Regard des Français sur la lutte contre la désinformation

À mesure que la désinformation en ligne s’est imposée comme un sujet d’inquiétudes pour une partie des citoyens et responsables politiques, une véritable industrie des professionnels engagés dans la lutte contre les fake news s’est développée. Mais certaines pratiques de cette industrie ont récemment fait l’objet de nombreuses critiques. À travers une nouvelle étude Verian (ex-Kantar Public), Guillaume Caline, directeur Enjeux publics et opinion chez Verian, et Laurence Vardaxoglou, doctorant à l’Université Paris 1 et l’École d’économie de Paris et directeur d’études chez Verian, montrent que – loin de faire l’unanimité – cette lutte contre la désinformation interroge les Français et pourrait s’avérer contre-productive.

La désinformation en ligne est devenue un enjeu majeur de nos sociétés à partir de 2016, dans le sillage du Brexit et de l’élection de Donald Trump. Rapidement, une nouvelle industrie composée d’entreprises, de chercheurs et d’experts s’est constituée pour mieux comprendre les mécanismes de la désinformation et chercher, in fine, à lutter contre son influence sur les opinions et comportements individuels. À cet égard, la France possède l’une des industries de la lutte contre la désinformation les plus développées, avec des services de vérification des faits reconnus (notamment au sein de l’Agence France Presse avec AFP Factuel, du journal Le Monde avec « Les Décodeurs », de Libération avec « Checknews », etc.), des chercheurs de renom (travaillant notamment au sein de Sciences Po, de la Sorbonne ou de l’École d’économie de Paris) et la seule agence gouvernementale en Europe dédiée à traquer les ingérences étrangères, Viginum.

Le développement d’une telle industrie – surnommée « Big Disinfo » par le journaliste du New York Times Joseph Bernstein1Joseph Bernstein, « Bad News. Selling the story of disinformation », Harper’s Magazine, septembre 2021. – ne va pas sans interrogation sur son rôle et certaines de ses pratiques ont récemment fait l’objet de critiques. Ces critiques sont de trois ordres :

  • d’abord, le fait de qualifier dans le débat public un fait ou une information comme de la « désinformation » relèverait d’une censure à motivation politique (et donc subjective) restreignant la liberté d’expression ;
  • ensuite, effectuer un fact check reviendrait en fait à se positionner en arbitre de ce qui constitue la réalité ou non, et risque ainsi d’accélérer la polarisation du débat public ;
  • dernière famille de critique : le fait même d’utiliser le terme technique de « désinformation » dans le débat public conduirait à en exclure certains citoyens et confisquerait donc la discussion démocratique.

Un grand nombre d’études publiées en France et ailleurs dans l’Union européenne montrent une forte inquiétude des opinions publiques à l’égard des effets de la désinformation2Unesco/Ipsos, Survey on the impact of online disinformation and hate speech, septembre 2023.. Selon une enquête Eurobaromètre de 2023, par exemple, 78% des Européens craignaient que le vote des électeurs lors des élections européennes soit influencé par la désinformation3Eurobaromètre, Citoyenneté et démocratie Flash Eurobaromètre 528, décembre 2023.. Toutefois, il existe encore peu de données sur ce que les citoyens pensent de « la lutte contre la désinformation », de ses acteurs et de ses méthodes. Qualifier une déclaration ou un fait de désinformation est-il perçu comme une restriction de la liberté d’expression ? Comment les citoyens réagissent-ils quand ils entendent le personnel politique parler de désinformation ? Les cellules de vérification des faits (fact-checking) sont-elles perçues comme apportant une réelle plus-value au début public ?

Au-delà de la lutte contre la désinformation, ces questions renvoient à des problèmes sociétaux plus larges, notamment le manque de confiance dans les médias et les institutions, la polarisation du débat public et le désenchantement envers la politique. Pour mieux comprendre l’opinion des Français à l’égard de cette industrie naissante de la lutte contre la désinformation et répondre à ces questions, Verian a mené une enquête en ligne auprès d’un échantillon représentatif de la population adulte française du 26 au 28 mai 20244Enquête réalisée en ligne par Verian du 26 au 28 mai 2024 auprès d’un échantillon de 994 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus (représentativité assurée par la méthode des quotas appliquée au sexe, à l’âge, à la catégorie socioprofessionnelle, à la région et à la catégorie d’agglomération du répondant)..

Qualifier des points de vue comme de la « désinformation » est perçu par une majorité de Français comme une tentative de mettre fin au débat

La principale critique à l’égard des tentatives d’identification et de dévoilement des fausses informations dans le débat public (debunkage) est qu’elles restreindraient en réalité la liberté d’expression. Aux États-Unis, un représentant républicain de l’Ohio, Jim Jordan, et le think tank America First Legal lié au parti ont ainsi lancé une campagne contre des chercheurs en désinformation, les accusant de chercher à « supprimer les idées conservatrices » du débat public et les menaçant de poursuites judiciaires5Kirsten Weir, « This election year, fighting misinformation is messier and more important than ever », American Psychological Association, vol. 55, n°1, p. 40.. Mais ces critiques n’émanent pas uniquement des responsables politiques conservateurs. Récemment, plusieurs médias américains ont lancé des recours judiciaires contre le Global Disinformation Index (GDI), une organisation britannique qui classifie les sites d’information selon leur risque de diffuser de la désinformation6Freddie Sayers, « Inside the disinformation industry. A government sponsored agency is censoring journalism », UnHerd, 17 avril 2024.. L’objectif du GDI est d’aider les annonceurs à éviter de placer leurs publicités sur des sites identifiés comme à haut risque de désinformation. Toutefois, des critiques font valoir que les classifications du GDI risquent de faire taire certains points de vue ou perspectives, controversés sans être nécessairement de la désinformation.

Que pensent les Français de ce reproche souvent fait à la lutte contre la désinformation ? Notre étude montre qu’ils y sont assez sensibles : 55% des répondants sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « les grands médias ont souvent tendance à qualifier des points de vue ou des informations différentes des leurs comme de la désinformation », contre 24% qui sont en désaccord. Les sympathisants du Rassemblement national (72%) et de La France insoumise (69%) sont particulièrement nombreux à être en accord avec cette affirmation. Notons également que la proportion de répondants qui sont sans avis ou ne se positionnent pas est relativement élevée pour ce type d’enquête (21%), témoignant là aussi du fait que la désinformation est un sujet lointain pour une part conséquente de Français ; en particulier ceux qui ne suivent pas du tout la politique (46%), qui sont sans préférence politique partisane (33%) et ceux qui n’ont pas de baccalauréat (28%).

Parallèlement, une part similaire de Français (55%) estime que « le terme désinformation est souvent utilisé pour censurer les idées ou arguments qui mettent en cause le courant de pensée dominant ». Si 72% de ceux qui se positionnent à l’extrême droite du spectre politique sont d’accord avec cette affirmation, on ne constate pas ici d’adhésion plus marquée à l’extrême gauche.

Fact-checker porte le risque d’aliéner ceux dont on a prouvé qu’ils avaient tort et contribuer ainsi à la polarisation

La deuxième grande critique à l’encontre de l’industrie de lutte contre la désinformation concerne le fact-checking. Cette pratique s’est particulièrement développée lors des campagnes électorales afin de vérifier – et démentir, le cas échéant – les déclarations des candidats. Toutefois, l’idée qu’il existerait en toutes choses une vérité « absolue » peut être problématique, en particulier en matière de politique. Les fact-checkeurs ont ainsi régulièrement été accusés de prétendre avoir un accès privilégié à « la » réalité et d’ignorer d’autres points de vue légitimes. Récemment, on en a vu un bon exemple aux États-Unis à l’occasion du premier débat entre Donald Trump et Kamala Harris. L’ancien président s’est bruyamment plaint d’avoir été traité de manière injuste par les deux modérateurs qui étaient également chargés de vérifier les faits et déclarations lors du débat. Il a affirmé que le débat était « truqué » notamment parce qu’ils étaient « trois contre un », comprendre les deux modérateurs et la vice-présidente face à lui. Selon Donald Trump, ses propos ont été systématiquement vérifiés et jugés comme faux, alors que Kamala Harris aurait été exemptée de cette vérification7Fox News, Trump rips ABC for ‘rigged’ debate: ‘It was three-to-one’, 11 septembre 2024..

En France, les citoyens portent un regard a priori bienveillant sur les fact-checkeurs : 56% des Français les trouvent en effet « utiles car ils aident les citoyens à éviter de croire à de fausses informations ». Les jeunes de 18 à 24 ans (65%) sont plus susceptibles d’être d’accord avec cette affirmation, tout comme les catégories socioprofessionnelles supérieures (63%, vs. 45% des CSP-). En outre, les dernières éditions du baromètre Verian-La Croix sur la confiance des Français dans les médias montrent qu’un peu moins de la moitié des Français (47%) déclaraient avoir déjà lu ou consulté des articles ou émissions de fact-checkeurs et un sur cinq (22%) citent le fact-checking comme outil principal dans la lutte contre la désinformation8La confiance des Français dans les médias, baromètre Kantar Public / La Croix, édition 2023..

Toutefois, la place occupée par les fact-checks dans le débat public suscite des inquiétudes. 43% des Français sont ainsi d’accord avec l’affirmation selon laquelle « les fact-checkeurs créent des divisions dans la société en suggérant que sur certains sujets il existe « une » vérité alors que ce n’est pas le cas » (contre 27% d’un avis contraire). Et 45 % estiment également que « les fact-checkeurs sont biaisés parce qu’ils s’intéressent souvent à certains types d’informations et en ignorent d’autres » (contre 24% d’un avis contraire). À noter que ceux qui se positionnent à l’extrême droite sont un peu plus susceptibles d’être d’accord avec ces affirmations (respectivement 54% et 55%).

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La « désinformation » : un terme rarement utilisé par les citoyens

La troisième critique que nous considérons dans notre étude renvoie à l’utilisation même du terme de « désinformation » qui poserait un problème d’accessibilité et conduirait à exclure une partie des citoyens de la participation au débat public. En fin d’année dernière, le philosophe britannique Dan Williams faisait ainsi valoir sur son blog que les citoyens n’utilisent pas le terme technique de « désinformation » dans leurs conversations quotidiennes avec leur famille et leurs amis et que l’utilisation accrue de ces termes par les journalistes, les experts et les élus créent une distance encore plus grande entre eux et les citoyens9Dan Williams, « Why do lots of people hate the disinformation industrial complex », Dan Williams Philosophy, 21 décembre 2023..

Notre enquête montre effectivement que la grande majorité des Français (78%) n’utilisent que rarement ou jamais le terme de « désinformation » lorsqu’ils discutent de l’actualité avec leurs proches. Si en moyenne 22% de la population utilisent le terme régulièrement ou très souvent, il est davantage utilisé par ceux qui s’identifient comme étant à l’extrême gauche (26%) ou à l’extrême droite (28%) du spectre politique, ainsi que 33% des 18-34 ans contre moins de 20% des plus de 35 ans.

Quant à l’utilisation du mot dans le débat public, une majorité de Français (62%) estiment que « les hommes politiques ne devraient jamais parler de « désinformation » pour remettre en cause les arguments ou idées de leurs opposants ». Parallèlement, 66% des Français sont d’accord avec l’affirmation que « le terme désinformation est souvent utilisé par les hommes politiques pour remettre en cause les faits qui ne leur plaisent pas ». Le vocable « désinformation », assez largement utilisé aujourd’hui dans le débat public, est donc un terme qui est loin d’être neutre pour les Français qui sont conscients des risques induits par son utilisation.  

En conclusion : les effets paradoxaux de la lutte contre la désinformation

De nombreuses études démontrent que les fausses informations influencent les attitudes des citoyens10Oscar Barrera, Serguei Guriev, Emeric Henry et Ekaterina Zhuravskaya, « Facts, alternative facts, and fact checking in times of post-truth politics », Journal of Public Economics, 182:104123, 2020 ; Nicolas Berlinski, Margaret Doyle et al., « The Effects of Unsubstantiated Claims of Voter Fraud on Confidence in Elections », Journal of Experimental Political Science, vol. 10, n°1, 2023, pp. 34-49.. Il semble donc crucial d’agir pour limiter la propagation de la désinformation en ligne et aider les individus à mieux distinguer le vrai du faux afin de préserver la bonne santé de nos sociétés démocratiques. Le rapport remis à l’issue des États généraux de l’information début septembre 2024 fait d’ailleurs plusieurs recommandations en ce sens11Rapport des États généraux de l’information. Protéger et développer le droit à l’information : une urgence démocratique, Les États généraux de l’information, 12 septembre 2024.. Cependant, les préoccupations et critiques à l’égard de l’industrie de la lutte contre la désinformation révèlent une résistance fondamentale à ces actions. Nos résultats montrent qu’une proportion significative des Français, notamment ceux situés aux extrêmes politiques, est sensible à ces critiques.

Il existe donc un risque considérable que les efforts de lutte contre la désinformation – surtout lorsqu’ils sont perçus comme des initiatives orchestrées par des acteurs « éloignés » défendant leurs propres intérêts – puissent paradoxalement renforcer la méfiance envers les médias traditionnels. Agacés ou inquiets que des acteurs prétendent détenir « la » vérité et remettent en question leurs croyances, certains citoyens pourraient se tourner davantage encore vers des sources alternatives qui promeuvent une vision conspirationniste du monde, où l’establishment est perçu comme le gardien d’une vérité biaisée. À l’image d’un effet backlash (retour de bâton), les initiatives menées par ces acteurs de la lutte contre la désinformation viennent ainsi involontairement nourrir le récit complotiste qu’alimentent les entrepreneurs de la désinformation. Cette dynamique révèle une sorte de dialectique où la désinformation absorbe et neutralise ses propres opposants. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner la lutte contre la désinformation, mais souligne l’importance cruciale de réexaminer et de discuter la manière dont cette lutte est actuellement conduite et son efficacité.

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