Que demande le peuple ? Après le Grand Débat national, retour sur les doléances des Français d’ici et d’ailleurs

Alors que l’actuel mouvement social affiche une défiance grandissante à l’égard de pouvoirs publics jugés trop distants, l’ambassadeur Didier Le Bret1Diplomate, Didier Le Bret est en poste successivement à Moscou, Vilnius, New York et Dakar. Il est ambassadeur de France en Haïti durant le séisme de 2010 et dirige le Centre de crise du Quai d’Orsay de 2012 à 2015, avant d’être nommé Coordonnateur national du renseignement (2015-2016). En 2018, il rejoint ESL & NETWORK comme associé. Il est également fondateur et secrétaire général de l’association « Rendez les doléances ! ». Chevalier des Arts et Lettres, Chevalier de la Légion d’honneur, auditeur de la 61e session de l’IHEDN, il est nommé en février 2023 ambassadeur coordinateur du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial., auteur de Rendez les doléances ! Enquête sur la parole confisquée des Français (JC Lattès, 2022), revient sur le précédent des doléances exprimées dans le cadre du Grand Débat national qui n’ont pas été prises en compte par les autorités politiques.

À partir d’octobre 2018, la France connaît un important mouvement de protestation. Les « gilets jaunes » occupent les ronds-points et manifestent régulièrement. Le 13 janvier 2019, le président Macron lance le Grand Débat national, invitant les Français à transformer « leurs colères en solutions ». Ils seront près de deux millions à s’exprimer, sous une forme libre dans les cahiers de doléances installés dans les mairies ou sur des plateformes dédiées. Mais ce « patrimoine vivant » ne sera ni numérisé ni analysé, contrairement aux promesses. Ce ratage donne naissance à l’association « Rendez les doléances ! », une initiative menée par l’ancien ambassadeur Didier Le Bret, qui souhaite inciter le gouvernement à honorer sa parole et fédère une communauté de chercheurs en sciences sociales. L’association publie en janvier 2022 un livre qui narre l’histoire de ce rendez-vous raté et restitue une partie de ces expressions citoyennes. Parallèlement, les Français de l’étranger participeront au Grand Débat national, ce qui n’est pas étonnant tant ils ont l’habitude d’être interrogés, compte tenu de la spécificité de leurs conditions de vie, mais ils ne seront pas plus entendus.

Didier Le Bret est interrogé par Florence Baillon et Laure Pallez, dans le cadre d’un partenariat avec La France et le monde en commun.

Les Français de France

Florence Baillon et Laure Pallez : Les doléances : le mot, dans l’imaginaire collectif, renvoie à la Révolution française, avec sa critique des élites, le divorce entre Paris et la province. Est-ce un phénomène uniquement français ? Existe-t-il des initiatives similaires (le Grand Débat national, les doléances) dans d’autres pays ?

Didier Le Bret : Si spécificité il y a, elle tient sans doute à un trait majeur de notre histoire : la très forte concentration du pouvoir en France, avec son pendant géographique : les disparités territoriales.

Lorsque nous avons commencé à nous intéresser au sujet, les médias étrangers ont souligné que la consultation organisée au lendemain de la crise des « gilets jaunes » était sans précédent en Europe, et qu’il s’agissait sans doute d’une expression à une échelle inédite dans l’histoire européenne contemporaine. Tant par le nombre de participants au Grand Débat national que par la diversité de ses modalités (questionnaires, applications pour les jeunes, débats publics, ouverture de cahiers de doléances en mairie, contributions libres, etc.). Au total, ce sont plus de 2 millions de Français qui ont répondu au questionnaire, 10 000 débats ont été organisés, 400 000 pages ont été noircies dans les cahiers dans quasiment une mairie sur deux.

Concernant les références étrangères, voilà un très beau sujet d’études pour les chercheurs et les résultats seront sans doute très instructifs !

L’exercice du Grand Débat pointe un paradoxe : les élus locaux ignorés par l’exercice politique du premier mandat d’Emmanuel Macron se sont fortement impliqués, en particulier les maires ruraux, mais aussi les maires des petites communes. Qu’est-ce que cela dit de notre système de représentation politique et de l’état de santé de notre démocratie ?

J’y vois d’abord de leur part un sursaut démocratique. Tout en reconnaissant le bien-fondé de tout ou partie des revendications des « gilets jaunes », ils n’en partagent pas certaines dérives violentes. Les images d’émeutes, en novembre à Paris, et, plus encore, le slogan « Aller à l’Elysée » ont choqué. Les maires ont compris qu’il fallait trouver un débouché politique : ils ont ouvert les « maisons du peuple ». L’idée du Grand Débat national en a été le prolongement.

Cet investissement direct des élus ruraux, mais aussi des petites villes et des villes moyennes, correspond aussi à une prise de conscience ancienne des maires, témoins impuissants, mais toujours à portée de baffe, de la dérive de nos politiques et de la relégation de plus en plus forte de pans entiers de nos territoires. La question, par exemple, des déserts médicaux apparaît en tête des préoccupations sociales, telles qu’elles s’expriment dans les cahiers. Cela, un an avant la crise liée à la Covid-19 !

Sans l’avoir forcément anticipé, la réforme des régions a éloigné encore un peu plus les centres de décision des lieux de vie et de résidence des Français de la ruralité. Le maire apparaît dès lors comme le seul niveau accessible et surtout disponible. Ce sentiment d’abandon montre que la démocratie moderne ne peut plus être uniquement dans la verticalité avec pour seuls rendez-vous les élections. La montée forte de l’abstention en témoigne. Les abstentionnistes constituent d’ailleurs aujourd’hui le premier parti de France !

Des thèmes ont été choisis dans le cadre du Grand Débat national, est-ce que la démocratie participative consiste seulement à répondre à des questions orientées ? Qu’avez-vous vu de différent dans les cahiers de doléances ?

En réalité, cette consultation initiée sous l’étiquette du Grand Débat national ouvrait de multiples options. C’est d’ailleurs ce qui en fait aussi l’intérêt. On sait que nous ne sommes pas tous égaux dans le débat, certains n’osent pas, ne se sentent pas légitimes, parleront moins.

Le questionnaire permet d’avoir des données brutes sur les préférences, du moins à partir des questions posées. Même si cela comporte des biais, c’est en soi utile. Mais cela n’épuise pas le sujet. Les contributions volontaires permettent en revanche d’aborder tous les sujets sans a priori, c’est ce qui en fait la richesse. Elle donne également à « entendre » la voix des gens. La forme compte autant que le fond, et le ressenti, les perceptions ne doivent pas être considérées comme nulles et non avenues, elles témoignent à leur manière d’une autre forme de réalité. « Décrypter la boîte noire du ressenti individuel […] ». De mémoire, cette phrase de Pierre Rosanvallon convient parfaitement à l’état d’esprit qui a été le nôtre lorsque nous nous sommes mis au travail avec l’association.

Il ne faut pas non plus sous-estimer les questions pratiques et de calendrier. Pour le gouvernement, l’idée était de prendre des mesures de nature à tourner rapidement la page des « gilets jaunes ». L’exploitation d’un questionnaire est plus simple. Elle a permis de dire aux Français : voilà ce qui ressort de la consultation, et c’est la raison pour laquelle nous avons pris quatre grandes décisions : revalorisation des heures supplémentaires, gel de la taxe carbone, prime d’activité et suppression de la hausse de la CSG sur les retraites. Le tout pour un coût total de 10 milliards ! Le reste n’entrait pas dans l’épure politique du gouvernement. Dans sa lettre de cadrage annonçant le Grand Débat national, Emmanuel Macron avait d’ailleurs sorti plusieurs objets des possibles mesures, comme la restauration de l’ISF, la question des APL et, de manière générale, l’augmentation des taxes et impôts…

Pourquoi le choix de la ruralité ?

La mobilisation forte de la ruralité traduit un malaise profond. On parle peu et mal de ces Français. Ils ont le sentiment d’être invisibilisés. Et pourtant, cette France existe : un Français sur trois vit en ruralité (dans des communes de moins de 3500 habitants) ; en 2021, ils sont moins de 20% à avoir un diplôme équivalent à bac+2 ; et, dans un autre registre, mais tout aussi significatif, un Français sur deux meurt là où il est né. Choix de résidence, diplôme, mobilité, etc. : on voit bien à travers ces trois exemples que la France n’est pas exclusivement urbaine, diplômée et mobile. Les Français des villes ont d’autres problèmes, mais cela n’est pas notre sujet du jour !

Le fameux sentiment de relégation des ruraux, pour faire court, s’enracine dans le quotidien des Français : la disparition progressive des services publics de proximité ou, sous une forme plus subtile, leur baisse de qualité (cela vaut pour les transports comme pour les écoles).

Ces évolutions engagent de surcroît les générations à venir et donnent aux parents un sentiment d’impuissance, comme si les jeux étaient faits d’avance. L’injustice territoriale génère du même coup un rejet de la fiscalité, dans la mesure où les services, la contrepartie de l’impôt, ne sont plus au rendez-vous. Cette situation est extrêmement dangereuse politiquement : le consentement à l’impôt est le socle de nos démocraties. S’il vacille, c’est la notion même d’intérêt général qui se déconstruit et, à terme, la possibilité de faire vivre ensemble une communauté qui ne partage plus rien.

Les Français de l’étranger 

En 2019, à l’occasion de la clôture du Grand Débat national, l’association Français du monde-ADFE avait remis à Jean-Baptiste Lemoyne, alors ministre délégué auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé du Tourisme, des Français de l’étranger et de la Francophonie, les doléances des Français de l’étranger recueillies grâce à son baromètre des attentes et besoins des Français de l’étranger.

Les citoyens français de l’étranger avaient répondu présents avec près de 16 500 réponses obtenues, dont 3 814 doléances écrites dans le cadre du Grand Débat national. Au terme de cette enquête, 1 Français de l’étranger sur 3 s’est déclaré intéressé par le Grand débat national de 2018. Cette enquête biennale a été relancée en 2022, en collaboration avec la Junior-Entreprise de l’Université Paris-Dauphineafin de recenser les préoccupations et les nouvelles priorités de nos compatriotes établis hors de France. 12 192 Françaises et Français ont, à parts égales, répondu à cette consultation. Parmi les participants, 40% sont des concitoyens binationaux et 40% ont quitté la France depuis vingt ans ou plus. Un taux de participation important a été constaté au Canada, en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Trois grandes tendances sont ressorties2La deuxième édition du Baromètre des attentes et des attentes des Français de l’étranger est disponible en ligne.. La première porte sur le sujet des retraites, dans la mesure où les démarches semblent difficiles pour l’obtention d’une pension depuis l’étranger : « La caisse de retraite me dit qu’ils ont des montagnes de dossiers à traiter. À qui puis-je m’adresser pour des retards inacceptables dans le versement des retraites de base ? », rapporte un participant. Sur ce thème, se dégage également une forte inquiétude liée à l’inflation et donc à la baisse du pouvoir d’achat : « Les rentes de retraite sont gelées depuis plusieurs années en dépit de l’augmentation du coût de la vie ».

Le second point qui doit interpeller les pouvoirs publics est le souhait d’une majorité de Français à l’étranger d’avoir une administration consulaire proche des usagers, notamment en maintenant un accueil téléphonique ou des réponses personnalisées par courriel. En raison de la distance et des heures restreintes d’ouverture, le renouvellement des documents administratifs tels que les cartes d’identité ou les passeports peut s’avérer laborieux avec des disparités selon les régions du monde : « La communication avec le consulat est difficile voire impossible ».

Enfin, plus qu’une tendance, le dérèglement climatique apparaît comme la préoccupation principale des Français de l’étranger. De nombreux témoignages manifestent une grande inquiétude face à ce qui peut apparaître comme de « l’inertie » de la part des gouvernements : « Le dérèglement climatique est une préoccupation globale. Cela devrait être la préoccupation n°1 de tous les pays mais personne ne fait rien ». Avec de nouvelles crises qui apparaissent au sein de notre société, la situation internationale devient une préoccupation importante. Malgré un avenir complexe dû à la guerre en Ukraine et la pandémie de Covid-19, 75% des Français de l’étranger restent optimistes et souhaitent continuer à vivre hors de la France métropolitaine.

On constate donc que l’idée de la participation citoyenne intéresse les Français, quel que soit leur lieu de résidence et que, en ce sens, le Grand Débat national qui était d’abord une stratégie politique pour permettre au gouvernement de « sortir par le haut » de la crise sociale a eu un écho favorable et généré une attente. Une attente restée lettre morte, malgré tout ce qui a été écrit.

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    Diplomate, Didier Le Bret est en poste successivement à Moscou, Vilnius, New York et Dakar. Il est ambassadeur de France en Haïti durant le séisme de 2010 et dirige le Centre de crise du Quai d’Orsay de 2012 à 2015, avant d’être nommé Coordonnateur national du renseignement (2015-2016). En 2018, il rejoint ESL & NETWORK comme associé. Il est également fondateur et secrétaire général de l’association « Rendez les doléances ! ». Chevalier des Arts et Lettres, Chevalier de la Légion d’honneur, auditeur de la 61e session de l’IHEDN, il est nommé en février 2023 ambassadeur coordinateur du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial.
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    La deuxième édition du Baromètre des attentes et des attentes des Français de l’étranger est disponible en ligne.

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