La thématique de l’immigration – et son instrumentalisation politique – est depuis de nombreuses années en haut de l’agenda politique en France comme aux États-Unis. Cependant, le clivage gauche-droite ne détermine pas strictement le positionnement des démocrates et des républicains sur le sujet, comme l’analysent Flore Kayl et Laure Pallez en rappelant plusieurs données chiffrées.
En France, l’examen du projet de loi sur l’immigration, qui devait débuter en séance au Sénat fin mars, est reporté. Le texte prévoit, d’un côté, de faciliter la régularisation des travailleurs sans papiers, et de l’autre de faciliter leur expulsion. La volonté de contrôle de l’immigration exprimée par les citoyens dans les urnes est en contradiction avec le besoin de main-d’œuvre étrangère sur les métiers en tension. D’ailleurs, le sénateur des Français établis hors de France Jean-Yves Leconte, qui a travaillé sur la question migratoire, nous rappelle que la tension migration/main-d’œuvre est très forte partout en Europe. En Italie par exemple, le gouvernement d’ultra-droite, tout en développant un narratif anti-ONG et en faisant adopter des lois pénalisant leurs actions de sauvetage en mer, sait combien la main-d’œuvre des personnes en situation irrégulière est importante pour l’économie et pour le fonctionnement des PME, auquel est sensible son électorat1Voir également l’article du journal La Croix, « Italie : le gouvernement définit sa politique migratoire », 10 mars 2023..
On assiste au même grand écart de l’autre côté de l’Atlantique, où Joe Biden annonce vouloir durcir les règles d’accueil des immigrés illégaux aux frontières, alors même que les États-Unis souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée pour mener à bien leurs grands projets d’infrastructure. « Les problèmes d’immigration menacent le programme climat de Biden », titrait début mars dernier le journal Politico, qui souligne que le pays a besoin de plus d’immigrés pour combler la pénurie de main-d’œuvre et accomplir ses ambitieux projets verts.
Selon le think tank Pew Research Center de Washington, les États-Unis comptent plus d’immigrants que tout autre pays au monde. Aujourd’hui, plus de 40 millions de personnes vivant aux États-Unis sont nées dans un autre pays, soit 12% des 330 millions d’habitants et un cinquième des migrants dans le monde. En comparaison, selon les chiffres de l’Insee de 2021, 7 millions de personnes vivant en France sont nées dans un autre pays, soit 10% de la population. À côté des immigrants en situation légale, les États-Unis comptent environ 11 millions d’immigrants en situation irrégulière selon diverses estimations2Par exemple du CIS ou du Pew Research Center. corroborées par nos échanges avec Florian Dauny, avocat d’immigration en Floride inscrit au barreau de New York.
Les États-Unis ont connu une immigration forte au cours de la plus grande partie de leur jeune histoire, ce qui a fait dire au président John F. Kennedy en 1961, lors de son discours d’investiture, que les États-Unis sont la « Nation des nations ». Pourtant, la question de savoir quels modes de régularisation utiliser demeure au cœur des politiques d’immigration depuis des décennies.
Qu’en est-il vraiment du clivage gauche-droite sur cette question ? En France, la régularisation des immigrés illégaux est traditionnellement une thématique de gauche, alors que le durcissement aux frontières est traditionnellement une position de droite. Mais aux États-Unis, les lignes sont plus souples : les républicains soutiennent historiquement une immigration d’affaires dans une optique pro-business, c’est-à-dire qui fournit la main-d’œuvre étrangère qualifiée mais également une main-d’œuvre peu qualifiée nécessaire à la prospérité des grandes entreprises américaines. Les démocrates soutiennent habituellement une immigration plus humaine, ouverte aux réfugiés politiques et aux demandeurs d’asile.
En 2013, une loi bipartisane « The Gang of Eight bill » est presque votée au Congrès, portant à la fois sur la simplification de la régularisation des 11 millions de migrants illégaux de l’époque et le renforcement des contrôles aux frontières. Malgré une Chambre des représentants à majorité républicaine, la loi échoue à cause d’un groupe de députés ultra-conservateurs qui s’oppose à toute régularisation de masse par principe, dont Ron DeSantis, l’actuel gouverneur de Floride. Surfant sur cette tendance, c’est Donald Trump en 2016 qui fait campagne sur l’idée de construction d’un mur le long de la frontière mexicaine, s’opposant ainsi aux républicains traditionnels. D’ailleurs ceux-ci vont freiner tous ses projets quand il arrivera au pouvoir en janvier 2017 et Trump peinera à trouver le financement pour la construction du fameux mur.
En 2023, les démocrates de Joe Biden subissent la pression des citoyens pour contrôler l’afflux massif d’immigrés illégaux aux frontières : on estime à plus de 2 millions le nombre d’immigrés illégaux à être arrivés sur le territoire américain dans la seule année 20223NBC News, Migrant border crossings in fiscal year 2022, 22 octobre 2022.. C’est un chiffre record. Les migrants proviennent principalement du Venezuela, de Cuba et du Nicaragua. Les trois principaux États d’accueil sont la Californie (24%), le Texas (11%) et la Floride (10%). La frontière « ouverte » avec le Mexique est aussi pointée du doigt dans la crise des opioïdes car la drogue, en particulier le fentanyl, entre très facilement sur le territoire américain.
L’administration Biden, forcée d’agir, est donc prise entre deux feux. D’après The New York Times, elle craint une hausse de l’immigration encore plus forte à partir de mai 2023, quand l’ordonnance 42 (Title 42) mise en place pendant la pandémie de Covid-19 (facilitant l’expulsion des étrangers) prendra fin. L’administration serait donc en train d’étudier un retour à la détention des familles illégales à la frontière, mesure de Donald Trump que Joe Biden avait pourtant dénoncée lors de sa campagne électorale de 2020.
En parallèle, l’administration Biden entend consacrer une somme record à la création d’emplois aux États-Unis par le biais de ses nombreux programmes d’incitations climatiques et économiques. Afin de verdir l’économie, le plan du président Joe Biden repose sur un argumentaire simple : il créera des emplois bien rémunérés pour les Américains. Mais voilà, la main-d’œuvre manque. Législateurs, anciens responsables politiques et défenseurs de l’énergie propre ont déclaré que des correctifs en matière d’immigration sont nécessaires pour que la nation puisse lutter contre le changement climatique et battre ses rivaux géopolitiques tels que la Chine.
Le nouvel homme fort de la droite républicaine, le gouverneur de la Floride Ron DeSantis, fait sien le combat contre l’immigration clandestine. La Floride, tout comme le Texas, est un État à forte population immigrée4En juillet 2022, selon le Bureau of Census, 21% des Floridiens sont nés à l’étranger.. DeSantis marche dans les pas de son ancien mentor Donald Trump duquel il partage les positions en matière d’immigration. Il est responsable de l’envoi de bus de migrants du Texas vers l’île privilégiée démocrate de Martha’s Vineyard en 2022, accusant les dirigeants démocrates d’hypocrisie sur le sujet.
Aux États-Unis, on constate que les intérêts convergent entre la droite et la gauche pour investir dans de grands projets gourmands en main-d’œuvre et créateurs d’emplois bien rémunérés pour les Américains. Il y a aussi convergence sur la volonté de ralentir les flux migratoires actuels. Ces convergences ne se sont pas encore traduites en actions politiques concrètes.
Peut-on imaginer dans un futur proche que la gauche et la droite françaises se réunissent au-delà de leurs différences pour construire ensemble une véritable politique d’immigration française intelligente ? Le moment est sans doute venu d’ouvrir un vrai débat honnête, humaniste et ambitieux sur l’immigration en France, ses enjeux et ses opportunités.
- 1Voir également l’article du journal La Croix, « Italie : le gouvernement définit sa politique migratoire », 10 mars 2023.
- 2Par exemple du CIS ou du Pew Research Center.
- 3NBC News, Migrant border crossings in fiscal year 2022, 22 octobre 2022.
- 4En juillet 2022, selon le Bureau of Census, 21% des Floridiens sont nés à l’étranger.