Unissant leur deux voix et leurs deux expertises, Claudy Lebreton et Olivier Rouquan proposent une réflexion sur la désirable et nécessaire réorganisation territoriale au vu d’un engagement en faveur de la démocratie. Le fruit de leurs réflexions est livré en trois temps. Après avoir évoqué les évolutions souhaitables relatives aux communes, intercommunalités, départements et régions dans une première note, les auteurs explorent à présent les voies qui pourraient conduire à un saut qualitatif pour une réforme territoriale.
La décentralisation ne s’oppose pas constitutionnellement à l’État. Nous pouvons imaginer une évolution territoriale de ce dernier, pour que les collectivités locales puissent mieux nourrir une démocratie nationale vivante et ouverte. Dès lors, il convient de lever quelques hypothèques : l’autonomie des collectivités territoriales n’est une entrave ni à l’unité de l’État, ni à l’intégrité du territoire – principes constitutionnels. Si tout risque de séparatisme n’est pas à exclure, montrons que concéder une marge de manœuvre juridique et politique plus importante, notamment aux régions, ne devrait pas remettre en cause l’indivisibilité républicaine. Car, en aucun cas, la forme juridique de l’État ne détermine la cohésion nationale.
Dès lors, posons-nous trois types de question : comment mieux reconnaître l’autonomie locale ? Comment conjurer un risque séparatiste ? Enfin, comment repositionner un État toujours garant de l’indivisibilité républicaine ?
De la différenciation à plus d’autonomie
Quelle réforme radicale de l’organisation territoriale ?
C. LEBRETON – L’analyse de la crise sanitaire de 2020 est utile pour faire évoluer notre organisation territoriale. Face à la Covid-19, deux options ont été retenues par les États : celle de l’anticipation avec pour objectif l’éradication – ce fut le choix de l’Allemagne et des pays du Nord de l’Europe – et celle de l’endiguement, conduisant à l’atténuation de la crise, qui fut choisi par la France décidant du confinement le 14 mars, alors que les trois premiers cas en France furent connus le 24 janvier 2020, soit sept semaines plus tard.
Dans l’Allemagne dirigée par Angela Merkel, les Länder – avec leur Parlement et leur gouvernement – assument la compétence des politiques de santé et de protection des populations. Les villes financent le patrimoine public des établissements hospitaliers avec une coopération entre le public et le privé. Dans ce domaine, comme dans d’autres, la chancelière a l’habitude de négocier avec les ministres-présidents des Länder pour définir une politique fédérale de la santé et de la sécurité. Les choix sont alors fondés sur le consensus et la mobilisation des acteurs. De plus, la capacité à posséder très vite les outils de protection que sont les masques et les outils de détection que furent les tests fabriqués en Allemagne a conduit à l’isolation rapide des personnes contaminées.
Notre État est profondément jacobin : depuis la Révolution, le pays n’a plus de roi mais aime la culture du chef. Ce furent Bonaparte, puis le général de Gaulle, intronisés et loués, certes dans des conditions historiques différentes. La Constitution de 1958 qui établit la Ve République, procède de cette trame. Aujourd’hui, cette notion de chef de l’État qui décide seul au sommet et qui a tous les pouvoirs, jusqu’à la caricature (notamment en nommant tous les cadres de la fonction publique d’État), est arrivée à son terme ; elle n’est plus adaptée aux réalités. Certes, le Parlement est là pour contrôler l’action du gouvernement, mais il n’est que peu associé à la procédure qui conduit aux décisions pensées et assumées collectivement.
Au fil des années, en analysant l’organisation démocratique de nombreux États et de leurs collectivités, un régime fédéral me semble préférable. Parmi les 197 États dans le monde, 28 pays sont des États fédéraux et non des moindres : Inde, États-Unis, Russie, Brésil, Éthiopie, Pakistan, Mexique, Allemagne…, représentant 41% de la population mondiale. Un habitant sur deux du monde vit dans un État d’organisation fédérale – Chine exclue. Comme déjà souligné, le défi démocratique doit justifier la réorganisation territoriale : le cadre fédéral est ainsi le plus approprié pour stimuler un regain participatif.
Le terme de « décentralisation » est, en effet, devenu insuffisant : transférer des compétences et des responsabilités à une administration ne confie pas des responsabilités politiques à une assemblée de citoyens élus au scrutin universel direct ayant autorité sur ses services publics. Pour ce faire, des parlements régionaux assumant un pouvoir d’adaptation des lois nationales à leurs territoires sont nécessaires. Une région serait dotée d’une constitution et serait dirigée par un gouvernement. En matière de compétences, l’enseignement supérieur et les grandes écoles seraient confiés aux régions, à l’instar de ce qui s’est fait pour les lycées. De plus, elles devraient assumer entièrement la gestion et l’animation des services publics de l’emploi. Elles géreraient l’aménagement des grandes infrastructures de déplacement, de l’énergie et du numérique. Elles auraient également la charge de la santé, en l’occurrence de décliner une politique sanitaire venant d’une loi nationale, et elles s’occuperaient du patrimoine des établissements publics hospitaliers, y compris des personnels non soignants.
Les départements seraient confortés dans l’exercice de leurs compétences de solidarités sociales et territoriales avec un vrai pouvoir réglementaire d’organisation. Aux villes serait transférée la sécurité civile : pompiers et police. Aujourd’hui, cohabitent dans les communes une police nationale, dont les moyens diminuent, et une police locale, dont les moyens s’accroissent. Aussi, il serait opportun, concernant la gestion des locaux et des moyens financiers et humains, de fusionner ces deux polices sous l’autorité des maires. La gendarmerie resterait sous l’autorité de l’État républicain. Toujours à l’échelon communal, la dynamique des communes nouvelles serait encouragée, à condition de faire l’objet d’un débat conclu par un vote référendaire. L’ensemble de ces propositions doit être débattu lors de concertations organisées par territoires. La synthèse ferait ensuite l’objet d’un référendum constituant, qui dessinerait une nouvelle organisation territoriale de la France dans le cadre d’une VIe République.
O. ROUQUAN – S’il s’agit de transformer l’organisation territoriale de l’État, il va falloir répondre à la question : pourquoi changer une nouvelle fois ? Pour compliquer davantage la gestion ? Arrêtons de vendre à perte l’idée d’une simplification des compétences et d’une baisse de la dépense locale. En revanche, une réforme substantielle peut être justifiée par l’argument politique : donner plus d’autonomie de décision aux institutions proches des citoyens, afin de gérer un certain nombre d’enjeux, tout en rendant des comptes continûment. Voici l’axe de la réforme territoriale proposée. Outre les transferts de compétences supplémentaires, il faut davantage et mieux tenir compte de la libre administration, ou plus largement de l’autonomie locale, dans un souci de simplification et de visibilité.
Dès lors, incombe la responsabilité politique. En effet, l’enjeu principal est de retrouver le lien avec les citoyens et d’en faire le plus possible des acteurs informés et engagés dans des actions locales. La responsabilité politique des représentants territoriaux est alors fondée sur le maintien d’un pouvoir fiscal local, d’une part, sur des dispositifs concrets de démocratie ascendante, d’autre part. Pour le reste, il s’agit de passer à un État régional et de faire de la décentralisation un principe de Constitution de la République. Ce dernier point doit être expliqué. Depuis l’acte II de la décentralisation (28 mars 2003), l’État est à la recherche d’une voie pour conserver son unité et améliorer la reconnaissance de la diversité normative locale. Jusqu’au projet de loi dit « 4D », l’État n’a eu de cesse d’inventer des mécanismes juridiques peu compréhensibles, pour permettre aux collectivités d’adapter le droit à leurs spécificités, tout en maintenant le principe d’une loi uniforme. L’idée est donc d’en finir avec cette illisibilité faite de complexité juridique et d’irresponsabilité politique ; car lorsque la règle devient par trop illisible, les élus locaux peuvent toujours se défausser.
La proposition consiste à adopter une forme d’État qui responsabilise les régions. Ces dernières auraient la possibilité, dans un domaine limité, d’adopter la loi en complément du cadre étatique. En conséquence, leur modèle institutionnel serait changé. De cette clarification naîtrait une responsabilisation plus forte de leurs élus. Pour autant, cette réorganisation aurait pour corollaire un approfondissement de l’égalité et de l’autorité territoriale de l’État. Ainsi, une précision doit être donnée : il ne s’agit pas de proposer un modèle d’État fédéral à l’allemande. L’unité de la France a été bâtie par un État unitaire ; nous ne pouvons, sans prendre de grands risques de désunion, remettre en cause un certain nombre d’acquis, notamment celui – en partie certes mythologique – d’une égalité juridique maintenue par le centre politique, comme valeur cardinale.
Le droit à la différenciation suffit-il à mieux reconnaître l’autonomie locale ?
C. LEBRETON – Le droit à la différenciation est impératif et déterminant pour l’avenir de nos territoires et de ses collectivités. Je prendrais comme exemple la « loi littoral », que nous nous évertuons à appliquer de façon identique que nous vivions sur le littoral des Hauts-de-France, de Bretagne ou de la région sud… Nous sommes face à des réalités disparates sur le plan géologique, maritime, urbanistique et culturel. De la côte méditerranéenne ou normande, voire bretonne, laquelle est la plus bétonnée ou urbanisée ? Vous seriez surpris de la réponse… Pour ces raisons, un pouvoir réglementaire d’adaptation aux régions donnerait une liberté et une compétence à ces assemblées afin d’assumer cette différenciation nécessaire. Ce principe, qui vaut pour cet exemple, pourrait être appliqué pour toutes les lois-cadres et pour certaines lois ordinaires. Cela aurait le mérite de renforcer ce droit incontournable qui conduirait à des réponses claires, mieux appropriées aux réalités locales. Afin de gagner en efficacité d’action publique, les régions doivent donc avoir le choix de transferts de compétences librement consentis. Les options pourraient différer d’une région à une autre.
La Conférence territoriale de l’action publique (CTAP) de la loi NOTRe devrait y conduire. Pour dépasser la lourdeur des procédures, due en partie à l’incapacité des assemblées à être dans un dialogue permanent, seule une culture du compromis est envisageable. Avec la création des CTAP, nous avons de fait inspiré une forme de « bicamérisme régional », ce qui est insuffisant. En Bretagne avec le B16 – composé de la région, des quatre départements et des onze communautés d’agglomération —, mis en œuvre par le tandem Jean-Yves Le Drian-Marylise Lebranchu, le président et la vice-présidente, la voie de la différenciation concertée est déjà appliquée ! D’ailleurs, depuis des années, elle aussi est mise en œuvre dans les territoires ultramarins et cela ne semble pas poser de problème. Vrai progrès pour ces territoires, l’expérience pourrait inspirer en métropole. Des peurs et des craintes légitimes existent et c’est normal ; mais il nous faut faire preuve d’imagination, d’audace et de confiance dans nos capacités collectives à imaginer un futur possible.
O. ROUQUAN – Rappelons d’abord l’existant en matière juridique. Une autonomie normative existe dans notre droit constitutionnel, mais le droit à l’expérimentation de l’art 72 al. 4 est insuffisamment pratiqué. Certes, ces dernières années, il a été activé pour la « tarification sociale de l’eau », par exemple. Les collectivités ont aussi de nombreux statuts et, au-delà de l’Outre-mer, la catégorie de collectivité à statut particulier a permis de prendre en compte la singularité de la ville de Paris – qui est aussi un département –, de la métropole de Lyon, de la collectivité européenne d’Alsace, de la « région » Corse, etc. Face à ces avancées timides, l’ambition gouvernementale est désormais d’aller plus loin et d’instaurer la différenciation. Sans entrer dans le détail, il s’agit de mieux reconnaître la spécificité des compétences et des modèles institutionnels locaux.
Le gouvernement veut donc instaurer un pouvoir réglementaire diversifié dérogeant à la loi. Cette évolution ne transformerait pas la France en État à l’italienne ou à l’espagnole, où les régions ont la possibilité de voter la loi dans certains cas. De proche en proche, avec la différenciation à certaines conditions, des collectivités comparables et non plus identiques n’exercent plus forcément les mêmes compétences et ne disposent plus des mêmes moyens. L’équité devient la norme, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et au préalable la loi maintiennent une certaine égalité dans une complexité juridique accrue. L’approche est intéressante, même si pour le citoyen, peu au fait de ces techniques, tout ceci va rester abscons. La confusion entre les régimes dérogatoires envisagés est probable. Or, notre propos est de tourner la page d’une approche trop technocratique de la gestion territoriale qui, à force d’incompréhensions, produit l’abstention et le retrait citoyen.
Il faut plus de lisibilité juridique pour accompagner une décentralisation plus politique. Il faut donc envisager la transformation de l’État unitaire en État régional, en cadrant constitutionnellement ce que l’on entend par là. L’évolution sera l’occasion d’un débat public pour rendre l’enjeu compréhensible. Dans un État régional, les autonomies disposent, en certains domaines préalablement limités par la Constitution, d’une capacité législative. Elles pourraient ainsi amender et compléter la loi nationale, en le motivant au nom de leurs spécificités en adoptant des lois régionales soumises à contrôle de constitutionnalité. Il faut alors faire simple et éviter les usines à gaz qui caractérisent l’approche actuelle de la dérogation normative. Le constituant ouvrira des domaines définis, dans lesquels trois types de « région » – droit commun, statut particulier, outre-mer – se verront reconnaître des possibilités croissantes d’interventions. Ces domaines donneront lieu à des lois organiques précisant la répartition fine des compétences : ce qui revient à l’État versus ce qui est octroyé aux régions. Il s’agit, en le transformant, de généraliser le régime des lois de pays actif en Nouvelle-Calédonie. Pour les autres niveaux de collectivité, le droit à l’expérimentation, déjà ouvert à l’art. 72, al. 4 de la Constitution, est déjà ajusté, il ne supportera plus forcément la généralisation.
Pour la loi régionale, au nom de l’indivisibilité républicaine, en amont la loi organique et en aval le contrôle de constitutionnalité maintiendraient l’équité de principe. Dans le cadre d’une telle ouverture du pouvoir législatif, les moyens du Conseil constitutionnel seront renforcés pour veiller scrupuleusement au respect du pacte républicain. Afin de renforcer la dimension territoriale de la procédure législative, il se peut que le Sénat régénéré (voir infra) soit situé sur les textes relatifs à la décentralisation au même niveau que l’Assemblée nationale. Cette dernière n’aurait alors plus le dernier mot. Un accord entre les deux chambres serait nécessaire à leur adoption. Il s’agit en l’espèce d’un bicamérisme égalitaire. Dès lors, la voix des territoires serait mieux entendue au sein du Parlement.
Ce changement de droit bouleverserait l’économie de la décentralisation en dotant la région d’une légitimité politique plus forte. L’occasion serait donc aussi trouvée de construire des « autonomies » dotées d’une assemblée et d’un exécutif responsable devant elle. L’exécutif régional aurait son président et l’assemblée régionale le sien. Elle pourrait démettre le président de région et son équipe, à condition de trouver un gouvernement et un programme de substitution – et une nouvelle majorité de soutien. La région pratiquerait donc la séparation souple des pouvoirs et la censure constructive. Néanmoins, institutionnaliser une région pleinement politique nous expose à deux risques : la domination de la région sur les autres collectivités territoriales, d’une part, et le risque indépendantiste, d’autre part.
Au premier des deux titres : il faut assumer le choix qui va clarifier le réseau normatif. La loi régionale, si elle impacte l’action des départements et du secteur communal, devra être appliquée par ces niveaux – hiérarchie des normes oblige. Dans le champ de la planification du développement économique, écologique et de l’aménagement, la région déciderait vraiment de la stratégie. L’évolution des schémas régionaux, désormais prescriptifs, a d’ailleurs ouvert la voie. Le choix tranché de l’État régional clarifie les relations, sans pour autant éliminer l’autonomie des départements et communes. De plus, le legs de l’histoire, la culture égalitaire encore présente, le système de l’État régulateur contribueront à prévenir le risque séparatiste et la dislocation. En effet, l’État pourra s’appuyer sur un fort émiettement communal et départemental pour prévenir une émancipation régionale centrifuge. Ainsi, la réforme visant une transformation en État régional aurait donc plutôt pour vocation à prévenir le risque de l’autonomisme, tout en réinsufflant de la légitimité, car plus autonomes et visibles, les régions seraient aussi plus responsables face aux électeurs. Ces propositions relativement tranchées clarifient l’approche de la différenciation : de trop complexe et « techno », telle qu’actuellement portée, en étant resserrée autour du niveau régional, elle devient politique, donc plus lisible et visible. La décentralisation sera aussi plus responsable, si élus et électeurs jouent le jeu.
Risque séparatiste ?
Les risques de séparatisme ne vont-ils pas croître avec le droit à la différenciation ?
C. LEBRETON – Le 24 mars 1968, le président de la république Charles de Gaulle affirmait que « l’effort multiséculaire qui fut longtemps nécessaire à notre pays pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain ». Ces mots allaient engager le général de Gaulle à proposer au peuple un référendum sur la régionalisation qui n’allait pas voir le jour, car le peuple français lui répondit défavorablement.
Un demi-siècle plus tard, les nombreuses lois de décentralisation votées par le Parlement ont complètement changé, voire bouleversé, notre organisation territoriale. Aujourd’hui, alors que la décentralisation n’est pas arrivée à son terme, les propositions audacieuses, telles qu’une approche fédérale, sont suspectées d’engendrer les risques de séparatisme du fait d’inégalités. Qu’elles soient territoriales, humaines, sociales, culturelles et économiques, ces inégalités portent en germe d’éventuelles fractures. Nous le constatons dans nos territoires avec la recrudescence des mouvements sociaux, tels que les « bonnets rouges » en Bretagne, lors de l’épisode des portiques, ou plus près de nous avec la révolte des « gilets jaunes ». L’histoire regorge de ces épisodes parfois violents qui surgissent régulièrement au sein de nos sociétés, ici et ailleurs.
Avec les crises que nous vivons actuellement, qu’elles soient sociale, écologique, numérique, nos concitoyens ne supportent plus les inégalités de revenus, les fraudeurs et les paradis fiscaux, les passe-droits et veulent un État juste, égalitaire et républicain. Sans quoi, notre pays s’embrasera avec un déferlement de violence, dont on sait qu’il sera dévastateur. Nombreux sont nos concitoyens qui vivent dans des territoires isolés avec un fort sentiment d’abandon, parfois dévastateur et mortifère. La fermeture des services publics de proximité, la montée du chômage renforcée par la pandémie, les incertitudes et les insécurités conduisent inexorablement à la désespérance, à l’intégration et parfois à la rébellion. L’État doit demeurer le garant de l’idée républicaine, des libertés élémentaires et de la fraternité entre les citoyens. Il lui appartient, sous l’action du gouvernement et avec le concours du Parlement, de mettre en œuvre des lois de finances qui, chaque année, par une politique de revenus, une fiscalité et la péréquation, apportent des solutions aux fortes disparités des territoires de la France périphérique – comme l’avait décrite Christophe Guilluy.
Dans le département des Côtes-d’Armor, comme dans d’autres, nous avons développé des contrats de territoire signés avec les communes et les communautés, qui prenaient en compte la richesse des territoires. Ces contrats sont caractérisés par une batterie d’indicateurs, et non strictement financiers – comme le PIB par habitant. Afin que la comparaison en matière de richesse des territoires soit appréciée qualitativement et moins quantitativement, l’indice de développement humain, ainsi que d’autres critères, tels que le nombre d’emplois, de chômeurs, d’allocataires sociaux, des catégories de la population ont été retenus. Ainsi, lorsque le département apportait un euro par habitant en moyenne, il pouvait être de trois euros par habitant dans les territoires modestes ou pauvres. Cela s’appelle d’un mot technocratique la « péréquation ».
La question financière est toujours un sujet complexe. Lors des travaux à l’assemblée des départements de France, les empoignades étaient musclées : tout le monde y était favorable, mais personne ne voulait en faire les frais ! Durant la négociation avec le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en 2013 sur le financement des allocations de solidarité dispensées par les départements, nous avons travaillé d’arrache-pied durant de nombreuses semaines pour parvenir à ce que les plus modestes perçoivent plus que les plus riches. L’enjeu était de taille, ce fut très difficile, mais nous y sommes parvenus en sachant collectivement rechercher le bon compromis. Il s’agissait de répartir une nouvelle recette d’environ 900 millions d’euros provenant d’un financement de l’État sur les frais de gestion d’un impôt local. Par ailleurs, était octroyée aux assemblées la possibilité d’augmenter le pourcentage applicable aux droits de mutations à titre onéreux (DMTO) lors des transactions immobilières. Le 16 juillet 2013, nous signions donc avec le Premier ministre Jean-Marc Ayrault les accords dits de Matignon, permettant aux départements de mobiliser des ressources nouvelles à hauteur d’environ 2,1 milliards d’euros. Voilà l’illustration que le dialogue social, lorsqu’il est mené jusqu’à son terme, peut aboutir à un bon compromis, facteur de progrès pour nos territoires et ses habitants.
Alors, est-ce que les risques de séparatisme territorial existent aujourd’hui ? Nous constatons surtout le retour en force d’un jacobinisme d’État. Or, à l’inverse, un État plus décentralisé serait mieux armé en se recentrant sur ses compétences régaliennes : les affaires étrangères, la défense et la sécurité, les lois et les règlements… Pour le reste, il s’agit d’accorder plus de liberté, d’initiative et de responsabilité aux collectivités locales. La clé du succès repose sur un parfait équilibre entre la proximité et le global. En effet, nos concitoyens apprécient la gestion des services publics locaux et partagent des projets d’aménagement et de développement portés par les collectivités. Nous ne devons donc pas avoir peur d’une autonomie plus grande des assemblées locales. En tant que président des élus socialistes européens de 2008 à 2015 et présidant la confédération européenne des pouvoirs locaux intermédiaires (CEPLI) – confédération qui regroupait l’ensemble du niveau départemental présent dans 19 pays de l’union soit 1 171 collectivités –, j’ai pu observer, analyser, étudier, mesurer ce que les élus vivaient dans et pour leur territoire. Les nombreux déplacements sur le terrain à visiter des réalisations, à échanger avec les élus et parfois les citoyens dans plusieurs pays, me conduisent à penser qu’il ne faut pas hésiter à parier sur l’autonomie locale.
Néanmoins, trop d’inégalités entre le Nord et le Sud comme en Italie, en Espagne, voire dans d’autres États, nourrissent les désirs et parfois des volontés des séparatistes. D’autres explications liées à l’histoire, l’identité, les langues, peuvent également expliquer cette volonté d’émancipation et d’autonomie. Mais, comme indiqué, le risque séparatiste régional est faible dans notre pays. Pointe plutôt un jacobinisme renouvelé, voulant recentrer les compétences ; cela au nom d’une prétendue efficacité, qui ne s’est jamais avérée payante à long terme. François Mitterrand prédisait le 15 juillet 1989 : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire, elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. »
O. ROUQUAN – Sur le risque séparatiste, il faut discuter l’argument suivant, souvent présenté : les États qui se sont régionalisés ces dernières années ont vu les mobilisations identitaires davantage s’exprimer (Italie, Espagne, Grande-Bretagne, etc.). Une lecture rapide peut en attribuer l’entière responsabilité aux seuls régionalistes. Mais les centres politiques y ont leur part, car ils instrumentalisent et ce faisant radicalisent le séparatisme. Cette stratégie est donc totalement contre-productive, comme l’indique le cas espagnol. Un accord était intervenu entre Barcelone et Madrid sur un statut de la Catalogne en 2003. Or, après l’arbitrage de la Cour constitutionnelle bloquant certaines des dispositions statutaires, Mariano Rajoy, alors Premier ministre, a fortement contribué à rendre la situation catalane ingérable. Quelle était sa motivation d’ajouter à la censure juridique une impasse politique sur la question ? Il s’agissait de faire diversion, en passant au second plan les ennuis judiciaires de son parti et l’ampleur de la corruption en Espagne… Qui peut aussi oublier l’attitude également opportuniste de David Cameron vis-à-vis du Brexit, qui donne une nouvelle marge à l’indépendantisme écossais ? etc. Un peu comme avec le populisme, en jouant avec le feu, on le renforce à dessein…
Surtout, les indépendantismes se fraient une voie lorsque l’État est défaillant dans l’application de ses missions fondamentales de cohésion territoriale. Ainsi, une chose est de constater que les États régionaux connaissent des écarts de développement économique territoriaux importants et que les inégalités se creusent. Autre chose est d’attribuer à la forme institutionnelle de l’État la responsabilité de ces inégalités. Ainsi, un constat ou une corrélation sont à distinguer des causes. D’ailleurs, pourquoi omettre des comparaisons, l’Allemagne, l’Autriche, etc. ? Dans ces États fédéraux, la forte autonomie de décision n’est pas corrélée avec des inégalités territoriales incommensurables ou des revendications séparatistes… Enfin, les États unitaires sont également touchés par des phénomènes structurels d’inégalités territoriales ou travaillés par des rébellions locales. Pour la France, on peut citer les mobilisations des « gilets jaunes », les « bonnets rouges » ou encore les régionalismes des années 1970, etc.
Dans ces spirales centrifuges, rien n’est unilatéral. Les catégories fédérales, régionales ou unitaires des États sont d’abord fondées sur le critère juridique, qui ne peut déterminer l’état économique et social d’un territoire. Enfin, soulignons que les régionalistes ne sont pas tous, loin de là, et particulièrement en France, indépendantistes. Donc, agiter le chiffon rouge du séparatisme dès lors qu’est évoquée la perspective d’une organisation régionale de l’État et un approfondissement de la décentralisation est disproportionné. Sans tomber dans le dilemme de l’œuf et de la poule dans l’attribution des responsabilités des spirales inégalitaires et séparatistes, il est néanmoins loisible d’observer qu’un cadre régional facilite l’expression d’un attachement territorial de type politique, et non plus seulement culturel et social.
En conséquence, pour maintenir l’indivisibilité, la crédibilité du projet d’État régional est fondée sur la revalorisation concomitante de la puissance publique étatique. Autrement dit, il ne peut y avoir, quelle qu’en soit la forme juridique, d’élargissement de l’autonomie locale sans un approfondissement de l’autorité de l’État fondée sur sa capacité à faire respecter le Pacte républicain. Pour conclure sommairement, la question centrale est la suivante : un pari limité peut être fait en faveur de plus d’autonomie régionale à deux conditions. La première est, comme indiqué, que des politiques actives de lutte contre les inégalités soient menées efficacement. La seconde est que l’autonomie serve le développement territorial régional durable. Constitution, loi organique et loi nationale doivent y contraindre.
Les situations insulaires, un laboratoire ?
O. ROUQUAN – La situation de l’outre-mer est spécifique. La Constitution régit dans ses articles 73 et 74, en fonction d’un degré d’autonomie croissant, les cas des départements et régions d’outre-mer (DROM, des collectivités de droit commun) et celui des collectivités d’outre-mer (COM, une catégorie spécifique de collectivité). À droit constitutionnel constant, il n’est pas opportun de mélanger le droit propre à l’outre-mer avec celui des collectivités de métropole. Pour autant, le droit à la différenciation en cours de délibération s’inspire forcément des expériences d’outre-mer, pratiquant depuis longtemps une adaptation normative avancée. Si bien que la lisibilité de la distinction entre droit à la différenciation métropolitain et insulaire sera faible.
Le choix d’aller vers un État régional répond à un souci de clarification et de simplification. En dépend une amélioration qualitative de la démocratie territoriale. Avec la proposition d’adopter une organisation régionale étatique, il devient inutile de conserver la distinction alambiquée des régimes juridiques de l’outre-mer. Ceci renforce l’égalité et l’indivisibilité républicaines.
Certes, le champ ouvert aux lois régionales sera plus étendu dans les COM – reprenant, par exemple, les notions de préférences locales déjà actées dans les « lois de pays ». Sur le plan non plus normatif mais institutionnel, comme déjà indiqué, en s’inspirant de régimes accordés à la Corse et à certaines collectivités d’outre-mer, l’idée sera de distinguer dans les régions l’exécutif de l’assemblée chacun un président différent. Le conseil régional pourra, par ailleurs, destituer un président de région. Ici, l’inspiration de quelques expériences menées dans des cas insulaires est certaine. Les conseils départementaux et communes n’auront pas un tel régime de séparation des pouvoirs et continueront de fonctionner avec un leader exécutif présidant également leur assemblée.
C. LEBRETON – La réalité et l’histoire des départements et des territoires d’outre-mer depuis des années m’ont intéressé lors de mes études, puis lors de la mise en place de la décentralisation dans les années 1980. Membre à partir de 1997, puis président entre 2004 et 2015 de l’Assemblée des départements de France (ADF), l’un de mes premiers déplacements fut à l’occasion du congrès annuel à l’île de la Réunion en 2001. Avec Jean Puech, président du conseil général de l’Aveyron et de l’ADF, nous avions saisi l’opportunité de nous rendre à Mayotte pour assister aux manifestations amicales et fraternelles organisées à l’occasion du 25e anniversaire de la création de la collectivité territoriale de Mayotte. Ensuite, chaque année, la réunion des outre-mer nous exposait leur réalité territoriale, sociale, économique, culturelle pour toucher du doigt les problèmes spécifiques auxquels les élus étaient confrontés et les solutions que les assemblées départementales mettaient en œuvre.
Hormis leur situation à des milliers de kilomètres de la métropole, les conseils généraux assument strictement les mêmes compétences que les assemblées départementales situées en métropole. Accompagnant régulièrement les délégations des départements ultramarins dans les ministères dont celui de l’outre-mer, avec la vice-présidente de l’ADF en charge des outre-mer (la présidente du conseil général de La Réunion, Nassimah Dindar), nous avons décidé que chaque année la commission se tiendrait dans les DOM durant plusieurs jours pour permettre des visites de terrain, ainsi que des réunions de travail en immersion. Nous accueillîmes successivement : Martinique, Guadeloupe, La Réunion et Mayotte. La visite de terrain permettait de mieux appréhender et de mieux comprendre leur histoire, leurs cultures, leurs particularités, leurs façons de vivre et de s’organiser.
En observant une carte du monde et en repérant les territoires ultramarins, nous prenons conscience que la France est présente aux portes des Caraïbes et des Amériques à l’est ; à l’ouest de l’Australie et au cœur de l’océan Pacifique entre la côte Ouest des États-Unis et l’Asie. Ce rayonnement au sein de trois océans du monde – l’Atlantique, le Pacifique et l’océan Indien – est une chance. Être à proximité de tous les continents de la planète est un atout géopolitique essentiel. Alors, quels sont les territoires ultramarins ? Premièrement, les départements et régions d’outre-mer (DROM) : Martinique, Guadeloupe, Guyane, Mayotte et La Réunion, qui ont la même législation qu’en métropole et les mêmes compétences décentralisées. La fusion des conseils départementaux et régionaux s’est faite en 2015 en Martinique et en Guyane. Le conseil départemental de Mayotte assume également les compétences de la région. En Guadeloupe et à La Réunion demeurent les deux conseils départementaux et régionaux. Deuxièmement, nous trouvons les collectivités d’outre-mer (COM) qui disposent d’institutions et de statuts particuliers : Saint-Martin et Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Polynésie française. Troisièmement, les terres australes et antarctiques françaises (TAAF) qui ont d’autres statuts particuliers. La Nouvelle-Calédonie a obtenu un statut original avec un parlement et un gouvernement ; elle est aussi composée de trois provinces.
Ces territoires ont des statuts différents qui ont évolué au cours de ces trente dernières années pour s’adapter aux réalités actuelles. Hormis la Guyane située en Amérique du Sud, les territoires d’Outre-mer ont tous un caractère insulaire. Des universitaires ont observé que, très souvent, l’identité des îles et de leur population s’est construite en opposition à la métropole. Ces territoires connaissent des peuplements très différents, rencontrent de grandes variétés climatiques, sont habités par des populations aux origines très diverses et présentent de nombreux atouts. Des difficultés identiques les rassemblent cependant :
- l’insularité de petite taille avec des problèmes d’autosuffisance ;
- l’éloignement et la distance de la métropole, qui entraînent de longs déplacements et qui renchérissent le coût des importations ;
- des risques naturels : cyclones tropicaux, séismes, volcans actifs, inondations, érosion des sols et déforestation ;
- des inégalités de richesse avec des difficultés socioéconomiques, des économies fragiles et dépendantes, l’absence de ressources naturelles, des niveaux de revenus disparates ;
- des taux de chômage élevés, une jeunesse nombreuse, une immigration importante, qui affecte considérablement ces territoires, en constituant des atouts, mais en contrepartie aussi des difficultés.
Ces territoires représentent néanmoins pour la France un fort potentiel économique, touristique, militaire et une présence essentielle aux portes des autres continents. Une particularité réside dans le fait que ces territoires augmentent considérablement la zone économique exclusive (ZEE). Avec plus de 10 millions de kilomètres carrés, elle constitue une immense réserve de ressources et des opportunités de surveillance de l’espace maritime mondial. Cette zone maritime située à 200 miles marins à partir des côtes réserve aux pays l’exclusivité de l’exploitation des ressources (énergies, pêche…). La France dispose de la deuxième zone économique exclusive la plus importante de la planète.
Le projet d’organisation démocratique et territoriale pour le futur des élus de ces territoires ultramarins soulève une interrogation. Pour transformer l’organisation territoriale en métropole, nous pouvons nous inspirer de leur recherche constante de davantage d’autonomie. La nouvelle organisation de la Corse, qui dispose d’une assemblée territoriale unique et d’un partage entre le pouvoir législatif et l’exécutif, peut aussi nourrir notre réflexion. Je pense que nous pouvons imaginer, expérimenter, encourager et appliquer d’autres formes d’organisation démocratique en métropole. Enfin, une organisation de notre pays en État fédéral pourrait constituer, à mon avis, un formidable progrès pour l’outre-mer. Néanmoins, les confrontations idéologiques seront nombreuses avant de parvenir à l’organisation plus partagée que j’appelle de mes vœux.
Repositionner l’Etat
Quid de la déconcentration ?
C. LEBRETON – En 2012, trente ans après la première loi de décentralisation, nous avons fait une évaluation à l’échelle du département des Côtes-d’Armor et de sa collectivité éponyme. Prenant le thème de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, nous nous sommes posé la question suivante : « Est-ce que la décentralisation a été un facteur de progrès ? » Les débats, lors d’un colloque avec des agents, des experts, des universitaires, des élu·e·s, des parlementaires furent riches ; ils ont conclu à une réponse positive. À ce titre, le premier label concernant ce sujet, ô combien essentiel, fut attribué au département, après des années de travail et une volonté politique réelle. Au-delà de cet exemple, la loi de décentralisation fut un progrès, voire une révolution, dans les années 1980. Ce succès soulignait en creux l’échec de la déconcentration administrative des services de l’État entre les niveaux centraux et locaux. Le préfet devait souvent en référer au ministère de l’Intérieur pour des dossiers qui auraient dû être traités au niveau départemental. Depuis lors, cela a beaucoup évolué, mais il reste du chemin à parcourir. Les directions centrales sont encore et toujours trop pressantes et surtout Bercy, qui est au cœur du pouvoir technocratique et financier et domine depuis sa forteresse sise dans le 12e arrondissement de Paris.
Si la décentralisation a eu de nombreux aspects positifs quant à la proximité de services publics, de l’efficience de l’action publique, il n’en demeure pas moins que les procédures de décision tant politiques qu’administratives restent chronophages et lourdes. Regardez l’organigramme des grandes collectivités, la présentation en « râteau » et la verticalité des directions, le cloisonnement des services, enfin la spécialisation extrême des agents qui contribue à alourdir la prise de décision. Aujourd’hui, les collectivités importantes font face, comme naguère l’État, au défi de la déconcentration qui raccourcit le chemin menant à la décision (car les circuits courts génèrent de la fluidité, des libertés, de l’innovation et des responsabilités en proximité). Déconcentration, décentralisation, différenciation, démocratisation ; un principe doit s’imposer : la décision doit être prise au plus près du citoyen et de son lieu de vie. Aujourd’hui, l’organisation doit se faire autour d’ensembles mobiles, avec une grande diversité de métiers et de parcours.
L’enjeu est de créer des collectifs financiers, sociaux, culturels, éducatifs, économiques pour répondre aux problèmes territoriaux. Le numérique n’est pas une fin en soi, mais il contribue à repenser considérablement les questions et les réponses à apporter aux élus et aux habitants. Grâce à lui, il n’est plus nécessaire de se rendre à la mairie pour signaler un lampadaire défaillant ; avec Internet, en quelques clics, la réparation est également rapide. Pour autant, je sais que si 80% de nos concitoyens accèdent à Internet, 45% ne savent pas ou ne veulent pas faire des démarches via le numérique. Il faut assurer une transition au cours de laquelle cohabite une diversité de démarches possibles. L’administration territoriale est concernée au premier chef, sinon certains pourraient être tentés par la privatisation des services croyant que là est la clé de tous nos maux. Cela pose une multitude d’interrogations sur la formation initiale des métiers, du télétravail ou du travail à distance, de la création des tiers-lieux, de l’organisation des temps de vie, etc. Voilà un formidable défi passionnant pour les années à venir. Il est déjà bien présent, rendu plus intense avec la crise liée à la Covid-19 et participe d’une recomposition de la déconcentration.
O. ROUQUAN – L’enjeu de la déconcentration conduit l’État à repositionner les services sur les missions essentielles. Il faut, par exemple, redonner force et cohérence à la gestion des crises et à l’arbitrage des différends locaux. L’État doit aussi refaire du contrôle effectif, ce qu’il a trop délaissé. Moderniser et muscler l’évaluation et le contrôle, telle est la première proposition. Les échelons déconcentrés pourraient davantage se consacrer à l’évaluation et à l’accompagnement des politiques territoriales, désormais pour la plupart pilotées par les collectivités locales. Du fait de l’affaiblissement constant de leurs effectifs, les préfectures, directions départementales et régionales de l’État renoncent à exercer des missions : décentralisons-les définitivement. La loi 4D inclut quelques propositions à cet égard – les routes et les pupilles de l’État pour les départements, par exemple, tout en recentralisant partiellement le RSA. En contrepartie, les personnels restant à l’État se consacreraient à une évaluation en continu de l’action décentralisée. Elle donnerait ensuite lieu à des négociations et à des partenariats pour améliorer la politique publique territoriale. Nous sommes là dans le champ de la coopération État-collectivités.
Mais il faut aussi revoir la chaîne d’alerte et de contrôles contraignants qui doit prolonger les missions d’évaluation continue. L’État doit reprendre la main : tout octroi d’avantages doit être suivi d’effets. Si les engagements ne sont pas tenus, les partenaires doivent être sanctionnés. Il ne s’agit pas seulement de la légalité – du reste, trop abandonnée ces dernières années –, mais aussi de la gestion du budget, du respect des normes techniques, de la gestion des risques, de l’exercice du pouvoir de police administrative… Ainsi, en dernier ressort et seulement en dernier ressort, l’État déconcentré doit pouvoir garantir le respect de la République indivisible, décentralisée, laïque, démocratique, écologique et sociale. Cela repose donc aussi sur sa capacité à sanctionner. À cet égard, la bonne pratique repose sur un contrôle motivé, excluant l’excès de procédure se révélant trop lourd pour les acteurs qui bénéficient du principe de confiance a priori. Les personnels restant à l’État seraient donc déployés sur des missions d’évaluation, de contrôle, mais aussi, de gestion de crise.
Au sujet de cette proposition, le pilotage des risques environnementaux, sanitaires et sécuritaires autour des préfectures et des directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités, ainsi qu’autour des préfets de zone de défense, agences régionales de santé (ARS) et hôpitaux, doit être revu et corrigé – notamment après la crise liée à la Covid-19. Le personnel destiné à protéger les intérêts vitaux et les populations gagnerait à être mieux formé, rémunéré et entraîné aux situations de crise. Un plan dédié Ressources humaines et un plan d’investissement et de modernisation piloté par le ministère de l’Intérieur en liaison avec celui de la Santé et des Armées est nécessaire ; d’autant plus au vu des lacunes logistiques apparues lors de la crise sanitaire. Dans la gestion des crises, l’État a aussi tout intérêt à bien clarifier son rôle auprès des collectivités territoriales, surtout si elles gagnent en autonomie. Il ne s’agit pas dans l’urgence de perdre du temps et de l’efficacité. En situation critique, la main revient à l’État central pour définir les orientations en limitant l’entropie. Un État régional n’est pas désorganisé par nature.
La gestion de la Covid-19 en Italie ou en Espagne – États régionaux – a, de ce point de vue, pu prêter à interrogations. Mais, en Espagne, lors de la crise catalane, le centre a pu mettre sous tutelle l’autonomie et maintenir l’ordre. Pour la Covid-19, la décision de déclarer l’état d’urgence place les régions sous le pouvoir hiérarchique de l’État central : tous les fonctionnaires sont aux ordres de Madrid. Les régions n’apprécient guère ce centralisme relatif et l’opposition se cabre face à certains ratés logistiques – qualité des commandes. Pour autant, dès le 10 avril 2020, l’Espagne est en mesure de distribuer des masques dans le métro et en pharmacie et le 23, l’état d’urgence sanitaire est reconduit par le Parlement. Plus tard, soit vers le 20 janvier 2021, l’Espagne a procédé à plus de 800 000 vaccins lorsque la France parvient péniblement à 400 000. Pedro Sanchez, après un démarrage difficile, négocie continûment avec les régions, non sans accrocs. Mais, début 2021, il a conduit 18 réunions avec les présidents des autonomies et procède à la convocation de 68 conseils interterritoriaux. Une telle gouvernance permet incontestablement de partager la décision. Elle n’est pas par nature inefficace : fin avril 2021, le taux d’incidence y est de 190 par habitants contre 455 en France.
Pour défier encore le préjugé centralisateur, tournons-nous vers l’Allemagne : l’esprit de coopération entre l’État fédéral et les laboratoires disséminés dans tout le pays compte pour beaucoup dans la pratique massive de tests dès janvier 2020. Ensuite, la gouvernance ouverte entre la chancelière et les seize Länder a facilité l’ajustement territorial de la stratégie fédérale. Certes, lors de la seconde vague, les limites du fédéralisme apparaissent, justifiant l’affirmation de l’État central. Globalement, la chancelière négocie avec les Länder, mais n’impose pas brutalement. Lorsqu’est votée au Bundestag, le 21 avril 2021, une loi autorisant la mise en place d’un couvre-feu national en vertu du taux d’incidence, les oppositions sont nombreuses et certains considèrent que les droits fondamentaux sont menacés. Mais, ce faisant, démonstration est faite que l’organisation régionale de l’État n’exclut pas une gestion de crise plus centralisée sur certains points.
A contrario, État unitaire, la France n’est pas épargnée par les dysfonctionnements. Ainsi, l’externalisation constante de compétences a provoqué une certaine dispersion dans la gestion de la crise sanitaire. À l’instar de la gestion des stocks de masques, la production et la distribution logistique étatique n’ont pas été exemptes d’incohérences sur les tests et les vaccins. Si bien que les régions, départements et communes en sont parfois venus à suppléer l’État, voire à entrer en conflit avec lui. Le lien public/privé peut aussi être moins fluide que voulu (voir commande de produits à l’international, choix des réseaux de distribution). L’État unitaire central a, semble-t-il, été performant pour mettre en place le premier confinement et coordonner les hôpitaux, mais moins pour organiser la production et la commande de matériels nécessaires – à l’exception peut-être des respirateurs et des lits ?
Enfin, notre incapacité à nous adapter à la diversité territoriale face à la propagation du virus peut poser quelques questionnements. Lors du deuxième confinement, il peine à sortir de l’injonction entre traitement égal des citoyens et prise en compte de la diversité des situations. En septembre, certains édiles, au contact de leurs administrés, contestent les critères et les décisions réveillant parfois la querelle entre territoires. Par la suite, soit à partir du 15 décembre 2020, certains élus réclament un reconfinement sur leurs territoires, sans l’obtenir. Ils s’interrogent : est-on sûr de l’efficacité du couvre-feu ?, etc. Dans la mesure où aucun maillon de la chaîne de décision n’est décentralisé, les citoyens et élus dénoncent souvent l’État : collectivités et sociétés locales ne peuvent servir de « tampon » et, surtout, d’arènes de délibération. Le 14 janvier 2021, au vu de la progression prévisible de l’épidémie, le Premier ministre généralise le couvre-feu à 18 heures sans obtenir un fort compromis. Le sort différencié des zones les plus touchées pose de nouveau problème…
À l’avenir, pour les crises d’ampleur, la chaîne de commandement centralisée et déconcentrée peut le rester lorsque sont en cause la vie de la population, l’intégrité du territoire ou le fonctionnement régulier des institutions – comme l’indique la directive relative à la défense et la sécurité nationale. Mais tout doit être fait pour que le lien avec les collectivités territoriales soit plus performant. La région peut, du fait de son positionnement sur les compétences internationalisées et économiques, appuyer l’État en matière logistique. Devra-t-elle intervenir en matière de santé publique ? Si la forme régionale de l’État est choisie, un cadre législatif préalable devra anticiper la gestion de crise nationale.
La qualité de l’anticipation et de réaction face à l’inconnu ne dépend pas du type territorial de l’État. Aussi, sans doute, tient-on ici une piste avec la notion d’ouverture du management pratiqué. Qualité de l’écoute préalable et processus de codécision. La culture managériale doit évoluer en France, car elle est au principe de nombre d’échecs. Retenons que la transformation envisagée en État régional n’exempte pas le centre, s’il garde toutes ses compétences de gestion régalienne des crises, d’un effort massif pour être totalement opérationnel : moins procédurier et pleinement soumis à la logique d’efficacité et de légitimité. De ce point de vue, il doit notamment affirmer sa volonté de dialogue avec les collectivités territoriales et acteurs de proximité, en temps ordinaires et en temps de crise.
Les finances locales réformées : comment bien faire ?
O. ROUQUAN – En plus de définir les grandes orientations, de piloter les crises, d’évaluer et de contrôler, afin de gagner en légitimité, la puissance publique étatique doit corriger les inégalités. La régionalisation n’est possible que si le centre renforce les garanties données en faveur de la cohésion territoriale. La politique fiscale doit renforcer l’équité et la péréquation (redistribution territoriale de ressources), doit en constituer la priorité. Ceci suppose une révision des dotations, mais aussi une nouvelle lecture de la fabrique des politiques nationales en incluant systématiquement dans l’étude d’impact, une évaluation territoriale ex-ante.
Au-delà de l’enjeu de la redistribution, toujours en vertu des exigences démocratiques de lisibilité et de visibilité, il conviendrait de définir deux impôts locaux par collectivité : l’un sur les ménages, l’autre sur les entreprises. L’idée demeure que la responsabilité politique pleine et entière revendiquée pour la décentralisation ne peut se passer d’un pouvoir fiscal local. Chaque niveau doit pouvoir délibérer dans le cadre de la loi, de deux impôts – partie du taux et partie de l’assiette. Notre système représentatif est fondé sur la responsabilité : dès lors que l’élu local vote un impôt, il en assume les conséquences face aux électeurs. En rendant le système plus clair (deux impôts par collectivité), le jeu de défausse serait limité.
Bien sûr, pour le reste, les collectivités restent financées par des impôts transférés et indirects, par quelques autres ressources propres et par des dotations et emprunts. Certains peuvent considérer qu’avec le basculement de la totalité du foncier sur le secteur communal, la suppression de la taxe d’habitation, d’une part, et le maintien de l’impôt sur le foncier d’entreprise, d’autre part, la dichotomie impôt ménage/impôt économique s’applique déjà au secteur communal. La diminution voulue des impôts de production va encore limiter le pouvoir fiscal local. Mais, surtout, une question se pose : est-il judicieux de fonder l’impôt ménage communal sur la propriété foncière ? Est-ce socialement juste ? Est-ce, dans la société des mobilités, une mesure d’avenir ? Une seconde question se pose : il faut redonner du pouvoir fiscal aux départements et région si le principe de responsabilité est toujours le socle de la représentation.
Par ailleurs, pour le couple commune-intercommunalité, se pose l’enjeu de la redistribution intercommunale. Rappelons qu’en fonction du potentiel financier de la commune, l’intercommunalité verse à la commune une dotation de solidarité. Cette règle justifie en partie le choix de périmètres intercommunaux suffisamment grands faits en 2015. Car, ce faisant, la redistribution entre intercommunalité et communes membres peut être significative. Sans doute faut-il améliorer cette solidarité entre intercommunalités et communes. Il faut aussi refonder des fonds de péréquation relatifs à chaque niveau de collectivités : des intercommunalités-communes les plus riches vers les plus pauvres et idem pour les départements et régions. Ceci existe déjà en partie. Mais il s’agit de donner plus de volume et de lisibilité à ces dispositifs, afin de ne pas transformer l’État régional projeté en accélérateur d’inégalités territoriales, mais en son contraire.
Outre l’amélioration de la responsabilité politique, une réforme territoriale décentralisatrice doit donc être conforme aux principes républicains. De droit, l’égalité face à l’impôt est garantie par le Conseil constitutionnel et tout impôt est préalablement créé par le législateur. Ces garde-fous ne disparaissent pas et l’approfondissement de la péréquation des ressources entre collectivités riches et pauvres d’un même niveau jouera davantage en faveur de la cohésion territoriale.
C. LEBRETON – L’histoire nous l’a enseigné. Les compétences et les responsabilités vont de pair avec les moyens humains et financiers. Cet ensemble doit être mobilisé au meilleur endroit, car il y va de l’efficacité de l’action publique au nom des biens communs et de l’intérêt général. En dépend aussi la perception de nos habitants que le service public reste de grande qualité. Or, il y a souvent un fossé entre la réalité et la perception. Pour mobiliser des services, construire des collèges, développer l’économie locale, assurer la sécurité, il faut d’abord réhabiliter le consentement à l’impôt local, sans lequel rien ne sera possible : vous payez des impôts locaux et, en contrepartie, vous avez des services gratuits. Des impôts justes et équitablement répartis en fonction des revenus : telle est l’équation. Pour toutes ces raisons, les collectivités doivent recevoir des dotations d’État légitimes du fait qu’elles contribuent à la richesse nationale via l’investissement public – dont 75% sont financés par les collectivités territoriales. Une part non négligeable de leurs ressources (25% à 30%) provient cependant de la fiscalité locale. Taxe d’habitation, taxe foncière bâtie et non bâtie, taxe professionnelle ont disparu ou ont évolué au fur et à mesure des années et des lois de finances successives.
Il s’agit désormais d’imaginer de nouveaux impôts, à condition qu’ils se substituent aux anciens. Ainsi, la taxe d’habitation ou la taxe foncière bâtie pourrait être remplacée par une part additionnelle d’impôt sur les revenus. Edmond Hervé, ancien ministre et maire de Rennes, avait imaginé un projet très cohérent, loué par ses pairs, mais qui ne fut jamais appliqué par absence de volonté politique et réticences des grands corps de Bercy. La révision des bases a été décidée, mais jamais appliquée, à cause des échéances électorales trop rapprochées. Avec l’Association des régions de France (ARF), l’Association des maires de France (AMF) et l’Association des départements de France (ADF) – quand j’en étais le président –, nous avions fait des propositions aux fonctionnaires du ministère des Finances et du Budget qui reconnurent, pour la première fois, la pertinence et la cohérence de nos propositions. Nous avions réussi car nous étions accompagnés par des experts de grande qualité, qui nous comprenaient et connaissaient parfaitement les finances des collectivités locales. Mais ils n’y donnèrent aucune suite.
L’idée d’un panier d’impôts, chacun étant spécialisé par niveau territorial, les administrations locales ayant la responsabilité de les lever et de les percevoir directement, a ma préférence. Ceci permettrait aux élus de faire une communication pédagogique sur l’utilisation des deniers publics. À l’automne 2012, lors de notre entretien avec le président de la République, le Premier ministre et les membres du gouvernement, au nom de la délégation de l’ADF, j’avais proposé l’idée d’une loi de finances spécifique aux collectivités territoriales – à côté du projet de loi de finances et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Ceci aurait permis au Parlement d’avoir un temps pleinement consacré aux financements des collectivités. Cette idée était partagée avec l’ancien ministre du Budget Alain Lambert et président du conseil général de l’Orne. J’ai eu l’opportunité de la présenter lors d’un Comité des finances locales présidé par André Laignel qui jugea l’idée pertinente. Il faudrait passer à l’acte !