Prison : les surveillants, c’est nous

Les récents conflits au sein du milieu pénitentiaire remettent en lumière les problèmes récurrents comme de nouveaux enjeux : surpopulation carcérale, sous-effectifs de l’administration pénitentiaire, gestion des détenus radicalisés… Adrien Taquet, député des Hauts-de-Seine, membre de la commission des affaires sociales à l’Assemblée nationale et responsable d’un groupe de travail sur les prisons à la Fondation Jean-Jaurès, en appelle à notre responsabilité collective.

J’ai découvert l’univers carcéral il y a vingt ans : j’étais à l’époque ce que l’on appelle un visiteur de prisons à la Maison centrale de Poissy. J’ai renoué avec ce milieu l’année dernière, me rendant chaque semaine dans l’une des plus grandes prisons françaises, de celles qui cumulent l’ensemble des problèmes mis sous le tapis depuis tant d’années.

En vingt ans, la situation n’a fait que se dégrader. Sur ce sujet comme sur d’autres, nous avons collectivement refusé d’affronter le réel, dans l’espoir de retarder le moment où le couvercle sauterait. Transformer la prison, et espérer éradiquer les problèmes qui menacent notre société, ne se fera qu’en mettant fin à notre cécité collective face la réalité carcérale actuelle.

Quelle est-elle ? Celle qui s’est invitée une nouvelle fois dans l’actualité : des agressions violentes de surveillants, que rend possible une surpopulation carcérale proche de 200% dans certains établissements d’une vétusté hors d’âge.

Et il y a la réalité que l’on a plus de mal à voir, ou à formuler.

La réalité, c’est une surpopulation qui ne concerne pas que les détenus mais aussi les rats qui leur tiennent compagnie. La gale contamine des coursives entières, les cas de tuberculoses sont en hausse. Le VIH et les hépatites continuent à se propager – conséquences de viols mais surtout de la toxicomanie – et l’addiction touche une grande majorité de détenus. La question de la santé mentale est toujours taboue : certains de ceux qui entrent en prison n’ont rien à faire et devraient être en établissements spécialisés, la quasi-totalité de ceux qui en sortent ont des problèmes psychiques non pris en charge.

La réalité, c’est une réinsertion en échec, et la récidive qui devient la norme. Les services publics de l’éducation, de l’emploi et de la santé voient leurs moyens reculer. Au nom de la sécurité, la révolution numérique n’a pas eu lieu, alors qu’il est un facteur d’insertion et de réinsertion sociale et professionnelle. Bien loin des expériences positives menées au Danemark et en Belgique, où les smartphones et les ordinateurs sont autorisés mais bridés au sein d’un « Jail Cloud », cantiner un ordinateur en France – modèle 2011 – coûte 800 euros, quand le « salaire moyen » en prison est de 200 euros. Internet est banni, du moins dans les textes, car là aussi le réel est cruel.

La réalité en effet, c’est qu’un rappeur grenoblois peut « produire » son dernier clip avec des images tournées exclusivement depuis son lieu de détention, et faire 400 000 vues sur les réseaux sociaux. Vous pouvez converser en direct vidéo avec un détenu via le Facebook live qu’il organise depuis sa cellule. 27 000 téléphones portables ont été saisis l’année dernière, ce qui laisse supposer que le double circule en réalité.

La réalité, c’est une situation où nous mettons nos enfants en danger en les laissant être en contact avec des adultes. De la même façon, les détenus de droit commun côtoient des détenus radicalisés ou en voie de radicalisation, partageant parfois la même cellule qu’eux. Nous n’avons pas retenu la leçon de l’inspecteur Morvandiau dans Buffet froid qui, face à l’assassin paranoïaque l’interrogeant sur le nombre de criminels qu’il a arrêté dans sa carrière, lui répond : « Le moins possible ! Un coupable est beaucoup moins dangereux en liberté qu’en prison. Parce qu’en prison il contamine les innocents ».

La réalité, c’est que notre pays viole les droits les plus élémentaires de ceux qui restent nos concitoyens, ce qui nous vaut régulièrement d’être condamnés par la Cour européenne des droits de l’Homme : traitements inhumains et dégradants, exercice du droit de vote impossible, violation du droit à l’intimité médicale… Régulièrement, des femmes consultent un gynécologue en présence d’un surveillant dans la pièce.

Mais ne nous y trompons pas, et affrontons le réel là aussi : nous portons tous une responsabilité individuelle et collective dans cette situation.

Parce que chacun de nous considère, au fond de lui-même, « que ces gens-là ont ce qu’ils méritent ». Parce qu’en tant que Nation, nous avons préféré par le passé faire porter nos priorités budgétaires sur d’autres sujets, probablement plus importants à l’époque.

Nous nous sommes ainsi collectivement déchargés sur d’autres pour assumer notre démission collective.

Sur les surveillants tout d’abord, que nous avons laissés seuls pour affronter une situation qui les dépasse depuis longtemps. Ils sont les sans-grade de la fonction publique, leur rémunération n’est pas à la hauteur de la responsabilité qu’ils exercent au nom de la société, de la dureté du travail qu’ils accomplissent, des violences verbales et physiques qu’ils subissent quotidiennement. Le suivi psychologique dont ils bénéficient est insuffisant.

Quand une société confie à des personnes précaires la responsabilité de prendre en charge d’autres personnes précaires, elle ne peut s’étonner de son échec, et elle en est responsable. Doit-on s’étonner, dans ces conditions, que certains achètent la paix sociale, hier avec du shit, aujourd’hui avec des puces et des téléphones portables ? Ou en autorisant une prière collective pourtant formellement interdite ? Doit-on s’étonner que certains succombent à la promesse de fins de mois un peu moins difficiles ?

Collectivement responsables, nous le sommes aussi parce que nous avons confié une grande partie du travail de réinsertion sociale à des associations – délivrer des formations, gérer des bibliothèques, garantir l’accès au droit… Pour ensuite baisser leurs subventions, les obligeant à supprimer des postes, et ce alors que la présence directe de l’État, sur l’éducation et l’emploi au premier chef, est en recul. Ce même État qui vient de transférer la question de la formation professionnelle en prison aux régions, faisant planer une incertitude sur les moyens qui seront alloués à l’avenir.

Collectivement responsables enfin, parce que nous nous défaussons collectivement sur les autorités religieuses, en l’occurrence musulmanes. Nous avons espéré qu’ils pourraient nous aider à identifier et à canaliser les détenus en voie de radicalisation. 270 aumôniers pour près de 30 000 détenus musulmans estimés, un Imam pour 400 détenus dans certains établissements : comment a-t-on pu collectivement croire un seul instant que cela solutionnerait le problème de la radicalisation en prison ?

Les annonces faites récemment par le gouvernement sont nécessaires : il faut renforcer la sécurité des personnels, recruter, revaloriser les indemnités et améliorer la gestion des radicalisés. Mais elles ne sont pas suffisantes : ce qui est en jeu ici va bien au-delà, car cela interroge chacun de nous, et nous tous en tant que Nation.

Nous ne pourrons durablement régler cette question qu’à une seule condition : affronter le réel, dans tout ce qu’il a de cru et de complexe, et nous mettre d’accord pour y mettre fin une bonne fois pour toute. Une remise en cause individuelle et collective qui implique des choix difficiles : « idéologiques », sociaux mais aussi budgétaires, probablement au détriment d’autres politiques publiques – les conséquences financières de nos choix collectifs ainsi faits ne se compteront pas en quelques dizaines mais en plusieurs centaines de millions d’euros.

C’est de ce choix que nous devons débattre en mettant tous les sujets sur la table, et ce sans tabou : des États généraux de la prison qui associeraient tous les ministères concernés – Justice, Solidarités et Santé, Travail, Éducation, Numérique, Intérieur, Économie… –, toutes les parties prenantes – surveillants, service pénitentiaire d’insertion et de prévention (SPIP), magistrats, associations, familles, avocats, collectivités locales…

Et nous, les citoyens. Car c’est bien notre avenir commun qui se joue aujourd’hui entre ces murs.

 

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