Retraites : ce que la réforme de 2014 nous dit de celle de 2023

Alors que s’achève le processus parlementaire du projet de loi de réforme des retraites, l’Observatoire du dialogue social de la Fondation met en perspective à la fois le contenu et la méthode de cette réforme avec ceux de la loi de 2014 portée par Marisol Touraine dans le gouvernement Ayrault.

Alors que la réforme des retraites proposée par le gouvernement franchit une nouvelle étape parlementaire, l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès a souhaité publier cette note concernant la question des retraites. Analyse pertinente sur la réforme actuelle, cette réflexion sur les processus d’élaboration et de dialogue propose un retour utile sur la loi de 2014 portée par Marisol Touraine. Elle s’arrête notamment sur la méthode radicalement différente initiée à l’époque par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, aussi bien sur le contenu de la réforme que sur la manière de la faire aboutir. Un éclairage indispensable, qui vient nous rappeler qu’il est toujours possible, quand on en a la volonté, de réformer sans brusquer. À méditer.

Jean Grosset

Depuis trente ans, les réformes de notre système de retraites se sont succédé à un rythme soutenu. La réforme de 1993 du gouvernement Balladur a essentiellement porté sur le niveau des pensions, et plus spécifiquement sur leur évolution, avec l’introduction d’une indexation sur les prix (et non plus sur les salaires) engageant une longue diminution du taux de remplacement des retraites.

Depuis 2003, l’axe privilégié a été celui de l’âge de départ à la retraite, soit par recul de l’âge légal de départ à la retraite, soit par un accroissement du nombre d’annuités nécessaires pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein. Mais si toutes les réformes récentes ont eu pour effet de reculer l’âge de départ moyen effectif à la retraite (qui est passé, sur l’ensemble des régimes obligatoires, de 60,5 ans en 2010 à 62,3 en 2020), elles se distinguent les unes des autres autant sur la forme que sur le fond.

Il en est ainsi, d’une part, de la réforme, présentée par Jean-Marc Ayrault le 27 août 2013, qui est devenue, après une longue et nourrie bataille parlementaire menée par Marisol Touraine, la loi du 20 janvier 2014 et, d’autre part, de la loi présentée par le gouvernement en conseil des ministres fin janvier 2023 et qui vient d’être « discutée » devant l’Assemblée nationale, puis adoptée en première lecture par le Sénat.

Force est de constater que la première a suscité beaucoup moins d’oppositions que l’actuel projet de réforme, même après les aménagements apportés par le gouvernement au projet initial. Trois causes nous paraissent expliquer cette différence de perception : l’opinion s’interroge aujourd’hui sur la nécessité de la réforme portée par le gouvernement, alors que ce n’était guère le cas dix ans auparavant ; les modes de préparation de ces deux réformes ont été radicalement différents ; enfin, sur le fond, le projet actuel paraît déséquilibré et injuste, critique qui ne pouvait porter sur la loi de janvier 2014.

La réforme portée par le gouvernement est-elle nécessaire ?

C’est évidemment la première question que se posent les Français. En raison d’un contexte économique très différent, elle ne se pose pas du tout de la même façon en 2013 et en 2023.

En 2013, le besoin de financement était annoncé à 21 milliards d’euros à l’horizon 2020 et à 27 milliards à l’horizon 2035. Rapport après rapport, le Conseil d’orientation des retraites (COR) disait la nécessité d’une réforme de fond. L’opposition la réclamait, et l’opinion la considérait comme inéluctable.

En 2023, les chiffres sont d’un autre ordre de grandeur. Dans son étude d’impact, le gouvernement précise que, dans le scénario central du COR, le système de retraite serait assez nettement déficitaire à l’horizon 2030, avec un solde de 14 milliards d’euros. Mais, précision importante, ce solde aurait tendance à se réduire à partir de 2030-2035. Dès la présentation de sa réforme, le gouvernement d’Élisabeth Borne s’est donc vu opposer l’absence de nécessité de cette réforme. Il a depuis été incapable d’en convaincre l’opinion, et ce d’autant que des voix autorisées se sont exprimées pour émettre, avec des arguments très pertinents, leurs doutes. On renverra ici à l’audition du président du COR devant l’Assemblée nationale le 19 janvier 2023.

Des processus d’élaboration de la réforme radicalement différents

Le cadre de la réforme

En 2012, la concertation et le dialogue nourri avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs sont le maître mot du nouveau gouvernement, comme en témoigne la première grande conférence sociale de juillet 2012. L’une des premières mesures importantes du quinquennat, issue du dialogue avec les organisations syndicales de salariés, vient d’ailleurs corriger l’une des injustices créées par la réforme de 2010 du gouvernement Fillon, en rétablissant le droit à partir en retraite à 60 ans pour celles et ceux qui ont commencé à travailler très jeunes et qui peuvent justifier des annuités nécessaires pour bénéficier d’une retraite à taux plein (les carrières longues). C’est le signe d’une volonté de remettre plus de justice sociale dans notre système de retraites, qui devra composer avec le redressement des comptes.

À l’inverse, dès 2017, les relations entre le gouvernement et les organisations syndicales de salariés deviennent rapidement plus rares et difficiles. Le candidat Emmanuel Macron avait défendu une grande réforme structurelle : la mise en place d’un régime universel. Devenu président de la République, il ouvre une très large concertation et s’oppose même, contre ses proches, à l’introduction de mesures paramétriques d’équilibre (le fameux âge pivot) afin de ne pas polluer la pureté de sa réforme. Malgré cela, d’importants mouvements sociaux naissent ici et là dès la fin 2019, avant que le confinement n’entraîne finalement l’abandon subit de la réforme.

En 2022, le candidat Macron annonce une nouvelle réforme. Elle prend le contre-pied de la précédente : dénuée d’effet systémique, et donc purement paramétrique. Le projet annoncé pendant la campagne présidentielle reste alors vague sur son contenu. Surtout, il n’explique jamais la nécessité d’une telle réforme. Le contenu de la réforme ne sera précisé qu’en janvier 2023. 

L’élaboration de la réforme

Le projet de loi de 2023 n’a fait l’objet que d’une concertation a minima. Le plus paradoxal est sans doute qu’il y a bien eu, sous la présidence d’Emmanuel Macron, une grande concertation sur les retraites – mais qu’elle a porté sur un tout autre texte, portant création d’un régime universel.

À l’opposé, Jean-Marc Ayrault avait rapidement demandé à Yannick Moreau, ancienne présidente du COR, d’engager un important travail d’analyse des différentes solutions pour redresser les finances de notre système de retraites et le rendre plus juste, mais aussi de discuter avec les partenaires sociaux des pistes envisagées. Le rapport de ce groupe de travail, remis en juin 2013 au Premier ministre et qui dessine notamment ce que pourrait être le compte pénibilité et privilégie l’augmentation de la durée de cotisation par rapport à un recul de la limite d’âge de départ, avait été globalement plutôt bien accueilli par les organisations syndicales, même si certaines se disaient opposées à toute réforme. La grande conférence sociale de l’été 2013 avait permis de réunir tous les partenaires sociaux et, sur la base de cette longue concertation, le Premier ministre avait pu annoncer assez sereinement le contenu déjà assez précis de la réforme, avec notamment : a) un allongement progressif de la durée de cotisation entre 2020 et 2035, permettant à celle-ci de passer de 41 ans et 6 mois à 43 ans ; b) la mise en place d’un compte personnel de prévention de la pénibilité très ambitieux ; c) une augmentation raisonnable des taux de cotisations… Enfin, à l’issue d’une longue procédure parlementaire, justifiée par l’importance du sujet, le projet deviendra la loi n°2014-40 du 20 janvier 2014, portée par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, garantissant l’avenir et la justice du système de retraites. 

Pour l’élaboration de la réforme de 2023, l’actuel gouvernement semble avoir privilégié les interlocuteurs politiques plutôt que les partenaires sociaux. Certes, il est vrai que la structure politique de l’Assemblée nationale est assez atypique et pose des problèmes spécifiques. Néanmoins, la concertation avec les partenaires sociaux se réduit à de classiques réunions bilatérales à Matignon. Elles aboutissent à des constats de désaccord, sans évolution sur le fond. Il semble que les seules évolutions notables du texte, avant même l’examen par l’Assemblée nationale, aient été actées dans le cadre d’échanges et de concertation avec un parti politique dit d’« opposition », Les Républicains.

Le choix du support juridique

Toutes les réformes précédentes ont été portées par des projets de loi ordinaires (spécifiques). Leur examen a donné lieu à des débats nourris, permettant à chacune des assemblées de se prononcer sur le texte qui lui était soumis et d’adopter la loi « normalement », dans un « cadre ordinaire ». Ainsi le projet de loi garantissant l’avenir et la justice du système de retraites avait fait l’objet de quatre-vingt-dix jours de débats, avec pas moins de cent heures de discussions à l’Assemblée nationale et au Sénat, et plus de 4 000 amendements déposés – dont un peu moins de 200 avaient été adoptés.

En 2023, le gouvernement a choisi, à l’inverse, de passer par un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale. Les raisons de ce choix n’ayant pas été véritablement explicitées, on ne peut que les imaginer. La première tient sans doute à la possibilité d’utiliser sans réserve le mécanisme dit de l’article 49-3 de la Constitution de 1958. Depuis une réforme constitutionnelle du 28 juillet 2008, le mécanisme de l’article 49-3 ne peut en effet être utilisé que sur un seul texte au cours d’une même session parlementaire ; mais cette limitation ne vaut qu’en dehors des lois financières (PLF, PLFSS). Une autre raison tient sans doute à ce que l’article 48 de la Constitution enserre l’examen par le Parlement des projets de loi à caractère financier dans un cadre temporel très contraint.

Comme on a pu le constater lors de l’examen devant l’Assemblée nationale, cette contrainte de temps, au-delà des méthodes de « flibusterie », classiques mais pratiquées ici à l’excès, a empêché un examen du texte, sinon serein, du moins complet, mais a atteint son objectif au regard des impératifs de calendrier. 

Ce choix a eu également une conséquence qui n’a pas toujours été exactement perçue : non seulement une loi de financement rectificative de l’année en cours doit avoir un impact sur les finances de l’année en cours, mais il doit en être de même de toutes les dispositions du projet de loi. Ainsi, un recul de l’âge de départ à la retraite dans un PLFRSS 2023 doit s’appliquer suffisamment tôt, en 2023, pour pouvoir avoir un impact significatif sur les recettes et les dépenses de l’année 2023.

Des projets de réforme très différents sur le fond

La loi de 2010, centrée sur le recul de 40 à 42 ans de l’âge légal de départ à la retraite, concentrait sur les futurs retraités l’essentiel des efforts demandés pour rééquilibrer les finances du système de retraite. La réaction de ces derniers s’est traduite par de fortes manifestations sur la voie publique qui, si elles n’ont pas modifié le cours de la loi, n’en ont pas moins marqué les esprits.

C’est ainsi que les auteurs de la loi du 24 janvier 2014 étaient, dès l’origine, soucieux d’assurer un équilibre entre les acteurs, introduisant une cotisation supplémentaire (assez modeste) des employeurs, et même une participation (très modeste) des retraités. La création d’un compte pénibilité susceptible de financer des actions sur la prévention et permettant un départ à la retraite anticipé aux personnes ayant travaillé sur des postes pénibles a été parfois présentée comme une mesure de compromis avec les organisations syndicales.

À l’inverse, le projet de loi actuel du gouvernement est essentiellement centré sur le recul de l’âge de départ à la retraite, à travers deux mécanismes : l’allongement de la durée de cotisation de 42 ans à 44 ans ; et l’accélération du processus d’accroissement du nombre d’annuités nécessaires pour une liquidation à taux plein prévu par la loi de janvier 2014 : alors qu’il était prévu une augmentation d’un trimestre tous les trois ans, cette augmentation sera désormais, si la loi est votée, d’un trimestre par an. Ainsi, la durée de cotisation minimale de 43 ans sera applicable pour la génération née en 1965, alors qu’il était prévu qu’elle le soit seulement à partir de la génération née en 1973.

À part ces mesures, les autres dispositions sont parfois intéressantes, mais sont si modestes et ne concerneront tellement peu de Français qu’elles relèvent en réalité de l’affichage. On pourrait citer l’index senior, qui pourrait avoir un impact sur la vie des grandes entreprises mais dans un délai assez lointain. On peut également penser à la revalorisation des minimas de pensions avec l’objectif affiché de parvenir à 85% du smic net, mais dont on se rend compte aujourd’hui qu’il ne concerne qu’une partie limitée des retraités aux pensions les plus faibles. On peut encore mentionner les aménagements très insuffisants du dispositif carrières longues. Le sujet du compte pénibilité est un exemple en soi. Alors que l’une des premières mesures du gouvernement d’Édouard Philippe avait été le retrait de quatre critères de pénibilité, parmi les plus importants, le gouvernement d’Élisabeth Borne met aujourd’hui en avant un assouplissement du dispositif qui est peut-être bienvenu, mais n’est pas à la hauteur de l’affaiblissement de ce même dispositif décidé il y a cinq ans.

Surtout, c’est le vecteur de l’augmentation de l’âge légal de départ à la retraite qui est critiquable, car fondamentalement inéquitable. Sans conséquence pour tous ceux qui, faisant des études, entrent tardivement dans la vie professionnelle, il concentre ses effets sur ceux qui ont commencé tôt à travailler. Certes, le dispositif carrières longues est censé corriger les situations les plus injustes. Il n’en reste pas moins que, dans l’état du texte adopté en première lecture par le Sénat, de nombreux travailleurs ne pourront pas partir à la retraite à la date où ils auront atteint les 43 annuités. Ils devront au contraire continuer à travailler une ou deux années supplémentaires. 

Par ailleurs, comme l’a montré l’expérience de la réforme de 2010, le report de l’âge légal entraîne, de façon mécanique, une augmentation du chômage des seniors.

Déséquilibré, le projet de loi marque également, au regard des réformes récentes, par sa brutalité. L’accroissement de la durée d’assurance requise pour une liquidation à taux plein avait, tant pour la réforme de 2003 du gouvernement Raffarin que pour celle de 2014, eu un effet largement différé, de l’ordre de cinq à six ans. Il n’y a que la loi du 9 novembre 2010 qui soit comparable en termes de délai d’entrée en vigueur. Le législateur avait alors prévu que le passage (progressif) à 62 ans de l’âge de départ à la retraite ne serait applicable qu’aux pensions liquidées à partir du 1er juillet 2011. En 2023, il est prévu que le passage progressif à 64 ans sera engagé dès les pensions liquidées à compter du 1er septembre 2023. Par exemple, un salarié né au début de l’année 1962 et qui pensait raisonnablement partir en retraite au début de l’année 2024 a appris au début de l’année 2023 qu’il ne pourrait partir en retraite qu’à la mi-2024.

Conclusion

90% des actifs sont opposés à cette réforme. Même si la loi est votée et promulguée, malgré le rejet du texte par l’opinion et en dépit d’une contestation syndicale qui aura marqué les esprits par son unité et par sa force, l’ensemble du processus laissera des traces profondes dans l’opinion. Il portera la marque d’un exécutif incapable de prendre en compte les aspirations de la société, considérant la démocratie sociale comme négligeable, imposant à marche forcée une réforme injuste, inappropriée, et dont personne ne comprend la nécessité. Grâce à l’action des syndicats et à la mobilisation sociale, un nouveau rapport de force s’est installé. Quand bien même la loi serait finalement votée, rien n’est encore joué.

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