Unissant leur deux voix et leurs deux expertises, Claudy Lebreton et Olivier Rouquan proposent une réflexion sur la désirable et nécessaire réorganisation territoriale au vu d’un engagement en faveur de la démocratie. Le fruit de leurs réflexions est livré en trois temps. Dans cette troisième et dernière note, ils définissent les conditions pour rendre de nouveau dynamique la démocratie dans et grâce aux territoires.
Il s’agit à présent de dessiner les pourtours d’une démocratie territoriale et même d’une démocratie culturelle et sociale future, afin que la France retrouve ses passions participatives : celles qui ont pu notamment conduire à un taux d’abstention oscillant entre 25% et 30% pour plusieurs référendums d’importance, ou encore celles qui garantissaient un taux de participation voisin de 70% ou plus aux législatives et municipales…
Au-delà de l’acte citoyen premier – l’exercice du droit de vote –, l’approche démocratique scellée au coin de la proximité invite de façon différenciée à imaginer des lignes de fuite. Car il s’agit d’en faire une culture commune, apte notamment à gérer la crise du système et sa transformation dans un sens circulaire et durable. Procédons en deux temps : en premier lieu, quels contexte et cadre à une démocratie territoriale régénérée ? En second lieu, quelles nouvelles médiations démocratiques sociales encourager ?
Contexte et cadre d’une nouvelle démocratie territoriale
Trop décentraliser ne contribue-t-il pas à corroder le sentiment national ?
O. ROUQUAN – Partout, le sentiment national est d’abord usé par le mal vivre-ensemble. Deux facteurs au moins sont destructeurs : le creusement des inégalités, d’une part, les excès de l’individualisme hédoniste de masse, d’autre part. Pour avoir évoqué le premier à plusieurs reprises déjà, je vais insister sur ce second point, tant culturel qu’économique. Précisons qu’il ne s’agit pas de verser dans la critique radicale du libéralisme politique et culturel, qui reste la valeur démocratique fondamentale. Mais dans certaines de ses dérives que nous interrogeons, la société de l’hyperconsommation réduit l’individu à l’acte d’achat. Son « plaisir » résulte alors de la satisfaction instantanée procurée par la détention de quelques biens – dont les manipulateurs de l’offre nous expliquent qu’ils sont indispensables. Un objet est venu bouleverser l’économie psychique du plaisir de la consommation : le smartphone. Avec ce Janus entre les mains, l’individu est un acheteur compulsif « à distance ». Cela fait longtemps que les inconvénients de la société de consommation ont été décrits.
Mais nous avons, semble-t-il, franchi un niveau inégalé de déstructuration d’une partie du lien social. En fonction des milieux considérés, la famille comme cadre relativement stable de communication a implosé ; le paysage français a été transfiguré par l’urbanisme commercial ; puis, massivement, certains consommateurs ont peuplé les hypercentres commerciaux en continu. Consommer devient l’activité qui redistribue les cartes de la vie. Certains font de la résistance et retrouvent un mode de vie slow et spartiate ; d’autres tempèrent par du bénévolat ou de l’humanitaire. Mais ces dynamiques parfois émergentes, certes non marchandes, sont souvent appréhendées à travers le prisme du « consommateur » – tel le rapport au service public.
Par ailleurs, l’usage jusqu’à l’absurde du smartphone témoigne de notre entrée dans une nouvelle ère : avancer dans la rue les yeux rivés sur l’écran et percuter autrui ; discuter avec des inconnus en réseau plutôt qu’en face à face ; passer un temps infini à jouer, au point que les démarches physiques ou humaines attendront ; ne pas savoir prendre de distance avec une « communauté » émotionnelle, tout aussi intense qu’elle peut être éphémère ; se former à la sexualité en visionnant des « sextapes », pour ensuite éprouver moins de plaisir érotique… La crise sanitaire éprouvée depuis 2020 ajoute, via le confinement, aux pratiques virtuelles, en tant qu’elles constituent de plus en plus le monde vécu dominant. Une « déréalisation » pourrait survenir et s’accentuer, parce que le rapport à cet objet et aux objets 3D est obsessionnel, qu’il est intime et qu’il s’impose comme médiateurs à la plupart de nos démarches. Nous pouvons, certes, affirmer qu’il s’agit d’une nouvelle réalité.
Mais Res – « la chose » en latin – signifie qu’une certaine matérialité nous façonne. Une confrontation à la « nature » nous forme et nous informe : la chose nous résiste et nous progressons dans la constitution de notre sujet. Or, toute la stratégie commerciale des GAFAM est de rendre l’effort d’acquisition de l’objet nul, d’éliminer les résistances et de multiplier les commodités. De ce point de vue, nous sommes en train de passer de l’autre côté du miroir. Ce smartphone nous est quasiment incorporé et, dès lors, le heurt à la « réalité » ne se produit pas. Avec lui, notre prise de conscience et prise de distance entre la chose et l’être s’atténue : il y a moins besoin de se « re-présenter » ; la machine, le fait pour nous. En temps réel ou en même temps, c’est-à-dire avec si peu de conscience, « y a qu’à cliquer », « liker », insulter, sans trop de risques. Ainsi va le monde devenu plat et glissant, comme le miroir des écrans numériques. Nous devenons des hybrides.
Sans focaliser à l’excès sur les inconvénients d’une évolution sans doute inéluctable, sous-estimer le risque d’une transformation numérique humainement non maîtrisée, capable de corrompre les fondamentaux libéraux de nos collectifs, me semble problématique. Dans ce contexte symbolique, forgé par la modernité, le sentiment national comme vivre ensemble est pour ainsi dire devenu subsidiaire. Non qu’il ait été quotidiennement et vivement aiguisé par le passé, mais éprouver l’appartenance à la Nation était dans notre système représentatif, d’abord fondé sur des devoirs et des droits qui ne sont parfois plus suffisamment garantis. Ainsi peut s’expliquer la relative léthargie de nombreux citoyens face aux risques d’anéantissement de certaines libertés, dans l’urgence des crises… Ainsi également se déploient des incivilités marquant au quotidien la dominance d’un individualisme communautaire devenu corrosif de l’esprit public.
Dès lors que le service militaire est supprimé ; dès lors que l’éducation dite nationale échoue de plus en plus souvent à former ; dès lors que la peur du chômage fait considérer qu’au-delà du fait d’acquérir ou de conserver une employabilité, les formations n’ont plus d’utilité ; dès lors que le 20h est moins la colonne vertébrale qui rassemble au quotidien ; dès lors que les cultures politiques classiques s’effondrent ; dès lors que la laïcité est à ce point devenue conflictuelle…, posons-nous la question : que peut-il rester du sentiment national ? Ce fameux « vouloir vivre ensemble » lorsque les vecteurs d’hier deviennent désuets et que peinent à émerger les nouveaux instruments de la fabrique sociale.
Les réseaux sociaux participent de ces nouvelles arènes d’expression : ils donnent une existence immatérielle à des sans-voix généralement privés de publicité. Cet aspect positif a pour corollaire une accentuation vindicative et radicale des échanges marquant le débat public — d’autant que les médias calent de plus en plus leur agenda sur les buzz numériques. Dans ce maelström, il est difficile de conclure pour l’instant à un bénéfice de cette prolifération polémique en faveur d’une régénération du vivre-ensemble. Ceci parce que les points de vue émotionnels et moraux de l’instant sont de moins en moins tempérés par des rationalités institutionnelles légitimes.
Dès lors, à quoi sert la Nation, devenue d’autant plus abstraite que certaines zones du territoire, dites de non-droit, sont d’abord des zones sinistrées ? Fondamentalement, dans l’univers de l’hyperconsommation susmentionné, reste-t-il suffisamment de temps et d’espace mental pour fabriquer un citoyen ? En quoi appréhende-t-il désormais la spécificité de la centralité du lien politique ? Comment justifier comme indispensables la discussion et la délibération en assemblée ? En cas d’effondrement économique de notre système de production culturelle dans l’après crise sanitaire, la déstructuration du commun progressera encore… Or notre production pourra-t-elle survivre au bond fait par Netflix et autres plateformes dans les pratiques de consommation quotidienne d’images ? Pourrons-nous garder la propriété et le contrôle de notre patrimoine cinématographique, revalorisé pendant la crise liée à la Covid-19 ?
Il y a certes de beaux restes. Au nom de la Nation, les attentats ont suscité une mobilisation instantanée et populaire fondée sur une émotion immense. Les « gilets jaunes » ne sont pas restés passifs face à leurs souffrances et ont mis leurs réseaux sociaux au service d’une confrontation sociale « réelle » et ancrée dans un débat national. Les « vieux » syndicats savent encore mobiliser pour dire non au gouvernement sur les retraites, la pénurie de ressources à l’hôpital, etc. ; la présidentielle rassemble en 2017 encore 75% des électeurs… Pendant le confinement, des élans de solidarité ont vu le jour : outre les fameux applaudissements le soir à 20 heures, les nombreux messages sur les réseaux sociaux et le dévouement des uns et des autres sont notables. De même, un projet majeur et stimulant, relayé par l’audiovisuel, a vu le jour : le projet de « Nation apprenante ». Enfin, n’oublions pas le dynamisme associatif, qui en France est le principal vecteur de sociabilité non marchande extrafamiliale.
Mais, encore une fois, ce qui a structuré la représentation nationale sur le plan symbolique et matériel est durablement atteint : la souveraineté économique, l’école, les partis, les syndicats, les médias sont sur la défensive. Un monde d’après aurait vu le jour à la suite des municipales, dont le taux d’abstention inédit a été de 60% ! Or, si le vote est démonétisé, les nouveaux instruments de médiation ne sont pas encore actifs et généralisés : tiers-lieux, fab lab, et relèvent de dispositifs encore marginaux et incertains, bien qu’en progrès. Ceux qui proclament la mort de la démocratie représentative comme instrument d’animation de la communauté nationale se jettent souvent sans garantie dans une célébration utopiste et naïve d’une substitution du numérique au « physique », dont bien des aspects peuvent inquiéter. Lorsque certains patrons de GAFAM veulent que leurs sociétés remplacent les États, nous devons bien réfléchir à ce que l’idée de « sujet » signifie pour eux. En deçà de telles perspectives et pour le présent, la France semble être davantage atteinte que d’autres nations européennes par l’atomisation de la société. En effet, l’Espagne ou l’Italie semblent garder une sociabilité et une solidarité de proximité vivaces et dynamiques. Pour y réfléchir, tournons-nous aussi vers les sociétés nordiques et leurs mécanismes de contrôle social et culturel plus communautaires.
Dans notre cadre, mieux décentraliser ne permettrait-il pas de retrouver un sens collectif et, ainsi, de proche en proche, de raviver le sentiment national ? Mieux décentraliser ne permettrait-il pas de tenir compte au plus juste des solidarités de proximité, et ainsi de retisser le lien national ? Procédons par le bas pour recomposer le haut ! Face aux risques contemporains (peut-être ici volontairement exagérés) de désocialisation, repartir des rapports de proximité – soit, du vécu – et conforter les cadres structurant des activités non mercantiles donneront sans doute à une légitimité spécifiquement politique une chance de renaître – celle qui produit la cohésion sociale. Le projet repose d’abord sur l’animation par les collectivités territoriales. Elles ne sont pas les ennemis de la République. Elles la font. Notre Constitution le prescrit d’ailleurs ! La phase ouverte par la survenance de la crise sanitaire offre une marge aux démarches plus ancrées territorialement ; il s’agit de s’en saisir.
C. LEBRETON – Je partage totalement l’avis d’Olivier Rouquan sur l’usure progressive du sentiment national qui trouve sa source dans les injustices vécues par les catégories sociales modestes et pauvres. Ces dernières ne croient plus en les capacités et la volonté de l’État d’y mettre fin, afin de restaurer la confiance et de refonder le pacte social républicain. De plus, la mondialisation à tout va, vantée par de nombreux médias détenus par des financiers et l’individualisme hédoniste qui se développe à grande vitesse nous éloignent du sentiment d’appartenance à une communauté nationale, humaniste, républicaine, ouverte à la diversité. Une communauté nationale porteuse de notre histoire et de ses valeurs de solidarité et de laïcité. De temps en temps, ce sentiment national ressurgit. Comme en 1998, lorsque nous gagnons la finale de la Coupe du monde de football, dans un contexte économique exceptionnel. Plus de 2 millions d’emplois sont créés et le chômage recule, et des réformes sociales essentielles sont menées, telles que la création de l’allocation personnalisée à l’autonomie pour les familles et les personnes âgées, portées le gouvernement de Lionel Jospin et sa dream team. Plus près de nous, ce fut de nouveau la victoire de la Coupe du monde en 2018, mais qui n’eut pas l’ampleur et les bienfaits de la précédente victoire.
Décentraliser est un acte politique qui consiste à choisir le meilleur niveau territorial pour assumer telle ou telle compétence. C’est un choix politique, mais aussi un acte administratif. Aujourd’hui, au XXIe siècle, le terme le plus adapté est « démocratiser ». Le choix que notre pays a effectué au gré des alternances est de confier des compétences et des responsabilités à des assemblées de femmes et d’hommes élus au suffrage universel direct. Chacune et chacun d’entre nous a bien compris que ce n’est pas la même chose que de nommer un fonctionnaire d’État, qui avec ses services assume la responsabilité à la place d’une assemblée démocratique. Trop décentraliser ne nuira pas au sentiment national tel que je l’ai déjà défini, bien au contraire, car cela conduit, à travers la diversité des territoires, les identités régionales, la liberté d’agir localement, à innover et à expérimenter au plus près de nos concitoyens. Cela renforce l’idée d’une France ouverte, confiante, jeune et créative et nous éloigne de celle d’un État trop centralisé et autoritaire, qui a atteint les limites d’une action publique efficace – nous l’avons éprouvé lors de ces périodes de confinement. La population a estimé que le rôle et l’action des collectivités territoriales ont été déterminants car agissant en première ligne avec les services déconcentrés de l’État en soutien.
D’autres organisations sont, certes, possibles – par exemple, la privatisation des services publics où les entreprises se substitueraient aux institutions. Ce n’est pas mon choix, car la question est bien celle de l’intérêt général et des communs. Il s’agit d’un véritable enjeu idéologique. La République a eu besoin de la nationalisation pour se faire ; elle aura besoin aujourd’hui de sa différenciation pour se renforcer. Au cœur de cette démarche démocratique et décentralisatrice, se trouve le principe de subsidiarité qui va de bas en haut et non de haut en bas. La pandémie renforce cette conviction. Faisant le lien avec cette période inédite, dans cette lutte, donner plus de respiration et d’autonomie aux territoires et à ses habitants serait une force. Ils sauront apporter, imaginer, assurer les meilleures solutions en respectant leur identité et leur diversité. Il s’agit de faire confiance aux femmes et aux hommes qui s’investissent et s’intéressent à nos territoires de France. La confiance n’exclut pas le contrôle : des procédures et des services existent, telles que les chambres régionales des comptes qui font un excellent travail au nom de la République. D’autres pays sont allés beaucoup plus loin que nous en matière de décentralisation, tels que l’Espagne, l’Italie, mais aussi les organisations fédérales comme en Allemagne, en Belgique ou en Autriche. Cela n’a jamais affaibli l’État dans son rôle régalien, qu’il soit fédéral ou central. Il faut donc hâter le pas vers la culture fédérale pour nous, comme pour d’autres pays en Europe et dans le monde. Elle accompagne mieux le partage de sentiments nationaux rénovés.
Que changer dans la Constitution pour une meilleure reconnaissance de la décentralisation ?
O. ROUQUAN – De mon point de vue, l’option fédérale est trop risquée, je préconise plutôt d’aller vers un État régional. En conséquence, il faut d’emblée assumer dans l’art. 1 que la décentralisation est un enjeu, non d’organisation comme actuellement, mais constitutif de la République et écrire : « La République est indivisible. Elle est laïque, démocratique, sociale, écologique et décentralisée. » Par ailleurs, il importe de substituer au principe de libre administration défini à l’art. 72-al. 3celui d’autonomie : « Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités disposent du principe d’autonomie locale, défini en premier lieu par l’exercice du pouvoir normatif pour exercer leurs compétences et, en second lieu, par l’élection de leurs assemblées délibérantes au suffrage universel direct. » Une telle formulation rejoint le droit international régulièrement ratifié, à savoir la Charte européenne de l’autonomie locale entrée en vigueur le 1er septembre 1988. Ce faisant, les collectivités sont lisiblement reconnues comme des institutions disposant d’une liberté politique et non pas seulement administrative.
Sur le plan démocratique, la révision constitutionnelle proposée est lourde de sens. Selon l’inspiration soutenue ici, il faut aussi modifier la notion d’autonomie financière complémentaire de la précédente, en précisant qu’elle résulte désormais d’un pouvoir fiscal devant constituer 50% des ressources des collectivités territoriales. Comme vu, cette évolution responsabilise ces dernières face à leur électorat, sans toutefois entraver la contribution étatique aux budgets locaux – via les dotations de péréquation et impôts de transferts. L’autonomie financière ainsi définie n’empêche pas un cadrage annuel entre État et collectivités, sous la forme d’un pacte de stabilité à inscrire dans la Constitution. Une loi organique viendrait définir à la fois les modalités de négociation, d’adoption et d’application de ce pacte, afin de ne pas laisser l’exécutif seul décisionnaire des modalités de contractualisation des finances locales – contrairement à ce qui s’est produit avec les contrats dits Cahors, limitant les dépenses de fonctionnement locales entre 2017 et 2022.
Enfin et surtout, il faut inscrire dans la Constitution la notion et les champs du pouvoir législatif régional qui donne corps à la République décentralisée. Un art. 72-bis devra définir le régime juridique des lois régionales en fonction du degré plus ou moins fort d’autonomie concédée : de la région de droit commun, en passant par la région à statut particulier (comme la Corse), pour finir par la région d’outre-mer. Les art. 73 et 74 consacrés à l’outre-mer seront réécrits pour donner lieu aux statuts spécifiques des régions d’outre-mer à l’autonomie renforcée, ayant pour corollaire la suppression des départements d’outre-mer. Il faut aussi définir le régime de contrôle de constitutionnalité des lois régionales dans un article 61-2. Voici pour l’essentiel la préfiguration d’un tel chantier, n’ayant rien d’exhaustive. Une révision constitutionnelle changeant le caractère territorial de l’État devra passer par une approbation référendaire. À ce titre, elle inclura également une profonde réforme du Sénat.
C. LEBRETON – D’abord une remarque. La France n’a aucune culture de la négociation, de la construction de compromis, facteur de progrès social. Il en est de même sur la culture référendaire. Favorable au référendum d’initiative citoyenne tant au niveau national que local, l’on me rétorque à chaque fois : « Le peuple répond à celui qui pose la question, mais pas à la question. » Nous pouvons changer la donne en travaillant sur une évolution de paradigme, en éduquant les citoyens à la culture référendaire. La question centrale repose sur qui décide et qui pose la question. Changer la pratique et tout change. Regardons autour de nous, étudions le cas de la Suisse ou de l’Irlande ; puis, après avoir imaginé un nouveau modèle, nous pouvons l’expérimenter. Vaut pour exemple la convention citoyenne pour le climat organisée en 2019, composée de représentants tirés au sort et qui est chargée de poser les bonnes questions sur l’environnement et la transition écologique. Elle a rendu des propositions précises, qui auraient dû être soumises à un référendum. À force d’expérimentations de cet ordre, une révolution des esprits citoyens verra le jour. Cette convention citoyenne a présenté ses 149 propositions qui sont, dans l’ensemble, pertinentes, opportunes et réalisables à condition qu’il y ait une réelle volonté politique pour les porter tant à la présidence qu’au gouvernement et au Parlement.
Nous pourrions ainsi envisager une nouvelle convention citoyenne sur la démocratie et les territoires. Jusqu’à présent, nous avons manqué d’audace ! Trop peu de place est laissé à l’innovation démocratique. Les collectivités devraient s’emparer de la possibilité d’avoir recours au référendum d’initiative citoyenne (RIC) au niveau local. De plus, il faut que les collectivités se saisissent de l’opportunité de convention citoyenne à tous les niveaux territoriaux, du local à l’Europe, voire à l’échelle du monde. Pour toutes ces raisons, à propos de la grande réforme sur les sujets que nous abordons avec Olivier Rouquan, seul un grand débat sanctionné par un référendum pourrait décider enfin de cette grande question de la démocratie. L’histoire nous le rappelle et nous l’avons déjà fait pour le raccourcissement du mandat présidentiel, la République décentralisée… Certains sujets pourraient faire l’objet d’une modification de la Constitution.
Ainsi, seraient à examiner : l’autonomie financière et fiscale des collectivités territoriales ; le pouvoir réglementaire d’adaptation des lois accordées aux assemblées régionales ; la séparation du délibératif et de l’exécutif dans nos assemblées ; le consentement à l’impôt prélevé par les collectivités territoriales ; la tenue des élections locales le même jour à mi-mandat des élections nationales ; le droit de révocation de tous les élus, y compris les parlementaires ; l’empêchement du président de la République ; le droit de pétition pour provoquer une réforme constitutionnelle ; la création d’une troisième loi de finances consacrée au financement de toutes les collectivités ; le droit des collectivités à prélever l’impôt directement en assurant la gestion administrative et financière des impôts locaux, etc. J’y ajouterai la démocratie participative et le statut de l’élu social, politique, syndical ou dans les entreprises. Il conviendrait d’inscrire également l’évaluation participative des politiques publiques…
En conclusion, les grands thèmes concernant l’organisation territoriale de la République pourraient trouver des solutions juridiques via la modification de la Constitution de notre pays à des rythmes réguliers. D’ailleurs, je suis favorable à une VIe République, dont je viens d’indiquer quelques caractéristiques.
Que faire du Sénat ?
O. ROUQUAN – Si nous allons vers treize régions plus autonomes en gardant au moins soixante-dix départements ou équivalents après quelques reconfigurations, l’idée serait peut-être de transformer la composition du Sénat en le réduisant à une centaine de sénateurs, élus sur bases régionales et départementales. Il garderait ses pouvoirs actuels et resterait une chambre veillant à la qualité des textes et, comme souvent depuis 1958, constituant un utile contrepouvoir aux excès du présidentialisme. En resserrant assez fortement la composition numérique du Sénat, est offerte un peu comme aux États-Unis, la possibilité d’incarner les territoires : la visibilité des figures sénatoriales sera plus forte. Le Sénat pourrait obtenir l’égalité avec l’Assemblée nationale sur le vote des lois ayant un impact sur les collectivités locales. Ainsi, la chambre des députés n’aurait plus le dernier mot en ces matières. Tout ceci emporte modification constitutionnelle. Il faudra aussi veiller à doter ces sénateurs de moyens humains et matériels suffisants, notamment pour améliorer leur fonction de contrôle.
Voici quelques idées pour régénérer et donc pour maintenir une seconde chambre dynamique et modernisée – soit pour en refonder la légitimité, si souvent décriée. Avec cette réforme du Sénat et celle menant à un État régional, il s’agit de rééquilibrer les pouvoirs. Cela passe par une prise en compte plus importante de la variable territoriale, d’une part, et par un renforcement des pouvoirs intermédiaires afin de les rendre résistants au tout présidentialisme dont nous voyons les limites chaque jour en matière de légitimité, d’autre part. La subsidiarité, en tant que proximité politique active, pourrait ainsi redonner de la vigueur à notre démocratie et à nos institutions.
C. LEBRETON – Plus de 130 pays dans le monde ont fait le choix du bicaméralisme, c’est-à-dire d’avoir un Parlement composé de deux chambres : d’abord celle représentant les citoyens et les citoyennes, ensuite, celle représentant les territoires. Il est vrai que certains pays ont une seule chambre souvent comme legs de l’histoire, celle des députés. Or, le bicaméralisme a de nombreuses vertus, dont celle de l’équilibre des pouvoirs et de représenter les humains et leurs espaces. Mais avant de savoir s’il faut un Parlement avec une ou deux chambres, la première question est de savoir si nous considérons que la loi et le droit sont l’alpha et l’oméga de notre démocratie nationale. Si la réponse est positive, il convient de considérer les moyens pour y parvenir. Évoquer le nombre de parlementaires relève plus des moyens à mobiliser pour l’écriture des lois et le vote du budget que de la pertinence de l’existence d’un Parlement.
Venons-en donc plutôt à ce second aspect, le plus déterminant. L’Assemblée nationale est représentative du peuple, bien qu’elle soit imparfaite : ce dernier point devrait nous amener à repenser son mode de scrutin, afin que la représentation soit plus proche de la diversité des opinions politiques de notre pays, tout en permettant une majorité pour agir. Le raccourcissement du mandat présidentiel et l’inversion du calendrier ont renforcé considérablement le pouvoir de l’exécutif au détriment du législatif. De plus, avec le dégagisme et l’éclatement des partis, irons-nous plutôt vers des majorités de gouvernement au cas par cas ? Il est urgent de rééquilibrer le pouvoir entre exécutif et délibératif.
Dans une République très décentralisée, la seconde chambre devrait être représentative des collectivités territoriales afin que le pouvoir territorial y soit présent. Ainsi, pourrions-nous envisager un Sénat comprenant plusieurs collèges :
- l’un composé des exécutifs des villes, départements, régions, des communautés, afin que le pouvoir territorial y soit présent et représenté ;
- un autre collège composé des conseillers et des conseillères des assemblées locales avec le souci d’une représentation équitable de ces différents niveaux de collectivités ;
- un troisième collège représentant la démocratie sociale à l’instar de la composition du Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui devrait désormais devenir une chambre de conventions citoyennes.
En tout état de cause, il appartiendra au peuple de France de valider le devenir du Sénat. Il faut aussi réfléchir au rôle de la loi – procédure et écriture – et faire en sorte d’en limiter le nombre, afin qu’elle se concentre sur les principes généraux, sans aller jusqu’aux détails les plus infimes –, qui viennent compliquer la compréhension de ces textes par le grand public.
Une démocratie des proximités
Comment nourrir la participation locale ?
O. ROUQUAN – Une révision constitutionnelle liée à la décentralisation en vertu de l’approche déroulée et annoncée dès l’introduction trouve son point d’orgue dans sa dimension démocratique. Ainsi, il s’agit de compléter l’art. 72-1 pour mieux reconnaître et rendre plus systématique l’inclusion des citoyens dans la prise de décision locale. L’acte II de la Décentralisation de 2003 a déjà inscrit le droit de pétition et le référendum décisionnel décentralisé. Il s’agit d’être plus audacieux. Pourrait d’abord être prévue aux alinéas 1 et 2 de l’art. 72-1 de la Constitution l’obligation au cours des six ans de mandats locaux d’organiser au moins une consultation et un référendum décisionnel par niveau de collectivité. Cela permettrait de faire entrer dans la praxis des élus et des citoyens, cette exigence de participation continue. Ensuite, il s’agit de modifier la loi organique relative au référendum local du 1er août 2003, en supprimant la nécessité d’une participation de 50% pour en valider le résultat ; le seuil à dépasser serait désormais 33%. Il s’agirait aussi de retenir une version du Référendum d’initiative partagée (RIP) : toute pétition demandant un référendum local mobilisant plus de 20% du corps électoral d’une collectivité contraindrait son assemblée à adopter une délibération sur l’enjeu proposé. La délibération serait ensuite obligatoirement suivie d’un référendum décisionnel. Le contrôle de légalité de telles opérations serait assurément vétilleux, afin d’éviter toute dérive menant hors État de droit. Enfin, le droit de pétition non référendaire serait revu, pour contraindre les assemblées locales à adopter une délibération en réponse à la pétition, ce que propose imparfaitement la loi 4D.
Au-delà des correctifs et compléments ainsi apportés au droit de la démocratie directe locale, l’idée serait surtout d’offrir un cadre à la concertation et à la consultation pour consolider la démocratie ascendante. Conseils de quartier, commissions consultatives des services publics locaux existent déjà. Mais le travail de publicité et leur animation dynamique doivent être stimulés : il faut ainsi les relier aux tiers-lieux, voire aux fab lab existants, pour inclure et former davantage de citoyens à leur fonctionnement. Insistons aussi sur deux innovations possibles. La première serait de créer, aux côtés de l’assemblée, qu’elle soit municipale, départementale ou régionale, une seconde assemblée – dite conseil citoyen –, dans toutes les collectivités territoriales. Le conseil serait tiré au sort tous les deux ans. Peu nombreux, il fonctionnerait comme une assemblée consultative, prospective et préventive, en appui de l’assemblée représentative de chaque collectivité. La création de ce conseil citoyen permettrait de supprimer la pléthore de conseils de développement créés depuis ces dernières années. Une seconde possibilité consisterait, en conservant alors les conseils de développement, à désigner par tirage au sort une partie de chaque assemblée locale – jusqu’à un quart de la totalité des membres. Ces citoyens tirés au sort auraient voix consultative. Cette incursion citoyenne au sein du monde des représentants aurait deux avantages. Elle permettrait de faire remonter en temps réel et en continu l’avis citoyen ; ensuite, elle constituerait un mode de formation et d’inclusion à la représentation politique et susciterait sans doute des vocations menant vers l’exercice de mandat de plein exercice. Ces conseils seraient l’occasion préalable de formations à la vie locale ; ils seraient préparés par les services « démocratie » de la collectivité concernée.
La concertation, plus délayée souple et large, n’étant pas formalisée via un avis, doit rester du ressort plein et entier de la libre administration. Elle doit aussi reposer sur les propositions, notamment des acteurs des « Civic tech », et plus globalement d’une mentalité de « politique apprenante » pour reprendre la démarche qui fait florès. En effet, l’utilisation du numérique peut, sur un mode ludique et attractif, permettre de toucher et d’enrôler certains publics dits éloignés, pour les mener vers une représentation dont ils se méfient. Par ailleurs, la fabrique ouverte des décisions, la participation distancielle, les sondages délibératifs et autres modalités reposant sur les technologies numériques peuvent donner lieu à des expérimentations et innovations. En la matière, les initiatives pertinentes sont situées et elles émergent des acteurs locaux. Sans la préoccupation de l’ancrage physique et humain des démarches, l’innovation n’est pas démocratique. Elle fractionne et clive, tant sa pédagogie est défaillante.
L’idée serait, par exemple, d’ouvrir le week-end les écoles aux adultes – ainsi devenues tiers-lieux. Il s’agit de forger une Nation apprenante en continu en s’organisant d’abord localement, au vu des demandes et des ressources mobilisables ; l’objectif étant de transmettre savoirs et savoir-faire via des modalités participatives. Associations, professeurs, instituteurs, formateurs, tout un chacun pourrait contribuer à ce partage et être tour à tour transmetteur et récepteur de connaissances. Un site Internet dédié localement serait intégré à un réseau national de « service au public de l’apprendre » qui assemblerait ces initiatives. Ce site permettrait à la fois de les partager et d’en rendre compte. Les communes seraient chargées de mettre en musique ce nouveau service au public comme proposé par François Taddei.
L’idée est de consolider la transmission horizontale et physique (ou présentielle) des savoirs pour accompagner leur circulation numérique. Une telle densification permet d’ancrer territorialement le lien et de consolider le pacte démocratique et républicain. Il faut donc laisser les ateliers locaux œuvrer et contribuer de la sorte à l’animation du débat public. A minima, dans les zones les plus rurales, nous pourrions obliger à la constitution d’un tiers-lieu et/ou fab lab par chef-lieu de canton, et ce en lien avec les maisons France Service. Le reste repose surtout sur la volonté citoyenne. L’État peut inciter ; il peut récompenser ; il peut susciter une saine émulation territoriale, en obligeant aussi les universités publiques et privées à davantage irriguer la société civile. Il dispose aussi d’instances de transformation publique capables d’accompagner les initiatives. De proche en proche, une nouvelle culture de la participation émergerait afin de vivifier la communauté nationale.
C. LEBRETON – Quand une Nation voit ses citoyennes et ses citoyens bouder les urnes donc l’efficacité du bulletin du vote, cela devrait nous interroger ! Il est urgent de se saisir de la question démocratique, sinon il y aura des lendemains douloureux. Il nous faut répondre à plusieurs questions. Faut-il rendre le droit de vote obligatoire ? Devrions-nous reconnaître le vote blanc ? Comment développer la culture du référendum : en prenant l’idée du référendum d’initiative citoyenne (RIC) ? Il existe un courant de pensée non négligeable, nostalgique de la culture du chef, qui considère le bulletin de vote comme un outil d’expression et de choix obsolète, voulant le retour d’un pouvoir fort et autoritaire. À rebours, la reconquête de l’opinion publique pour l’organisation d’une démocratie vivante et apaisante passe par la construction d’une société de l’engagement et de l’implication de nos concitoyens. L’enjeu de la citoyenneté n’est pas allé à son terme ; il faut impérativement le relever par un processus de formation permanente des individus et de nos représentants. Il faut que nous imaginions de nouveaux droits permettant à nos concitoyens de s’engager au cours de leur vie dans une association, un syndicat, une entreprise, une collectivité. Un statut devrait être créé pour celles et ceux qui aimeraient assumer momentanément des fonctions au sein de nos institutions.
Par exemple, le maire élu au suffrage universel direct par la population serait l’administrateur des services publics pouvant cesser son activité professionnelle durant l’exercice de son mandat. Il serait rémunéré de façon substantielle avec des droits à la Sécurité sociale et à la retraite. Pour ce faire, la question des temps de vie doit être totalement repensée : de la formation tout au long de la vie, de l’exercice d’une profession, de l’engagement social ou politique, de la retraite dans un parcours modulable tout au long de l’existence. À un moment où, dans notre pays, un débat vif existe sur les retraites, pourquoi ne pas envisager que tout engagement permette d’acquérir des points pour la retraite lors de l’exercice de ses mandats. Au-delà, si nous voulons vraiment encourager et assurer la participation, la démocratie, la citoyenneté, nous devons souscrire à un bouleversement énorme.
Il est vrai que le numérique peut être une opportunité, un outil au service d’une démocratie plus participative. Les « civic tech » sont florissantes, à nous de les maîtriser et de les utiliser à de bonnes fins. À quand l’exercice du droit de vote grâce au numérique dans une démarche totalement sécurisée, à partir de son domicile ? Voter avec son ordinateur chez soi est un horizon possible à court terme. Car, quand il existe 6,5 millions de mal inscrits, 5,4 millions de non-inscrits représentant plus de 10% d’un collège électoral potentiellement en âge de voter – soit 52,7 millions, alors que seuls 47,3 millions d’habitantes et d’habitants sont inscrits en 2019 sur les listes électorales –, il est urgent d’agir ! Ne pas le faire ferait courir un danger démocratique. À partir de ces chiffres, les pourcentages des voix exprimées lors des dernières élections européennes seraient divisés et tous inférieurs à 10% de la population en âge de voter. Dans ce cas, que veut dire réellement la légitimité des uns ou des autres ? Je m’abstiens du même calcul pour les municipales de 2020, tant l’abstention a pris, dans le contexte de la crise sanitaire et de défiance politique accrue, des proportions abyssales…
En reprenant les résultats des élections européennes de 2019, et en ramenant les résultats exprimés au corps électoral des personnes en âge de voter, j’obtiens les scores suivants :
- pour la liste RN : 10,01% au lieu de 23,31% ;
- pour la liste LREM : 9,62% au lieu de 22,41% ;
- pour la liste EE-LV : 5,78% au lieu de 13,47%.
Ces chiffres parlent d’eux-mêmes et relativisent considérablement la représentativité des élus au regard de notre population, voire leur légitimité. Avec le recul du temps et l’expérience acquise au cours de toutes ces années, je suis persuadé, comme déjà indiqué, que le référendum, qu’il soit d’initiative locale ou nationale, est un excellent outil pour la démocratie dans notre pays.
Démocratie sociale, paritarisme : un monde révolu ?
C. LEBRETON – La démocratie sociale est incontestablement la plus importante, la plus vivante, la plus appréciée par la population de notre pays. Avec le recul du temps, collectivement, nous avons apprécié l’efficacité et la qualité de la loi d’association de 1901, qui reste le point central de la vie sociale. Quelle est la réalité de la vie associative en France en 2020 ? Aujourd’hui, 1,4 million d’associations existent, mobilisant 12,5 millions de bénévoles, employant plus de 2 millions de salariés, soit 10% des salariés du privé. La masse salariale est de 4,3 milliards d’euros dans un budget total d’environ 25 milliards d’euros. N’est pas comptabilisé le nombre d’adhérents et de participants à toutes ces associations qui s’élèverait à environ 48% de la population majeure de notre pays, soit 25 millions d’habitants… Entre septembre 2018 et octobre 2020, nous avons enregistré la création de 72 000 nouvelles associations et la disparition de 60 000 autres, soit un solde positif malgré le contexte actuel si particulier marqué par des finances publiques très tendues et une baisse drastique des subventions de l’État allouées au milieu associatif. Parfois, les collectivités cèdent également à cette facilité, du fait du « supplice du garrot » auxquelles elles sont confrontées depuis des années : diminution lente et inexorable des dotations voulue par le gouvernement actuel, sans oublier la suppression inepte et démagogique des impôts locaux, tels que la taxe d’habitation. Comparativement à la démocratie sociale, la démocratie politique territoriale, hormis le Parlement français et européen, compte 35 100 collectivités, 550 000 élus locaux, et 1,8 million de fonctionnaires territoriaux. Le budget total de toutes ces collectivités avoisine les 230 milliards d’euros, dont l’investissement qui représente 75% des investissements publics.
N’oublions pas les syndicats, qui relèvent pleinement de la démocratie sociale, ainsi que les partis politiques qui sont inscrits dans la Constitution française. Les syndiqués représentaient 48% des travailleurs en 1945 et atteignent aujourd’hui les 11%, soit entre 2,5 millions et 3 millions tous secteurs confondus. La France est classée 27e pays de l’Union européenne selon le taux de syndicalisation. Quant aux partis politiques, les chiffres sont plus aléatoires, car ils oscillent au gré du contexte politique ; ils varient entre 1,5 million et 2 millions de militants. Là aussi, notre classement est modeste au niveau européen. Pour autant, en agrégeant ces derniers chiffres, en termes de poids et de forces politiques et sociales, cela représente un mouvement très présent et actif, qui peut compter sur des millions de sympathisants. Lors de la première conférence sociale organisée en juillet 2012 au palais d’Iéna, siège du Conseil économique social et environnemental (CESE), le nouveau président de la République François Hollande avait prononcé un discours audacieux et novateur sur la démocratie sociale. Il avait eu ces mots : « Notre pays n’a pas de culture de la négociation ni d’un véritable dialogue social qui conduit à la recherche du compromis, facteur de progrès social. » Avec mon collègue Michel Dinet, président du conseil général de Meurthe-et-Moselle, nous représentions l’assemblée des départements de France et nous avions ressenti une grande émotion à l’écoute de ce discours. Nous l’attendions depuis des années et là, nous y étions enfin. La suite montrera que les vieux démons prennent souvent le pas sur les bonnes intentions. D’ailleurs, il avait fallu se battre pour participer aux travaux de la conférence et convaincre Michel Sapin, le ministre du Travail et de l’Emploi de la nécessité de notre présence – avec, d’ailleurs, le concours d’Alain Rousset, président de l’Assemblée des régions de France. L’entourage du ministre nous avait oubliés !
À rebours, je suis adepte de la culture de la négociation ouverte, l’éprouvant sans relâche dès les années 1990, notamment en présidant le centre de gestion de la fonction publique territoriale – Commission technique paritaire (CTP). Y siégeaient à égalité de représentativité les représentants des organisations syndicales élus par leurs pairs et les élus qui représentaient les employeurs territoriaux. Le « paritarisme » était ainsi érigé en règle selon la loi de décentralisation de 1984 portant création de la fonction publique territoriale. Au sein de tous les organes de gestion des collectivités territoriales s’appliquait donc la parité : comités techniques paritaires devenus comités techniques en 2011, commissions paritaires de gestion et de promotion, conseil d’hygiène et de sécurité des collectivités territoriales (CHSCT) devenus comités sociaux en 2019. Il s’agit d’une bonne école de dialogue social et de recherche du compromis entre toutes les parties concernées.
Étant à la tête du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale de 2002 à 2004, tous les textes de loi ou réglementaires devant recevoir son avis avant de partir au Parlement, j’anime ces rencontres. Les discussions sont parfois laborieuses mais ô combien attachantes, car se mélangent les joutes verbales, les jeux subtils entre les acteurs, les alliances, les désaccords et les accords… Collectivement, nous étions convaincus d’être utiles à notre pays, à ses collectivités, à ses services publics et aux agents territoriaux et à nos concitoyens. Quel bonheur lorsque, après des mois d’efforts entrecoupés de manifestations de toute nature, nous parvenions à la signature d’un compromis de la part de tous les syndicats sans exception. Nous le vivions comme un vrai progrès social et humain. Pour toutes ces raisons, le « paritarisme » doit être conservé impérativement comme l’une des valeurs cardinales de la République : il autorise et encourage la permanence du dialogue social où il n’y a ni vaincu ni vainqueur. Prévaut seulement le goût d’un travail achevé au service de grandes causes. À un moment où nous parlons de co-élaboration, de co-construction, de codécision, de coopération, il est nécessaire, plus que jamais, d’associer nos concitoyens à la pratique démocratique, qu’elle soit sociale, culturelle, politique, économique, pour assurer les exigences d’une véritable vie communautaire, d’une aventure humaine à nulle autre pareille.
Souvent, il nous arrive de confondre la démocratie et le droit de vote : l’un va avec l’autre, mais la démocratie est d’abord et avant tout l’exercice qui consiste à construire le processus de décision qui emporte l’adhésion de tous, voire du plus grand nombre. La participation réside dans le développement d’une « culture de l’engagement » qui doit se construire par l’éducation et l’enseignement et déboucher sur des textes qui permettent librement sa concrétisation au sein de tous les organismes : institutions, collectivités, associations, entreprises. Est donc nécessaire l’existence d’un vrai statut de l’élu politique, syndical, associatif qui sera effectif, en prenant en compte la notion de l’organisation des temps de vie. Il s’agit d’autoriser des délégations momentanées pour assumer des mandats et des fonctions, puis de retrouver son travail, lorsque cesse l’exercice effectif de ses responsabilités. Un bureau des temps devrait être obligatoire au sein de la sphère publique ou privée, car il aurait cette responsabilité de l’organisation de la vie de chacune et de chacun pour assumer durant son existence un ou plusieurs engagements au service des autres. Voilà un grand et beau projet de société pour ce XXIe siècle.
O. ROUQUAN – Le fonctionnement de la démocratie sociale repose sur l’implication des acteurs, à la fois, nous le savons, partenaires et adversaires. La protection sociale telle que nous la connaissons hérite des modes d’engagement des ouvriers, employés et patrons au fil de l’histoire. Son impulsion consiste à rendre possible et normal le dialogue entre travailleurs et entrepreneurs. La protection sociale a connu une modélisation qui prévaut encore dans le sillage du projet de société bâti par le Conseil national de la résistance. L’essoufflement des modalités de dialogue et de décision collective transparaît depuis vingt ans au moins. L’esprit de compromis souffle moins, à mesure que les instances représentatives du monde du travail sont moins soutenues et légitimes. L’État pompier parfois pyromane prend le relais et dicte alors sa loi aux partenaires sociaux pour les réformes sur l’assurance-maladie, dont l’hôpital dès 1995, les retraites, les Assedic… Et aucune loi n’obtient un compromis suffisamment fort pour trouver une application correcte. N’étant pas spécialiste de cette question, je résume ainsi un constat sociologique : l’étatisation de la gestion des risques sociaux est concomitante de la crise des médiations sociales. Cette perte en ligne conduit à multiplier les conflits. Renvoyées dans leurs couloirs respectifs, les instances « représentatives » dialoguent moins. En résulte un investissement faible des citoyens dans la gestion de la société.
Peut-être pourrions-nous redonner un début d’impulsion en focalisant sur l’enjeu de l’autonomie de la personne et en proposant que sa gestion soit territoriale : il s’agirait d’instaurer à l’occasion un paritarisme décentralisé autour du département. Ceci ne signifie en rien la disparition du légicentrisme et des instruments nationaux et paritaires fédéraux, de régulation. Mais cette option responsabiliserait élus locaux, syndicats, représentants des aidants familiaux, retraités, personnes handicapées, représentants des soignants, etc., à la gestion située du cinquième risque. La crédibilité nationale du projet repose sur une péréquation financière préalablement affirmée pour garantir la solidarité. La crise sanitaire liée à la Covid-19 indique, semble-t-il, qu’il faut reconfigurer le lien intergénérationnel et le traitement des personnes dépendantes. Du fait des modes de vie, de la répartition des populations sur le territoire, la différenciation-décentralisation doit s’appliquer. Car la gestion du risque autonomie et santé repose aussi sur une solidarité qui trouve son expression dans des gestes et une présence de proximité. Ces éléments semblent justifier un paritarisme décentralisé à renforcer, au-delà des commissions communales et départementales vouées à la dépendance…
Quelle participation dans les entreprises ?
C. LEBRETON – Ayant choisi le thème de la démocratie, nous avons souhaité aller au-delà de la seule démocratie politique pour évoquer également ses autres formes. La démocratie sociale, bien sûr, mais aussi celle devant voir le jour dans les entreprises – que certains nomment « participation » ou « gouvernance ». Ce thème a déjà été traité depuis longtemps et nous le retrouvons dans les écrits de Charles Fourier, de Pierre-Joseph Proudhon, de Louis Blanc, de Saint-Simon et, avant eux, de Jean-Jacques Rousseau. Il est exprimé dans le préambule de la Constitution de 1958 : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. » En juin 1968, le chef de l’État, le général de Gaulle s’exprimait ainsi : « La propriété, la direction, le bénéfice des entreprises dans le système capitaliste n’appartiennent qu’au capital. Alors ceux qui ne possèdent pas se trouvent dans une sorte d’état d’aliénation… Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante. Il y a une troisième solution : c’est la participation, qui, elle, change la condition de l’homme au milieu de la civilisation moderne… C’est la voie dans laquelle il faut marcher. » Lors du référendum du 16 avril 1969, la question qui était posée comprenait la création des régions, la réforme du Sénat et la participation des entreprises. Les Françaises et les Français décidèrent de répondre par la négative. Dans une analyse après le scrutin, le général exprima ce point de vue : « Vous savez que la France, en votant contre moi, n’a pas écarté les régions, le Sénat et ainsi de suite… Elle a écarté ce que symbolisaient la participation et l’intéressement aux résultats dans les entreprises. » Au cours des cinquante dernières années, il y eut quelques réformes, mais qui furent bien timides et éloignées de l’objectif poursuivi d’une véritable démocratie participative au sein des entreprises.
Dans l’exercice de la présidence du conseil général des Côtes-d’Armor, visitant régulièrement des entreprises commerciales, artisanales et industrielles de mon département, j’ai passé à chaque fois plusieurs heures afin d’échanger avec l’ensemble des responsables et des salariés sur la situation économique et sociale de l’entreprise, mais également sur les problèmes auxquels ils étaient confrontés. Si animer et gérer une grande collectivité comprenant plus de 3000 fonctionnaires et un budget de 600 millions d’euros est passionnant, diriger une PME est une autre aventure, car il faut trouver les marchés afin d’avoir les subsides pour produire et financer les salaires de celles et ceux dont vous avez l’entière responsabilité… À cet égard, en 2019, dans l’un de ses derniers ouvrages, Yanis Varoufakis, ancien ministre des Finances du gouvernement Tsipras en Grèce, écrivait : « Le défi majeur du XXIe siècle serait, à l’échelle du monde, la démocratie dans les entreprises. » La richesse des entreprises, quels que soient leur statut, leur forme, leur organisation, leur importance, repose sur l’intelligence et la compétence de leurs salariés. Certes, la direction et les cadres y jouent un rôle important, mais ce qui est essentiel est la cohérence entre les parties qui la composent pour atteindre une pleine productivité dans une logique de rentabilité et de bien-être au travail. Je suis convaincu que la place des salariés n’est pas reconnue avec justesse ; il faut en faire une force incontournable au sein des entreprises.
Il faut aller très vite pour qu’une présence absolue et déterminante au sein des conseils d’administration soit décidée, avec pouvoir de décision et de contrôle. Les représentants du personnel seraient élus par l’ensemble des salariés, qui constitueraient un collège électoral, en faisant la distinction entre syndicalistes et administrateurs. De nombreux obstacles existent et beaucoup jugent ce projet utopique et irréaliste. Et, pourtant, nos voisins allemands ont déjà mis en œuvre un modèle d’entreprise paritaire, dans le charbon et l’acier dès 1951 et en 1976 pour les entreprises de plus de 2 000 salariés. Cette cogestion n’était pas tout à fait paritaire, mais une représentation des salariés des entreprises de 500 à 2 000 salariés à hauteur d’un tiers du conseil de surveillance a aussi été instaurée. Cela n’a pas empêché l’économie allemande d’être la plus puissante d’Europe – ce fut même l’un des facteurs de cette réussite.
Des réflexions existent depuis de nombreuses années sur ce sujet, produites par d’éminents spécialistes, des universitaires, des experts… Il existe, bien sûr, le secteur de l’économie sociale et solidaire, mais cela n’est pas suffisant. Bien que la loi soumise au Parlement par le secrétaire d’État Guy Hascoët dans le gouvernement Jospin fût un progrès notable avec la création des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC). Aujourd’hui, les mots de « sociocratie » et d’« entreprise libérée » prennent tout leur sens et font l’objet de multiples publications et engendrent des émules et des pratiquants. La sociocratie est un mode de gouvernance partagée, qui permet à une organisation publique ou privée, quelle que soit sa taille, de fonctionner efficacement selon un mode autogéré, caractérisé par des prises de décision distribuées sur l’ensemble de la structure. La sociocratie s’appuie sur la liberté et la coresponsabilité des acteurs. Elle utilise certaines techniques mises au point par ses concepteurs qui fondent son originalité, notamment l’élection de son président et la prise de décision par consentement.
Son originalité porte également sur l’organisation en cercles avec la notion de double lien. La sociocratie concerne des individus réunis par des objectifs au sein de l’organisation et qui ont donc des relations de plus grande proximité. Le centre français de la sociocratie mobilise de nombreux acteurs et experts. Il apporte de précieux conseils et accompagne des entreprises dans leur mutation vers cette méthode. Des collectivités territoriales s’intéressent de plus en plus à cette méthode de gouvernance des assemblées et des services. Après les élections municipales de 2020 et les départementales et régionales 2021, fleuriront de nouvelles initiatives et de nombreuses expérimentations. Un autre exemple, le mouvement des entreprises libérées se développe bel et bien au sein de nos entreprises et se retrouve dans le réseau Entreprendre, fort de 82 agences en France qui prospèrent à grande vitesse. L’entreprise libérée désigne ainsi une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables des actions qu’ils jugent bon, eux et non le patron, d’entreprendre. Elle rejoint le champ des approches de gouvernance partagée. D’excellents ouvrages existent sur ce thème.
Quoi qu’il en soit de la méthode, « les relations hiérarchiques autoritaires, décalées par rapport à la culture démocratique du XXIe siècle, sont devenues un frein pour l’économie et le bien-être social. Nombre d’études démontrent les bienfaits d’une plus grande participation des salariés aux décisions qui les concernent : sur le bien-être et la santé des salariés, mais aussi sur les performances de l’entreprise. Désir de reconnaissance et application vont de pair. Pouvons-nous parler de démocratie ou de gouvernance au sein des entreprises ? Nous pouvons avoir des subtilités de langage, mais le fond de notre démarche est bien que les salariés soient de plus en plus parties prenantes de l’organisation et de la stratégie de leurs entreprises, car ils en sont la richesse humaine et sociale.
O. ROUQUAN – Depuis de nombreuses années, dans les organisations de production de services et de biens, publiques et privées, fleurissent les incantations au management participatif, à la libération des pratiques et de la parole, etc. Dans les années 1960, quelques expérimentations d’autogestion restées célèbres ont été tentées, par exemple LIP – du reste en partie inspirées par le syndicalisme anarchiste révolutionnaire de la fin du XIXe, dont à l’origine la CGT était la représentante. Après l’alternance de 1981, les lois Auroux, les plus importantes en matière de participation des salariés, ont essayé de transformer la gouvernance des firmes en reconnaissant une citoyenneté d’entreprise.
Mais elles se sont heurtées, comme les mouvements autogestionnaires plus tôt, à la culture traditionaliste, au culte voué au chef et au mythe « décisionniste » – du « bon » choix fait par un seul. Le souffle de ces textes s’est perdu dans le vent dominant de la financiarisation du capitalisme. Car les réformes ultérieures du Code du travail obéissent à des orientations essentiellement néolibérales. Comme pour la décentralisation, il s’est agi d’être plus efficient, productif, etc. Depuis les années 1990, le new public management a pris le pouvoir… Pourtant, confrontés aux risques psychosociaux, au mal-être au travail, aux vagues de suicides, aux opinions indiquant bien la défiance vis-à-vis des managers, la sollicitation d’experts s’est généralisée. Ils prônent, tour à tour, depuis vingt ans : le participatif, le collaboratif, etc. et valorisent le projet, le transverse, et même le ludique ! Faut-il sans arrêt faire semblant d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles méthodes qui se succèdent et glissent sur la réalité, ne changeant pas les mondes vécus ?
Ou faut-il prendre en compte sérieusement l’aspiration idéelle et la nécessité sociale de remodeler le travail autour de l’idée de créativité ? Plus que la participation, car, par définition, tout travailleur participe à la chaîne, il faut redéfinir les formes d’engagement et de rétribution. Il semble possible de profiter de la révolution numérique pour libérer bien des postes de leur pénibilité. Nous savons que nombre de métiers vont, sinon disparaître, être bouleversés. Profitons de l’occasion pour activer des collaborations fructueuses au sein des organisations publiques et privées, afin, le mieux possible, de forger des équipes à partir d’une définition délibérée des implications. Cela vaut le coup de tenter le pari du collectif ! Il ne s’agit pas alors de s’enfermer entre cols blancs et experts pour prôner une énième réorganisation transversale, créer un fab lab innovant fantoche et appeler à la « co-construction » forcément « collaborative » pour faire du « design de service » à coups de vocabulaire imbitable.
Mais, pour les patrons et les cadres, il s’agit, comme il se dit familièrement, de se mettre autour de la table avec les ouvriers et employés en situation. Dans les CHSCT créés par les lois Auroux pour mieux dialoguer – mutés en comités sociaux pour des motifs de rationalisation –, il s’agit désormais de débattre et de préfigurer des réorganisations. Quelle nouvelle chaîne productive se dessine avec le télétravail et l’intelligence artificielle ? Comment préserver les droits, non plus du salarié du fait de la progression prévisible des micro-entrepreneurs, mais du travailleur ? Comment ne pas confondre commodités numériques et libertés du citoyen ? Comment comprendre que le consommateur n’est plus disjoint du producteur – économie de la donnée ? Comment assouplir, sans l’effacer, la notion de hiérarchie dans l’organisation ? Enfin, et surtout, comment garder un collectif de travailleurs, à l’ère de l’isolement physique et de la mise en réseau numérique ? Comment continuer à accepter et à mieux représenter la promotion des intérêts des travailleurs face aux actionnaires ?
Au-delà de tels débats qui doivent se poser de la startup aux grands groupes, il convient d’améliorer la prise de décision collective. Sans nier la nécessité d’avoir des dirigeants, l’organisation entrepreneuriale pourrait davantage reposer sur la consultation fréquente et « normale » des représentants de travailleurs pour de nombreuses décisions – y compris de repositionnement stratégique, d’investissement, de marketing, etc. L’acceptabilité de ce type de propositions repose sur des changements culturels profonds, que notre pays, cinquante ans après les velléités gaulliennes de participation, n’a pas su mener. La responsabilité sociale des entreprises (RSE) ouvre des voies et les initiatives de certains occasionnent des avancées environnementales et sociales qui peuvent avoir des externalités positives. Un volontarisme est encore nécessaire pour approfondir de telles voies. Mais, souvent, une fois craqué le vernis des communicants, le contexte négatif transparaît. Les actionnaires ne sont pas encore majoritairement intéressés par un fonctionnement plus démocratique. Or, ils ont un pouvoir majeur. Le tiers secteur de l’économie sociale et solidaire progresse et a été utilement modernisé par la loi dite Hamon. Mais, au fond, les syndicats – y compris patronaux – sont trop affaiblis, et parfois crispés sur des revendications clientélistes, pour porter l’innovation sociale, capable de repositionner les organisations économiques autour d’un travail mieux partagé.
Ainsi politique ou sociale, la démocratie procède d’un état d’esprit et d’une praxis : la volonté de dialogue et la pratique délibérative. En arrière-plan, la confiance que les acteurs s’accordent. Cessons au moins d’obscurcir l’enjeu par de faux concepts et du verbiage inutile, pour celles et ceux qui vivent les situations et veulent trouver une meilleure maîtrise de leur implication dans la chaîne devenue souvent mondiale, de la production.
Conclusion
C. LEBRETON – En plus d’un an, nous avons vécu avec Olivier Rouquan des moments intenses et passionnants d’échanges permanents, et si l’expérience d’écriture est difficile et exigeante, elle est profondément enrichissante. La pandémie a renforcé nos réflexions ; nos propositions convergent très souvent, tout en préservant notre diversité sur tous les sujets évoqués. Après les élections municipales de 2020 et dans l’attente des prochaines échéances électorales, nos thèses ont trouvé du crédit, tant il faut régénérer la participation de nos concitoyens à la vie démocratique du pays. Parfois, nous avons pu paraître classiques sur certains thèmes ; mais nous avons également eu de l’imagination, de l’audace.
Nous sommes dans tous les cas à la fin d’un régime qu’une majorité du peuple ne veut plus et qui n’est pas adapté à la réalité complexe du monde dans lequel nous vivons. Sous la contrainte citoyenne, un jour viendra où une constituante sera élue pour définir et écrire une nouvelle Constitution. Elle sera proposée par le Parlement pour être soumise à un référendum au peuple de France. Car, malgré les immenses difficultés que nous vivons, tant à l’échelle locale que nationale ou dans le monde, un nouveau modèle d’organisation démocratique et territoriale est possible, si nous réussissons véritablement à mobiliser l’ensemble de la population autour de cette question essentielle qu’est la démocratie, autorisant l’épanouissement de nos libertés individuelles et collectives.
O. ROUQUAN – Les réflexions menées avec Claudy Lebreton lors d’un dialogue enrichissant peuvent apporter leur pierre à la régénération de la démocratie par le(s) territoire(s). Une approche ascendante, pour ainsi dire modeste, ou par le bas du gouvernement de la cité, permettrait de réparer bien des maux, qui, depuis des années, minent notre Nation et fragilisent notre collectif. En détournant l’obsession du regard focalisé sur une présupposée grandeur, mais sans abandonner l’ambition de faire Nation, il s’agit de mieux reconnaître l’implication citoyenne dans nos systèmes décisionnels – et surtout dans l’espace politique. La proximité y aide. En arrière-plan, la modification de nos pratiques culturelles est essentielle. Il nous faut retrouver dans nos petites et plus grandes patries, la fraternité. Les propositions faites ici, parfois techniques, d’autres fois politiques, veulent contribuer au débat ouvert, d’une part, sur les territoires – dont on mesure qu’ils sont essentiels au dynamisme d’une nouvelle croissance – et, d’autre part, sur la régénération de la participation au bien commun – dont nous mesurons à chaque élection, combien elle est menacée.
Chercher de nouvelles voies doit être une priorité. Il est vrai que le tour de certains propos peut paraître utopique ; mais, dans les situations périlleuses, il faut faire un saut dans l’inconnu ! Pour terminer, ouvrons nos pensées à de nouvelles réflexions : la régénération démocratique par les territoires devrait permettre de sélectionner de nouvelles élites politiques, mais, aussi, sociales et économiques. Ainsi, s’impose en arrière-plan de notre propos un enjeu peu discuté ici, car tel n’est pas l’objet, mais indispensable : comment renouveler profondément la formation et la désignation de nos décideurs quels qu’ils soient, pour qu’ils partagent une praxis plus démocratique ? Une autre question d’actualité…