Qu’est-ce que la souveraineté ? Pistes pour cerner – ou non – la souveraineté

La volonté affichée par le gouvernement d’acquérir une meilleure souveraineté dans la production pose l’occasion d’interroger ce que signifie la souveraineté au sens juridique. C’est cette interrogation que développe dans cette note Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’Université de Lille, dans le cadre de l’enquête sur la souveraineté européenne menée par la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation Friedrich-Ebert.

Qu’est-ce que la souveraineté ? Notion aussi polémique que polysémique, aussi juridique que politique, aussi ancienne que contemporaine, la souveraineté a déjà animé des débats sans fin, chargé des rayonnages de bibliothèque et occupé des heures de colloque, engendré des définitions diverses, éveillé la curiosité des uns et provoqué la passion des autres. Car la souveraineté passionne, qu’elle enthousiasme ou qu’elle révolte : on y souscrit ou on la conteste, on y adhère ou on la combat, mais toujours avec passion. Sans doute est-ce lié à l’idée de force, de puissance, voire de domination, qu’elle véhicule. Tel est incontestablement le cas dans son sens politique. Tel est aussi le cas dans son sens juridique. 

Encore faut-il cerner ce sens car, même circonscrite à un seul champ disciplinaire, le droit, la souveraineté connaît multiples acceptions, sans compter les qualificatifs qu’on peut lui adjoindre. La souveraineté peut être ainsi nationale, populaire, divine, royale ; il peut s’agir de la souveraineté de l’État, des États, dans l’État ; de la souveraineté interne, externe, territoriale, internationale et, bien sûr, de la souveraineté européenne ; de la souveraineté du peuple, du roi, du Parlement, ou même de la souveraineté du droit, voire de droit(s) de souveraineté. Et l’on peut poursuivre l’énumération en évoquant d’autres champs où la souveraineté, tout en conservant une définition juridique, pourra être complétée par une autre définition : la souveraineté fiscale, monétaire, économique, industrielle, stratégique, militaire, numérique, alimentaire, etc. Mais parle-t-on, à chaque fois, de la même souveraineté ? Oui, dans une certaine mesure mais le juriste, qui aime les règles et la précision, devra répondre négativement ou, a minima, apporter une réponse plus nuancée. Dès lors, plutôt que de rechercher une définition unique – qui, probablement, n’existe pas – ou de détailler les significations diverses de la souveraineté, tâchons d’identifier quelques pistes pour en cerner les contours juridiques.

L’étymologie, d’abord, renseigne. « Souveraineté » est un dérivé de l’adjectif « souverain », lequel provient du terme latin superus (superanus en latin médiéval), lui-même dérivé de super : ce dernier signifie « sur » et le nom commun signifie ainsi le « supérieur ». Cette supériorité est toutefois particulière car elle traduit l’idée d’une supériorité unique, c’est-à-dire de la qualité d’être au-dessus de tous les autres : c’est ce que l’on appelle la « suprématie ».

L’histoire française, ensuite, éclaire, notamment dans son aspect constitutionnel. Appartenant autrefois au roi (le souverain), la souveraineté devient « nationale » en 1789. L’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamée le 26 août 1789, dispose ainsi que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », tandis que la Constitution du 3 septembre 1791 (première constitution française d’après la Révolution) précise que « la Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice » et que « la Nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi ». On retrouve cette souveraineté encore aujourd’hui dans la Constitution de la Ve République, où l’article 3 indique que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Ainsi entendue, la souveraineté se rapporte à la source première du et des pouvoirs politiques. Autrefois détenue seulement par le roi, elle appartient aujourd’hui à cette entité abstraite qu’est la Nation, qui se réalise (au sens propre, c’est-à-dire se concrétise) dans le peuple et ses représentants.

Dès lors que la collectivité s’organise, des règles (juridiques) sont élaborées pour régir les rapports sociaux et les comportements humains : c’est ce qu’explique un vieil adage latin, ubi societas, ibi jus, « là où il y a société humaine, il y a du droit ». La source première du pouvoir politique se traduit alors comme la première source du droit, c’est-à-dire le pouvoir d’élaborer les règles collectives : cette première source du droit est la constitution. Ainsi, la suprématie politique induite par la souveraineté a son corollaire en droit dans la suprématie constitutionnelle : la constitution est la norme à l’origine de l’État, à l’origine de l’ordre juridique et, par conséquent, à l’origine du droit. Il y a alors un lien intrinsèque entre constitution et souveraineté : une constitution régit nécessairement la souveraineté et la souveraineté se retrouve seulement dans la constitution. Pour le vérifier, raisonnons a contrario.

Si la constitution ne régissait pas la souveraineté, elle n’établirait pas la source du pouvoir et la source du droit. Par conséquent, n’étant pas la source du droit, la constitution ne serait pas constitution ; pour l’être, elle doit donc établir la souveraineté. Parallèlement, si la souveraineté était réglée par la constitution et d’autres normes, il y aurait une pluralité de sources de pouvoir et de sources du droit. Cette pluralité existe et elle est même indispensable, car il serait dangereux qu’une seule autorité soit la source unique du droit : nous verserions, alors, dans une dictature. Mais il s’agit d’identifier la source ultime du pouvoir et celle-ci ne peut être plurielle, sauf à engendrer plusieurs droits, ce qui serait incohérent. La source ne peut être plurielle, ce qui ne lui interdit pas pour autant d’être collective : la souveraineté, en tant que source unique du droit et du pouvoir, peut appartenir à une collectivité, comme c’est d’ailleurs le cas en France, avec le peuple et la Nation et, plus généralement, en démocratie. Mais cette collectivité est unique.

Ainsi, prise dans sa seule signification juridique, la souveraineté revêt plusieurs caractéristiques. Elle correspond à la source première du droit et se retrouve dans la norme suprême qu’est la constitution, elle est unique et indivisible. Ainsi entendue, elle paraît incompatible avec l’idée d’une « souveraineté européenne ». D’une part, puisqu’elle est indivisible, elle ne peut être partagée, notamment par plusieurs États. D’autre part, intrinsèquement liée à la constitution, elle ne peut être présente qu’au niveau des États eux-mêmes et au sein de chacun pour eux-mêmes, l’Europe (en particulier l’Union européenne) étant dépourvue de constitution. Enfin, en tant que source ultime (ou première) du droit, elle ne peut être assimilée à une organisation dont l’existence dépend des États eux-mêmes (qui sont donc souverains), indépendamment de son degré d’intégration et de l’importance des compétences dont elle est dotée à l’égard de ces États. En d’autres termes, même si un jour l’acte fondateur de l’Union européenne devait incorporer, dans son intitulé, le terme « constitution » ou un dérivé (comme le « traité constitutionnel » ou, plus précisément, le « traité établissant une Constitution pour l’Europe » de 2004, rejeté par la France lors du référendum du 29 mai 2005), l’Union ne serait pas souveraine, du moins pas tant que cet acte fondateur ne soit effectivement une constitution, c’est-à-dire effectivement une norme première, indépendante de la volonté des États qui, actuellement, l’élaborent.

L’on accède alors à une autre caractéristique de la souveraineté, dans le prolongement de cette « indépendance » : celle d’autonomie. Elle est synonyme d’indépendance, mais relie à nouveau la souveraineté au droit puisque, issue des termes grecs auto et nomos, elle signifie « sa propre norme ». L’Europe ne sera donc juridiquement souveraine qu’à partir du jour où elle sera en mesure de se doter de « sa propre norme », indépendamment de la volonté de quiconque, en particulier des États. 

Autonomie, source première, unique, indivisible : telles sont les caractéristiques de la souveraineté, au moins dans son acception juridique, la rendant actuellement inapplicable à l’Europe. Mais, nous l’avons dit, la souveraineté ne peut être réduite ni à une unique acception, ni à un seul champ disciplinaire. Que l’on aborde alors la souveraineté politique, ou militaire, ou stratégique, ou numérique, ou financière, et les passions seront réveillées, les débats seront animés et les conclusions seront diversifiées. Et pour les alimenter : que vive la souveraineté européenne ! Car, comme le relevait Héraclite, « si on n’espère pas, on ne trouvera pas l’inespéré». 

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