Quantifier les atteintes à la laïcité scolaire, mission impossible ?

Comment quantifier les atteintes à la laïcité scolaire ? À l’occasion du séminaire des référents laïcité de l’Éducation nationale, le 24 septembre 2019 autour du ministre Jean-Michel Blanquer, Ismail Ferhat, membre de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, revient sur l’histoire et les méthodes du comptage des conflits liés à l’application du principe laïque dans les établissements scolaires.

La déclaration de Jean-Michel Blanquer, sur France Culture le 31 août 2019, quant aux problèmes éventuels de déscolarisation de petites filles en maternelle liée à la radicalité religieuse a suscité de nombreux débats et réactions. Au-delà de la surface des polémiques médiatiques, celle-ci posait une question de fond et récurrente, qui pourtant est rarement posée explicitement. Comment quantifier les atteintes à la laïcité dans le service public éducatif ? En effet, et ceci a été relativement peu rappelé, la phrase du ministre de l’Éducation nationale ressemblait largement à un passage du rapport dit Stasi du 11 décembre 2003, qui à l’époque n’avait pas suscité de telles réactions sur ce point. Depuis l’affaire du foulard de Creil, le sujet du nombre d’atteintes à la laïcité à l’école suscite non seulement le débat, mais aussi des accusations ou des controverses parfois vives. Il paraît dès lors nécessaire de revenir sur l’histoire et les méthodes – toutes deux particulièrement complexes – de comptage des conflits dans les établissements scolaires concernant (ou semblant concerner) l’application ou la définition du principe laïque.

Aux origines d’une quantification incertaine : les conflits de foulards islamiques (1989-2003)

Jusqu’à l’échec du projet Savary sur l’enseignement sous contrat, en 1984, les questions – et surtout les conflits – de laïcité scolaire sont globalement pensées en France au travers du conflit entre école privée (très majoritairement d’origine catholique) et militants laïques. Après cette date, l’islam est de plus en plus souvent abordé en postulant qu’il est un « problème ». Dès les années 1984-1985, certains médias, syndicalistes enseignants ou personnages politiques s’inquiètent des pressions éventuelles de musulmans conservateurs vis-à-vis de la société civile et des institutions publiques (notamment l’école) en France. Cependant, à l’appui de ces affirmations, il n’y a pas de chiffre et rarement de fait précis qui sont apportés.

À la rentrée scolaire 1989, le cas de trois élèves voilées, au collège Gabriel Havez dans la commune de Creil, a entraîné à partir d’octobre une polémique d’ampleur nationale. Le ministère de l’Éducation nationale se retrouve à devoir recenser un phénomène jusque-là sans comptage ou repérage spécifiques. À la demande de celui-ci, quelques cas sont repérés entre octobre et décembre 1989 par des remontées des autorités rectorales. Dès l’année suivante, considérant que le sujet relève aussi de ses compétences, le ministre de l’Intérieur propose à son tour sa quantification : une note de 1990 des Renseignements généraux estime à 400 le nombre d’élèves portant un foulard islamique dans le secteur public éducatif. Dans la décennie qui suit, un comptage est aussi assuré par le système éducatif lui-même, en lien avec le travail des médiatrices de l’Éducation nationale, nommées suite à la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 (qui durcit le ton sur les signes religieux ostensibles à l’école) pour résoudre les difficultés sur le sujet. Cependant, quelle que soit l’institution qui effectue le repérage et la quantification, les estimations successives ne modifient pas fondamentalement l’ordre de grandeur des Renseignements généraux de 1990. L’estimation montre jusqu’à 2000 cas estimés en 1994 – ce qui constitue probablement un pic – à une centaine en 1999.

De fait, les conflits autour de la présence de foulards dans les écoles publiques sont symboliques des difficultés à comptabiliser la laïcité scolaire depuis une trentaine d’années : entre 1989 et 2003, il n’y a pas d’interdiction législative vis-à-vis des voiles, donc le comptage lui-même ne concerne pas des faits légalement prohibés, mais vis-à-vis desquels la finesse de quantification varie fortement selon la conjoncture politique et sociale sur l’islam, la laïcité ou l’institution scolaire en France.

Une quantification floue (2003-2017) ?

À partir de 2001, le climat se tend particulièrement vis-à-vis de l’islam en France : attentats du 11 septembre et plus globalement terrorisme islamiste, seconde intifada dans les territoires palestiniens, guerres en Afghanistan et Irak, mobilisation du mouvement des « Ni putes ni soumises », retour de la question du foulard à l’école (via l’affaire des sœurs Levy à Aubervilliers, exclues de leur lycée en octobre 2003).

Dans ce contexte de tensions aussi fortes que multiformes, les voiles islamiques font l’objet d’un débat croissant. Ce dernier débouche sur la loi du 15 mars 2004 bannissant les signes religieux ostensibles des établissements publics. Paradoxalement, dans une période où la laïcité scolaire (ou plutôt, la manière dont elle fait débat) est plus que jamais abordée par ce sujet du foulard, trois documents tentent de faire un recueil des tensions autres suscitées par l’application du principe laïque dans l’institution éducative. Ils sont de nature différente. L’un est un ouvrage collectif d’enseignants de quartiers populaires urbains, Les territoires perdus de la République, paru en 2002. Celui-ci ne concerne pas uniquement les contestations de la laïcité, traitant d’autres difficultés rencontrées par les auteur·e·s de cet ouvrage (racismes, sexisme, complotisme, discours religieux radicaux) qui rencontre un important succès. Le deuxième est le travail de la commission déjà citée qui était dirigée par Bernard Stasi et dont le rapport a été rendu à la présidence de la République le 11 décembre 2003. Le troisième est le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale dirigée par Jean-Pierre Obin (groupe établissements et vie scolaire), intitulé Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, rendu en juin 2004 mais qui n’a été rendu public que six mois après.

Si la méthodologie, les auteur·e·s et les objectifs ne sont pas les mêmes, les trois documents sont importants pour une nouvelle strate de la quantification (ou de la non-quantification) des conflits de laïcité scolaire. Ils soulignent d’emblée qu’ils ne constituent pas une approche globale et quantitative des actes décrits. Le rapport Obin, par exemple, récuse dès ses premières pages l’idée d’effectuer une approche quantifiée globale, soulignant que l’équipe auteure « ne dispose pas des moyens et n’a pas vocation à mener des études quantitatives » (p. 6). Dans le même temps, ils notent une défiance d’une partie des personnels éducatifs ou de l’opinion vis-à-vis des estimations assurées par les institutions publiques. Comme le note crûment le rapport de la commission dite Stasi, ces derniers « contestent des chiffres officiels qui minimisent les difficultés rencontrées sur le terrain » (p. 57).

Il en résulte un constat quantitatif doublement flou, les deux documents officiels ne proposant aucun chiffrage précis. Tout d’abord, à la différence des foulards, plus aisément recensables mais interdits dans les écoles publiques à partir de 2004, les atteintes que les trois documents décrivent sont difficiles à compter. Le second point, particulièrement présent dans l’ouvrage Les territoires perdus de la République et le rapport Obin, est la frontière ténue entre problèmes de laïcité scolaire et ceux de violences scolaires proprement dites. Ainsi, comment qualifier ou répertorier un fait d’agressivité vis-à-vis d’une enseignante d’une discipline sensible (histoire-géographie, sciences et vie de la terre…) sur un point de programme contesté pour raisons religieuses ? Problème de vie scolaire ? De violences (éventuellement sexistes) ? De laïcité ? Les trois ? La classification paraît difficile.

Une relative clarification statistique sous le ministère de Jean-Michel Blanquer (2017-…) ?

Paradoxalement, les rapports de l’Éducation nationale ou d’autres institutions publiques des années 2000 sur les atteintes à la laïcité scolaire confirment qu’« aucune étude rigoureuse n’est disponible » (rapport Obin, p. 4) sur leur nombre réel – à supposer d’ailleurs que ce chiffre puisse être établi. Le rapport du sénateur Jacques Grosperrin, déposé le 1er juillet 2015, confirme une décennie plus tard « une analyse statistique difficile du fait de remontées aléatoires » sur ces faits. Le problème était en effet réapparu cette année, lors du repérage du nombre de perturbations à l’hommage aux victimes des attentats terroristes de janvier 2015. Celles-ci ont été estimées à 200 par le ministère pour toute la France, sans que celles-ci ne puissent être strictement réduites à des questions de laïcité. L’Observatoire de la laïcité, installé en 2013 auprès du Premier ministre, ne propose pas plus une quantification continue et globale des atteintes dans ses rapports annuels, ainsi dans le rapport annuel 2017-2018. Paradoxalement, c’est une structure associative, le Comité national d’action laïque (CNAL), qui propose en juin 2018 une première approche nationale, centrée sur l’expérience des personnels éducatifs. En interrogeant les enseignant·e·s au travers d’un sondage réalisé par l’Ifop, son enquête montre qu’un tiers de ceux interrogés déclarent avoir rencontré des difficultés qu’ils lient à des convictions religieuses, un dixième déclarant des difficultés régulières. Cependant, la décomposition des résultats montrait des tendances plus contrastées, et des points de crispation : éducation prioritaire, disciplines sensibles (histoire-géographie, EPS) ou thèmes de cours sources de crispations (traitement de faits religieux).

L’absence d’un outil statistique à la fois national et continu – qui dépasse le cadre d’enquêtes ponctuelles – est apparue dès lors problématique. Début 2018, le ministère crée un triple étage organisationnel (conseil des sages, équipe nationale laïcité et faits religieux, équipes académiques laïcité). Celle-ci est complétée en juillet 2018 par l’annonce d’une création d’un formulaire de signalement en ligne. Celui-ci est à la fois innovant et ambitieux : il consiste en une possibilité de saisine par les personnels éducatifs d’un cas dont ils auraient connaissance. Ceci supprime tout filtre hiérarchique ou aléa administratif dans la prise en compte du cas, un point soulevé dans les rapports des années 2000.

Au final, quelle est l’ampleur statistique du phénomène aujourd’hui ? En octobre 2018, un millier de cas ont été signalés, dont 400 relevant de l’action des équipes académiques laïcité, pour un effectif scolarisé dans le secteur public d’un peu plus de dix millions d’élèves. De manière tout à fait étonnante, ce chiffre correspond exactement à la première estimation globale en 1990 – il est vrai centrée sur les conflits de foulards islamiques. Malgré les mutations démographiques massives du système éducatif (passage du taux d’accès au baccalauréat d’une classe d’âge de 39,8% en 1990 à 78,7% en 2018) depuis cette période, cette relative stabilité des estimations ou des énumérations paraît remarquable. Il n’est pas sûr cependant qu’elle puisse refroidir à elle seule les passions et polémiques sur le comptage des atteintes à la laïcité scolaire. De plus, les thèmes mis en avant parmi ces derniers (signes religieux ostensibles hier, contestations ou attitudes de défiance supposées d’origine religieuse vis-à-vis des contenus d’enseignement ou de la vie scolaire) ont nettement changé entre 1989 et aujourd’hui : autant dire qu’une quantification consensuelle des atteintes à la laïcité scolaire ressemble beaucoup à une Arlésienne statistique.

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