À partir de sondages réalisés ces dernières années, il est possible d’appréhender le rapport des jeunes à la laïcité. C’est l’exercice auquel se livrent, pour la Fondation, Guillaume Caline, directeur Enjeux publics et opinion chez Verian, et Jeanne Malet, chargée d’études senior chez Verian, qui montrent ainsi que si les lignes de clivage au sein de la jeunesse existent, elles sont multiples et articulent en particulier appartenances politique, religieuse et sentiment d’être à l’aise dans un monde ouvert.
Parmi les sujets qui agitent les débats autour de la laïcité, la question générationnelle a pris une certaine importance ces dernières années. Au fil d’enquêtes sur le sujet, de prises de position ou de faits divers s’ancre de plus en plus l’idée que les jeunes générations seraient moins attachées à la laïcité que leurs aînés, que leurs interprétations de celle-ci se seraient libéralisées et rapprochées du modèle anglo-saxon. Plusieurs sondages réalisés ces dernières années tendent à confirmer ces impressions : en 2021, 65% des 18-24 ans se déclaraient attachés au principe de laïcité tel qu’ainsi défini par le droit, contre 85% des 65 ans et plus (étude Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité, 20211Étude d’opinion réalisée par Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité. Interviews effectuées en ligne, du 15 au 21 décembre 2020, auprès d’un échantillon de 2000 personnes, représentatif de la population habitant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus. Représentativité par la méthode des quotas appliquée aux critères suivants : sexe, âge, profession, région et catégorie d’agglomération.). De même, 51% des Français de moins de 25 ans se disaient, en 2020, favorables au port de signes religieux par les salariés d’entreprises privées alors qu’ils n’étaient que 24% parmi l’ensemble des Français (étude Ifop pour le Comité Laïcité République, 20202Étude Ifop pour le Comité Laïcité République réalisée par questionnaire auto-administré en ligne auprès d’un échantillon de 2034 personnes, représentatif de l’ensemble de la population vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus (20-22 octobre 2020) et d’un échantillon de 515 personnes, représentatif de la population de religion musulmane vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus (6-17 août 2020).).
Autant d’éléments conduisant parfois à parler de rupture générationnelle entre les jeunes et leurs aînés sur ce sujet de la laïcité comme sur d’autres. Les atteintes à la laïcité au sein de l’école, en augmentation, en seraient un symptôme.
Toutefois, si les différences générationnelles sur le sujet existent, il ne faudrait toutefois pas en conclure que la jeunesse française est unanime et univoque sur le sujet et s’opposerait d’un bloc à des générations précédentes qui seraient, elles, attachées à une autre conception de la laïcité. L’étude que nous avons réalisée à Verian (ex-Kantar Public) pour le Laboratoire Cultures-Éducation-Sociétés (LACES) de l’université de Bordeaux et le laboratoire de recherche Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) (EPHE-PSL/CNRS) auprès des 18 à 30 ans montrent des jeunes très partagés sur le sujet3Enquête réalisée en en ligne, du 14 au 16 juin 2023 auprès d’un échantillon de 1 000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 à 30 ans. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : le genre croisé avec âge, la CSP de la personne de référence et la région de résidence. Le questionnaire de l’enquête a été co-construit par Verian, avec Charles Mercier, de l’université de Bordeaux, et Philippe Portier, du CNRS.. Cette enquête invite à aller au-delà du « clash générationnel » et ainsi à dépasser le cliché d’une jeunesse qui serait largement favorable à une approche libérale de la laïcité et favorable à l’expression des identités religieuses. Celle-ci est au contraire tiraillée et divisée entre des aspirations contraires.
La laïcité : une notion familière pour les jeunes Français qu’ils ont l’impression de bien connaître et qu’ils perçoivent positivement
Premier enseignement, la « laïcité » est pour 89% des jeunes de 18 à 30 ans un terme qu’ils ont l’impression de bien connaître et de comprendre. Plus de la moitié indique même le connaître et le comprendre « tout à fait ». Si cette familiarité est plus élevée chez les plus âgés (25-30 ans) et les plus diplômés, elle est toutefois largement répandue au sein de la jeunesse.
Parallèlement, la laïcité évoque des sentiments positifs pour les deux tiers des jeunes interrogés dans notre enquête. Un quart d’entre eux déclare qu’elle évoque des sentiments ni positifs, ni négatifs, signe chez eux d’une indifférence ou d’une mise à distance de ce principe. Enfin, la laïcité n’évoque des sentiments négatifs que pour 5% des jeunes Français (chez les jeunes musulmans, cette proportion monte toutefois à 11%, tout en restant très minoritaire).
Le sens donné à la laïcité ne fait toutefois pas consensus chez les jeunes Français, à l’image d’ailleurs de ce que l’on observe au sein de l’ensemble de la population. Invités à définir ce que représente « avant tout » la laïcité à leurs yeux, les jeunes interrogés oscillent entre plusieurs principes : pour 29% d’entre eux, il s’agit d’abord de mettre toutes les religions sur un pied d’égalité, pour 27%, d’assurer la liberté de conscience des citoyens, pour 22%, de séparer les religions de la sphère politique et de l’État, et pour 15%, de faire reculer l’influence des religions dans la société.
Cette diversité de sens donné à la laïcité se retrouve d’ailleurs dans une précédente enquête réalisée par l’Ifop auprès de l’ensemble de la population française âgée de 15 ans et plus, interrogée en 20204Étude Ifop citée précédemment. (cf. graphique ci-dessous) : pas de consensus sur le sujet non plus chez les Français qui donnaient une diversité de réponses. On peut noter toutefois que les jeunes Français insistent davantage sur l’idée que la laïcité assurerait l’égalité des religions et la liberté de conscience des citoyens tandis que les plus âgés mettent davantage en avant l’idée de séparation du politique et du religieux et surtout le recul de l’influence des religions dans la société.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousLe port de signe religieux ostensibles : au-delà d’une plus grande acceptation, de nombreux clivages au sein des jeunesses
Voilà pour les principes. De manière plus pratique et concrète, nous avons demandé aux jeunes Français s’ils étaient favorables ou opposés au port de signes religieux ostensibles (par exemple une grande croix, un voile, une kippa, un turban, une soutane, un kesa, etc.) dans différentes situations.
Quel que soit le contexte évoqué (salariés d’entreprises privées, agents du service public ou élèves dans les lycées publics), on note qu’un peu moins de la moitié des jeunes s’y déclare favorable, entre un quart et un tiers y est opposé, le quart restant se disant ni favorable, ni opposé.
Ces résultats confirment les résultats d’autres enquêtes précédentes montrant des jeunes Français davantage enclins à accepter l’affirmation de signes religieux que les plus âgés. Notons toutefois que les résultats de notre étude ne sont pas strictement comparables aux autres enquêtes, qui ne proposaient pas la modalité « ni favorable, ni opposé », avec des résultats par conséquent plus clivés.
Soulignons également que le sujet est donc loin de faire l’unanimité chez les jeunes Français : s’ils sont plus ouverts que les plus âgés au port de signe religieux ostensibles, les jeunes n’y sont toutefois pas largement favorables. Un tiers marque ainsi clairement son opposition et un quart une forme d’indifférence ou bien d’hésitation.
Surtout – et en cela ils ne se distinguent pas de leurs aînés –, le jugement des jeunes Français ne varie pas selon que l’on évoque le port de signes religieux par les élèves dans les lycées publics ou par les agents du service public (tenus au principe de laïcité) ou les salariés du privé (qui n’y sont pas soumis). On semble y voir ici une décorrélation dans l’opinion publique (chez les jeunes et les moins jeunes) entre le principe de laïcité et la visibilité de l’appartenance religieuse, l’acceptation ou le refus de la visibilité de signes religieux semblant indépendant ou dépassant la question de la laïcité.
On observe par ailleurs des clivages assez importants au sein des jeunesses.
- Sans surprise, les croyants, et en particulier les musulmans, sont plus nombreux à être favorables au port de signes religieux ostensibles : ainsi, si 49% des jeunes chrétiens s’y disent favorables, c’est le cas de 77% des musulmans (contre 33% de ceux qui disent n’appartenir à aucune religion). Signe du caractère particulièrement sensible de la question chez les jeunes musulmans, ceux-ci se montrent même plus favorables au port de signe religieux par les élèves des lycées publics (77%) que par les salariés des entreprises privées (73%), à rebours de ce que l’on observe dans l’ensemble de la population.
- Le positionnement politique est également un facteur de clivage au sein des jeunesses, et cela à plusieurs niveaux. C’est à l’extrême gauche et à l’extrême droite que l’on observe le plus grand nombre de jeunes favorables au port de signes religieux – respectivement 50% et 52% d’entre eux en ce qui concerne les élèves de lycées publics. En revanche ceux qui se positionnent « à gauche » sont les plus nombreux à y être opposés (40%). Toutefois, on voit que le sujet divise également au sein des sensibilités politiques, notamment chez ceux qui se positionnent « très à droite » : non seulement on compte donc chez eux le plus grand nombre de personnes favorables au port de signes religieux (52%, sans doute par attachement à la religion chrétienne), mais une part également importante qui y sont opposés (36%, reflétant probablement ici leur rejet de la présence musulmane).
Une dichotomie également visible sur la place de la religion dans la vie des jeunes et dans la société
Parallèlement, la place occupée par la religion chez les jeunes Français est extrêmement variable selon les individus. 52% des jeunes interrogés dans notre enquête déclarent n’appartenir à aucune religion, 22% se disent chrétiens (dont 18% de catholiques) et 12% musulmans.
La part de jeunes pour qui la religion occupe une place « peu importante » ou « nulle » dans leur vie personnelle est par ailleurs supérieure à celle déclarant n’appartenir à aucune religion : 63% vs 52%. Un tiers des jeunes cependant indique que la religion occupe une place importante dans leur vie : c’est le cas de 53% de ceux qui se disent catholiques et de 85% des musulmans. Des résultats qui confirment le fait que chez une partie de ceux qui se disent catholiques, il s’agit d’abord d’une identité ou d’une tradition, alors que chez les jeunes musulmans l’appartenance à cette religion occupe une place importante dans leur vie.
Point original de notre enquête, nous avons interrogé les jeunes Français sur leur perception de la place de la religion dans la société. Les résultats sont particulièrement clivés, témoignant d’une absence de vision partagée sur le sujet.
Ainsi 43% des 18-30 ans estiment que la place de la religion a reculé depuis plusieurs années, tandis que pour 37% d’entre eux elle s’est renforcée. Aucun réel consensus n’émerge non plus sur le sens à donner à cette évolution de la place de la religion : est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? On peut toutefois observer qu’une majorité relative est plutôt favorable à ce que la religion n’occupe pas une place plus importante dans la société : ainsi, 44% de ceux qui estiment qu’elle s’est renforcée ces dernières années jugent cette évolution négativement et 43% de ceux qui pensent qu’elle a reculé perçoivent ce phénomène positivement. À l’inverse, seul un quart de ceux qui pensent que la place de la religion s’est accrue s’en réjouisse et un quart de ceux qui pensent qu’elle a reculé le déplore.
In fine, en rapportant ces résultats à l’ensemble des jeunes, c’est ainsi 34% des jeunes qui se montrent plutôt favorables à un recul de la place de la religion, et 22% favorables à un renforcement, le reste ne voyant pas d’évolution ou n’ayant pas d’avis tranché sur le sujet.
Une absence de consensus parmi les jeunes Français sur la façon dont devrait évoluer la laïcité
Dans ce contexte, nous avons demandé aux jeunes Français s’ils pensaient que la pratique de la laïcité devrait évoluer en France et, le cas échéant, si cette évolution devait aller vers plus de tolérance ou plus de fermeté envers les expressions des identités religieuses.
Les résultats sont particulièrement éclairants en ce qu’ils montrent, ici encore, une absence de consensus sur le sujet. Au global, environ un tiers des jeunes ne souhaite pas d’évolution de la pratique de la laïcité sur ce point, 24% souhaitent plus de tolérance envers l’expression des identités religieuses et 29% plus de fermeté.
Ces résultats conduisent à relativiser ou à nuancer le soutien au port de religieux ostensibles : quand on interroge les jeunes sur les principes et sur la question de l’expression des identités religieuses, une majorité se dégage donc en faveur soit du statu quo, soit de plus de fermeté. Seul un quart des jeunes Français se prononce clairement en faveur d’une plus grande tolérance envers les expressions des identités religieuses. Comment expliquer ce décalage ? Peut-être par le prisme par lequel le sujet est abordé : individuel quand on parle de signes portés par les lycéens, les agents ou salariés (une partie des répondants valorise alors la défense de choix individuels ou la lutte contre les discriminations), collectif quand on parle d’expression des identités religieuses dans la société (la fermeté ou le statu quo permettant d’éviter les conflits identitaires).
Ces résultats montrent aussi une jeunesse au fond très divisée sur le sujet, avec plusieurs clivages qui entrent en jeu.
Politiquement, on note que plus on se positionne à droite, plus on est favorable à plus de fermeté à l’égard de l’expression des identités religieuses ; plus on est à gauche, plus on est favorable à plus de tolérance.
Sur le plan religieux, les jeunes chrétiens et musulmans sont davantage favorables à une évolution de la pratique de la laïcité, mais pas dans le même sens : si les premiers souhaitent plus de fermeté dans l’expression des identités religieuses, les seconds veulent plus de tolérance. Ceux qui se déclarent sans religion sont, eux, davantage favorables au statu quo.
Notons également que les femmes (et en particulier celles de 18-24 ans) sont davantage favorables à plus de tolérance dans l’expression des identités religieuses que les hommes.
En revanche, d’autres dimensions dont on aurait pu penser qu’elles exerceraient une influence sur le souhait d’évolution de la pratique de la laïcité ne semblent pas jouer de manière univoque. Il en est ainsi de l’inscription dans la mondialisation. À partir de plusieurs questions, nous avons construit pour chaque répondant un indice synthétique d’inscription dans la mondialisation, prenant en compte notamment le fait d’avoir grandi dans un environnement multiculturel, de maîtriser l’anglais, d’avoir fait un ou plusieurs séjours à l’étranger, d’échanger avec des personnes étrangères, etc. Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que les jeunes les plus inscrits dans la mondialisation (davantage confrontés à d’autres modèles de société, et notamment de prise en compte de la religion) soient plus favorables à une évolution de la pratique de la laïcité, notamment vers plus de tolérance à l’égard de l’expression des identités religieuses, ce n’est pas ce que l’on observe. Au contraire on note que les avis sont très partagés quel que soit le niveau d’inscription dans la mondialisation, et que ce sont même les plus intégrés à la mondialisation qui souhaitent le plus de fermeté.
En revanche, si l’on retient une conception plus subjective de l’inscription dans la mondialisation, au travers de l’adhésion à l’affirmation « Je me sens à l’aise dans un monde aux frontières ouvertes », on observe ici une certaine corrélation. Ceux qui se sentent « très » à l’aise dans un monde ouvert sont plus favorables à une évolution de la pratique de la laïcité vers plus de tolérance à l’égard de l’expression des identités religieuses. En revanche, ceux qui n’y sentent « pas à l’aise » sont davantage favorables au statu quo et dans une certaine mesure à plus de fermeté. Enfin, ceux qui se sentent juste « plutôt » à l’aise dans un monde aux frontières ouvertes sont particulièrement partagés entre tolérance et fermeture.
Plus que l’inscription objective dans la mondialisation, c’est le fait de s’y sentir bien, « à son aise » qui a une influence sur le souhait de voir évoluer la pratique de la laïcité et de laisser plus d’espace à la visibilité de l’appartenance religieuse : c’est ici qu’on observe sans doute l’influence du modèle multiculturaliste anglo-saxon.
Les lignes de clivage au sein de la jeunesse existent mais elles sont multiples et articulent en particulier appartenances politique, religieuse et sentiment d’être à l’aise dans un monde ouvert. Plus largement, ces résultats montrent que les débats autour de la laïcité et de l’expression des identités religieuses ne sont pas un combat opposant des générations entre elles mais qu’ils traversent et divisent les générations et notamment les jeunesses françaises.
- 1Étude d’opinion réalisée par Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité. Interviews effectuées en ligne, du 15 au 21 décembre 2020, auprès d’un échantillon de 2000 personnes, représentatif de la population habitant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus. Représentativité par la méthode des quotas appliquée aux critères suivants : sexe, âge, profession, région et catégorie d’agglomération.
- 2Étude Ifop pour le Comité Laïcité République réalisée par questionnaire auto-administré en ligne auprès d’un échantillon de 2034 personnes, représentatif de l’ensemble de la population vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus (20-22 octobre 2020) et d’un échantillon de 515 personnes, représentatif de la population de religion musulmane vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus (6-17 août 2020).
- 3Enquête réalisée en en ligne, du 14 au 16 juin 2023 auprès d’un échantillon de 1 000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 à 30 ans. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : le genre croisé avec âge, la CSP de la personne de référence et la région de résidence. Le questionnaire de l’enquête a été co-construit par Verian, avec Charles Mercier, de l’université de Bordeaux, et Philippe Portier, du CNRS.
- 4Étude Ifop citée précédemment.