement et des affaires environnementales au moment de la catastrophe : « Quand nous sommes arrivés au centre de commandement d’Okuma, un ordre d’évacuation était attendu. Quand l’ordre est tombé et s’est limité dans un premier temps à un périmètre de dix kilomètres autour de la centrale nucléaire, le centre d’opérations lui-même s’est trouvé à l’intérieur du périmètre d’évacuation. Je réalisais alors que cet accident était impensable et impensé auparavant. Ce dont je me souviens particulièrement est l’état de pauvreté des communications. […] Si j’avais eu l’information en temps utile, j’aurais pu agir différemment. C’est un immense regret… ». Mais il en résulte que le traitement différencié de l’évacuation des résidents – cadres, ouvriers de la centrale, personnes âgées ou isolées, familles avec enfants – a accentué les inégalités sociales, provoquant frustration et ressentiment, sans pourtant susciter de grands changements dans la gestion de l’après-catastrophe.
Résilience ou manipulation ?
De manière synthétique, il résulte de cette enquête de terrain menée au Japon et des réflexions croisées avec les chercheurs intéressés que la mémoire des catastrophes ne peut constituer un outil de résilience que si les conditions sont effectivement réunies. Une étude menée sous l’égide de la Croix-Rouge française (qui ne porte toutefois pas sur le Japon) indique ainsi : « Pour que la mémoire des catastrophes favorise la résilience, elle doit être active. Pour cela, un travail d’entretien de la mémoire et une attention portée aux processus d’enregistrement et de mémorisation seraient cruciaux […]. Elle serait à co-construire en amont de la catastrophe, c’est-à-dire comme une résilience proactive avec la participation des acteurs concernés (autorités, populations, acteurs de la prévention et gestion de catastrophes)6Francisca Espinoza, « La mémoire des catastrophes, un levier pour la résilience collective ? » (synthèse), Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale, 2020.. » Et l’étude d’insister : la participation des autorités publiques est indispensable. C’est peut-être là que le bât blesse. Car le résultat de cette implication se traduit fréquemment par des « oublis » et une interprétation à caractère inductif des enseignements à tirer des catastrophes, sur le mode : « Pour qu’une telle catastrophe ne produise pas les mêmes effets, voici ce qu’il faut en retenir, de façon à ce que vous puissiez être coresponsables de son issue… ». Or, une telle approche des actions mémorielles soulève de nombreux problèmes, et la parole des victimes n’y trouve pas toujours son compte, gommant au passage la grande diversité de ces mémoires et leur caractère parfois conflictuel. Une vraie résilience sociétale, conçue comme un processus collectif partagé, engage en effet la participation et la responsabilité de tous les acteurs concernés, et l’étude met en garde sur un « usage du discours de la résilience » qui chercherait à rendre responsables les populations de leurs malheurs et de leur avenir, dédouanant de cette manière les responsabilités gouvernementales ou privées.
L’historien des idées Tzvetan Todorov rappelle à juste titre que la mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli : « Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation. La mémoire est donc, toujours et nécessairement, une interaction entre les deux7Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, éditions Arléa-Le Seuil, 1995.. » En sacralisant la mémoire ou au contraire en contribuant à son effacement au bénéfice d’une « histoire officielle », les sociétés risquent de rendre la mémoire stérile, en conséquence de quoi elles ne seront plus capables d’aider à penser le présent et le futur autrement qu’en ressassant ou en réécrivant le passé. Todorov explique au contraire que le devoir de mémoire ne peut être légitime tant que la question de sa finalité n’est pas résolue… Les risques d’instrumentalisation ou même de manipulation sont bien réels, dès lors que la population n’est pas placée au centre du processus mémoriel et que les choix politiques de reconstruction ne sont pas suffisamment partagés. Il a ainsi fallu une conviction particulière aux élus locaux et aux habitants de Kennesuma pour que cette commune de la côte du Sanriku ne soit pas cernée par une digue de béton de près de quinze mètres de haut, tant la pression des grands groupes du BTP et autres lobbies de la reconstruction était forte auprès des autorités publiques, comme cela a été le cas par exemple après le séisme de Kobe ou d’autres sinistres de grande ampleur.
Cette ville de soixante mille habitants s’était pourtant engagée d’elle-même dans la protection contre les tsunamis bien avant 2011. Des scénarios de risques avaient été discutés avec les citoyens, des simulations, des cartes et des exercices d’évacuation avaient été réalisés. Néanmoins, ce travail de fond a peut-être donné l’illusion d’une préparation à tous les cas de figure, car certains habitants avaient jugé inutile d’évacuer des zones connues comme inondables le jour de la catastrophe. C’est ce qui a coûté la vie à 1 246 d’entre eux le 11 mars 2011. Néanmoins, la ville a refusé par la suite l’édification d’une immense digue qui aurait à la fois balafré le paysage et rendu impossible la relation à la mer, décisive pour cette ville portuaire, sans pour autant garantir la sécurité des terrains situés à l’arrière de la digue (les vagues du tsunami de 2011 ont atteint jusqu’à 25 mètres de haut). Elle a négocié jusqu’au bout les modalités de reconstruction avec l’État. Des habitants qui avaient vécu la catastrophe demandaient que les digues soient encore plus hautes, de façon à « éliminer définitivement le problème ». Mais la plupart se sont fermement opposés à un tel projet : « Ce serait comme vivre en prison, au milieu de murs en béton », « nous ne verrions même plus la mer », « il n’y a aucune nécessité de combler les plages et les rivages »8Cf. nippon.com, « Nous vivrons avec la mer : comment Kesennuma se protège du tsunami », article mis en ligne le 11 mars 2021., etc.
En dépit des souffrances vécues et d’une mémoire toujours très vive de la catastrophe, l’attachement des habitants à l’océan est resté extrêmement puissant. Il a fallu sept ans pour que les projets de protection/reconstruction, comportant des aménagements adaptés et des digues plus modestes, prennent en compte leurs attentes. La mémoire collective a joué son rôle : les ruines d’un lycée frappé par le tsunami ont été préservées en l’état comme « vestige » de la catastrophe, afin que toutes les leçons en soient tirées. Mais pas à n’importe quel prix.
- 1Au sens de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997, 3 volumes.
- 2Cf. Le Monde du 1er septembre 2023.
- 3Ibid.
- 4Le terme kamisama fait référence aux divinités responsables de nombreuses manifestations célestes ou terrestres présentes dans la culture et dans la religion Shintō.
- 5Témoignage figurant sur l’un des panneaux d’information et repris par le dépliant édité par la commune.
- 6Francisca Espinoza, « La mémoire des catastrophes, un levier pour la résilience collective ? » (synthèse), Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale, 2020.
- 7Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, éditions Arléa-Le Seuil, 1995.
- 8Cf. nippon.com, « Nous vivrons avec la mer : comment Kesennuma se protège du tsunami », article mis en ligne le 11 mars 2021.