Quelle place pour l’architecture dans les politiques publiques ?

Comment repenser la ville de demain face aux préoccupations émergentes dans le contexte de la transition écologique ? Alors que le Conseil national de la refondation sur le logement a rendu récemment ses propositions, un corps de métier est au cœur des défis à venir : les architectes. Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes, livre à Sylvie Robert, sénatrice d’Ille-et-Vilaine et directrice de l’Observatoire de la culture de la Fondation, son analyse de la place de ces acteurs porteurs de solutions, en raison de leur expertise et de leurs connaissances du terrain.

Sylvie Robert : Quels sont les facteurs qui ont poussé les écoles d’architecture à se mettre en grève ? Ce sont les étudiants, les enseignants qui se sont mobilisés, si bien que nous avons l’impression que c’est l’ensemble de la communauté des écoles qui a révélé un problème latent. Aujourd’hui, où en sommes-nous ?

Christine Leconte : Comme tous les malaises de cette nature, c’est parfois une petite étincelle, en l’occurrence un problème de ressources humaines à Rouen mais qui s’avère très vite propagé aux autres écoles, notamment à la Villette. Au départ, le problème est lié à un manque de personnel, puis s’agrègent les questions de l’organisation des études, du manque de locaux et d’équipements corrects, du salaire des enseignants. In fine, on passe d’une problématique liée uniquement aux moyens à une problématique beaucoup plus philosophique : pourquoi l’État français forme-t-il des architectes ? Dans quels buts ? Un sentiment d’absence de réponses claires à ces questions suscite un malaise chez les étudiants. Aujourd’hui, les architectes sont une profession réglementée, donc d’intérêt public, sous le sceau de la loi sur l’architecture. Il me semble que ce qui est extrêmement intéressant, c’est que ce questionnement a pris dans toutes les écoles. Il y a eu une forme de solidarité inter-écoles sur ce fondement.

Effectivement, ce ne sont pas simplement les enseignants, les directeurs ou les présidents d’établissement qui sont montés au créneau. Nous avons eu un mouvement collectif, émanant de toutes les instances, qui ont relayé les mêmes demandes, de manière différente. Rappelons que nous avons d’abord eu, il y a quelques mois, une tribune des directeurs d’école dans Le Monde – le Conseil national de l’Ordre des architectes l’avait d’ailleurs signée. Cette tribune essayait de montrer le manque de corrélation entre les études d’architecture et les défis architecturaux et urbains auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. C’était déjà un appel du pied afin que le ministère puisse prendre la mesure de l’accélération des besoins qui s’est fait sentir depuis plusieurs années et l’accélération du besoin de formation.

Ensuite, les étudiants se sont mobilisés et ont été très vite été rejoints par les enseignants, puis par l’ensemble des conseils d’administration. Aujourd’hui, le conflit est entré dans une autre phase, une phase de réflexion et de production. Chaque « corps » a produit des propositions. Chacun s’est mis dans une position non seulement d’indignation, mais aussi de travail et de proposition. Les étudiants, qui tentent de se structurer de leur côté, ont aussi recueilli les doléances de leurs pairs et sont en train de préparer un manifeste, un plaidoyer qui, si j’ai bien compris, ira dans le même sens que celui sorti par la profession et l’Ordre. Il abordera probablement les défis architecturaux, environnementaux, sociologiques, sociétaux, etc.

La ministre a reçu les différentes instances et parties prenantes – directeurs, présidents, étudiants, élus. Aujourd’hui, le dialogue est enfin établi. Désormais, nous attendons de voir comment le ministère ainsi que ses services s’emparent de ces questionnements et poussent auprès du gouvernement pour redonner une place centrale à l’architecture. C’est une question extrêmement politique et philosophique. Pourquoi l’État dépense-t-il de l’argent pour former des architectes s’il n’attend pas de l’aide des architectes pour agir positivement sur les politiques publiques ?

S.R. : Donc, problème de moyens, crise existentielle. La ministre a renoué, enfin, le dialogue avec l’ensemble des acteurs et a fait des annonces récemment, notamment liées à la vie étudiante. Cependant, sur la question de l’architecte, de sa place, du sens qui lui est donné dans la société, que faudrait-il faire ? Pourquoi y a-t-il si peu d’architectes en France ? Quels sont les objectifs qui sont assignés aux architectes aujourd’hui ? En somme, qu’est-ce qu’être architecte aujourd’hui ?

C.L. : Tout l’enjeu se situe à cet endroit. Le sujet est extrêmement vaste, mais nous pouvons partir des besoins. Aujourd’hui, on a des crises qui touchent le monde : vieillissement de la population en France, crises écologiques autour du réchauffement climatique ou plutôt du dérèglement climatique, épuisement des ressources et de la biodiversité. Toutes ces crises-là impactent la manière dont nous fabriquons nos villes.

En ce qui concerne la biodiversité, citons par exemple l’étalement urbain qui affecte la nature des sols. Avec le « zéro artificialisation nette » (ZAN), nous allons devoir réfléchir encore plus à la qualité de vie dans nos villes, parce que nous ne pourrons pas travailler la densité sans qualité. Sur les ressources, il s’agit d’une crise qui touche à la matière et à la construction, à l’eau, au pétrole. Ces ressources sont utilisées dans la construction et désormais, nous allons devoir réemployer davantage, utiliser des matériaux renouvelables, utiliser plus massivement la réhabilitation. Enfin, le dérèglement climatique est un enjeu fondamental : comment adaptons-nous nos lieux de vie à une augmentation, a minima, de 2 degrés ?

D’autres questions se posent : comment diminuons-nous les émissions de gaz à effet de serre de 40% – 40% des émissions de gaz à effet de serre émanent du secteur du bâtiment dans le monde, dont 9% pour le béton ? Or, en France, ce qui est paradoxal, c’est que l’architecture se situe un peu « à part » du monde du bâtiment. Nous sommes « dedans » sans vraiment l’être. À titre d’exemple, quand des Assises du bâtiment sont organisées à Bercy, nous devons frapper quatre fois à la porte pour y participer. Quand des lois sur la transition écologique ou le logement sont en préparation, les architectes ont souvent du mal à participer au débat en amont. De plus en plus, nous arrivons à montrer que les architectes ont leur place dans ce débat de société, d’autant plus que les architectes apportent des solutions efficaces. Malheureusement, ce n’est ni systématique ni instinctif.

D’autre part, l’architecture doit être pensée fondamentalement en interministériel tout en étant éminemment culturelle. Son positionnement situe la valeur que nous accordons à l’architecture et donc à notre art de vivre ensemble. Aujourd’hui, elle est peu visible. L’architecture n’est pas véritablement de l’immobilier. C’est la qualité d’habiter, la façon dont nous construisons l’espace, comment celui-ci va créer des liens, ce qui va fabriquer le patrimoine, etc. En fait, ce qui fait la ville, ce qui spatialise le projet démocratique, c’est l’architecture. Or, cette valeur-là est difficilement quantifiable. C’est pourquoi nous devons protéger l’architecture comme nous protégeons la médecine ou d’autres disciplines qui sont à la base de nos vies. Quand ces disciplines ne sont plus protégées, c’est l’ensemble de notre environnement qui s’écroule. Nous pouvons le mesurer et le voir quand des villes perdent toute qualité architecturale ou urbaine ; des problématiques sociales, environnementales, de mobilités, d’habitat émergent alors.

Dans les lois qui sont discutées, le diable est dans les détails. Il faut impérativement préciser ce qui est attendu en termes de qualité architecturale dans la loi. Sinon, c’est le premier élément qui disparaît. Par exemple, ce constat est valable pour la rénovation thermique, pour les constructions hors site, pour l’aménagement du territoire en règle générale.

Parallèlement, beaucoup de personnes se rendent compte que l’architecture, c’est tout ce qui aide à faire. Beaucoup de solutions émanent du terrain ; beaucoup de collectivités territoriales, d’élus locaux prennent à bras-le-corps le sujet et, grâce à l’architecture, densifient leur cœur de ville correctement, conservent des bâtiments qui allaient être démolis, recomposent spatialement leurs côtes par rapport à la montée des eaux. L’architecture a une puissance évidente pour régler les défis sociétaux, insuffisamment mise à profit, notamment parce que son environnement est très oppressif.

Nous sommes dans un environnement qui ne permet pas suffisamment de faire émerger les solutions. Je crois que les étudiants et les jeunes architectes ressentent cette angoisse. Quand on fait des études d’architecture, on ouvre un pan de solutions et on aimerait améliorer les choses ; sauf que si on ne nous donne pas les moyens de mettre en œuvre les solutions, nous ne pouvons pas agir.

S.R. : Une délégation interministérielle à l’architecture permettrait-elle d’avancer ? Pour beaucoup d’élus, voire dans l’imaginaire collectif de notre société, l’architecte est encore « un peu loin ». Et il y a des territoires où il n’y en a pas. Alors même qu’il y a un enjeu de transformation sociétale et environnementale, nous avons besoin de proximité. Ne pourrions-nous pas imaginer, en plus d’une délégation interministérielle, de placer l’architecte comme acteur de proximité ? Ne faudrait-il pas créer un statut un peu différent ? Je sens que c’est une question qui interroge les étudiants qui aimeraient agir sur la transformation de nos territoires.

C.L. : Il y a des déserts architecturaux en France, comme il y a des déserts médicaux. En somme, un élu local ou un habitant pourrait se retrouver sans architecte à moins de 100 ou 150 kilomètres à la ronde – ce qui nous paraît absolument anormal étant donné qu’il s’agit d’une discipline d’intérêt public et qu’il existe un réel besoin de conseil.

Nous devons avoir un plan afin que le maillage territorial soit le plus fin possible, en particulier pour accompagner les élus locaux.

Il y a un véritable enjeu à travailler sur le conseil aux élus locaux, à tel point qu’à l’Ordre, nous avons créé un dispositif « un maire, un architecte », lancé au Salon des maires. L’idée est de donner envie aux élus de chercher du conseil en proximité auprès des architectes, en amont des projets, quand ils se posent des questions sur le devenir de leur collectivité ou de leur ville.

Aujourd’hui, comment apporter du conseil sans obligatoirement faire de la maîtrise d’œuvre par la suite ? C’est un élément essentiel de l’architecture, d’ailleurs inscrit dans notre code de déontologie et pour lequel de plus en plus de confrères se spécialisent.

La recherche de proximité fait aussi qu’une diversité de métiers se crée. Certains architectes continuent à faire de la maîtrise d’œuvre, d’autres ne s’inscrivent plus forcément à l’Ordre et créent des cabinets de concertation, des cabinets de participation des habitants, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, de l’assistance à maîtrise d’usage ; en somme, des métiers connexes à la maîtrise d’œuvre, qui sont l’écosystème de l’architecture.

Aujourd’hui, la reconnaissance de cette diversité des pratiques est essentielle.

S.R. : Ce qu’il faudra faire, c’est sensibiliser, y compris les opérateurs de l’État : l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), la Banque des territoires, le Cerema qui développent aussi du conseil. Tous ces opérateurs appliquent et pilotent des dispositifs de l’État tels que « Petites Villes de demain ». Nous pourrions trouver le moyen d’avoir un architecte dans le montage des projets ?

C.L. : Nous voulons faciliter l’installation des jeunes architectes dans les territoires. L’une de nos entrées est de porter auprès de plusieurs ministres l’aide à l’installation dans un territoire. Concrètement, comment pouvons-nous aider fiscalement, par du conseil ou du parrainage, un jeune architecte à s’installer dans la Creuse, dans la Haute-Marne ou dans l’Orne, des territoires où il y a un besoin d’architecture reconnu, mais qui, en revanche, n’ont pas d’architectes ou des architectes qui vont partir très prochainement à la retraite ? Sur ce point, nous n’avons pas encore trouvé de levier. Mais ce qui existe ou existera pour les médecins, pourquoi ne pourrions-nous pas le transposer pour les architectes qui offrent un service aux populations ?

Par ailleurs, nous avons conduit le travail avec l’ANCT, mais il n’a débouché sur rien de probant. Rien n’a émergé car il n’y a pas eu de portage politique pour mettre en place un vrai soutien architectural auprès des élus locaux. Ce portage politique se révèle compliqué ; autant la ministre de la Culture a la tutelle de la profession et les écoles mais, au-delà, trop peu d’institutions ou de ministères se préoccupent de l’architecture. Pourtant, le spectre des actions à mener est large. Excepté la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP), le Plan d’urbanisme construction architecture (PUCA) ou encore le Groupement d’intérêt public L’Europe des projets architecturaux et urbains (GIP EPAU) des projets urbains, il n’y a rien en interministériel. Je te rejoins complètement sur la nécessité de s’interroger sur une délégation interministérielle à l’architecture portée par le ministère de la Culture. Notre discipline doit pouvoir s’appuyer et servir toutes les politiques publiques venant de tous les ministères.

S.R. : Je pense vraiment qu’une délégation interministérielle à l’architecture aujourd’hui, vu le contexte, serait intéressante. C’est peut-être un combat qui permettrait, aussi, aux étudiants de retrouver du sens ; car à travers l’interministériel, c’est la transition écologique, c’est le territoire, c’est la solidarité, c’est la formation, etc. Qu’en est -il de la recherche en architecture ?

C.L. : L’architecture reste éminemment culturelle. C’est vraiment essentiel de le dire et de le rappeler. La tutelle du ministère de la Culture doit rester parce que je trouve que la culture fait le lien dans la société.

Par ailleurs, le lien entre la formation et la profession passe par la recherche. Aujourd’hui, elle est insuffisante. Nos laboratoires ne sont pas assez puissants. Nous n’avons pas une agence nationale de la recherche qui s’intéresse suffisamment à l’architecture. Je vois bien que par rapport à d’autres disciplines où il y a un développement de la recherche qui est immense, en architecture, le déficit est patent. Nous n’en sommes qu’aux prémices, avec des enseignants-chercheurs qui sont volontaires, des sujets d’études bien définis – la réhabilitation du bâti du XXe siècle, le bâti très ancien, etc. Nos sujets sont bien précisés mais, en revanche, nous n’avons pas les structures qui nous permettent de projeter la recherche à la fois dans les agences et dans les écoles. Par ailleurs, il n’y a pas assez d’argent pour la recherche architecturale et, pourtant, il y a de l’argent dans la recherche en France. Plus il y aura de recherches, plus il y aura de la crédibilité en architecture.

Je crois qu’aujourd’hui, nous avons des droits et des devoirs en tant qu’architectes. Nous devons prendre en compte l’environnement. Il faut que notre formation nous le permette. Nous devons même en devenir garants, c’est bien le sens de cette profession réglementée. Reprenons la source de la loi, l’article premier de la loi sur l’architecture qui est éminemment intéressant.

Enfin, un dernier mot sur la rénovation. Quelle place donne-t-on aux architectes dans la rénovation ? Dans le neuf, il y a une réglementation ; nous savons qu’au-delà de 150 mètres carrés pour les particuliers, il doit être fait appel à un architecte. Dans le cadre des rénovations, ce n’est absolument pas clair, à part en site protégé. Autrement dit, nous nous privons de qualité architecturale aujourd’hui dans le cadre des rénovations. C’est très questionnant en matière de rénovation patrimoniale, c’est questionnant pour le sens que l’on veut donner à notre environnement bâti.

En réalité, ce que veulent les étudiants, c’est participer à la fabrication d’un monde dans lequel ils se retrouvent et se comprennent et où ils peuvent aider les gens par la création de lieux intelligents.

Pour simplement penser plus justement la société de demain !

Des mêmes auteurs

Sur le même thème