Pourquoi l’État doit repenser la retraite des sportifs de haut niveau

Alors qu’un mouvement social historique contre la réforme des retraites touche actuellement la France, une catégorie professionnelle de la population reste largement ignorée des débats : les sportifs de haut niveau. Pourtant, loin de l’après-carrière luxueuse à laquelle a droit une poignée de stars, le système qui régit actuellement la retraite des sportifs professionnels est criant d’injustice. Richard Bouigue et Pierre Rondeau proposent des pistes pour le rendre plus juste et plus équitable.

À l’heure où le débat sur la réforme des retraites met en lumière les souffrances et les injustices du auxquels les travailleurs français les plus précaires sont confrontés, la question de la retraite des sportifs pourrait prêter à sourire. On aurait tort. 

Les sportifs de haut niveau, les oubliés de la réforme

Loin de l’idée que le grand public se fait de leur train de vie, les sportifs français ne finissent pas tous rentiers. Au moment de mettre un terme à leur carrière, ils ne bénéficient pas non plus d’un capital économique supérieur à la moyenne des Françaises et des Français. Les milliers de sportifs de haut niveau français ne sont pas, pour la plupart, des salariés. Qu’ils soient footballeurs, rugbymen, tennismen, handballeurs, golfeurs ou nageurs, ils connaissent, le plus souvent, des carrières courtes. Celles-ci dépassent rarement les dix ans, et ne se font quasiment jamais sous le régime du salariat. Et même quand ils gagnent bien leur vie, l’après-carrière peut être brutale : un rapport du principal syndicat des footballeurs en Angleterre, Xpro, estime que jusqu’à 40% des joueurs sont ruinés cinq ans après la fin de leur carrière sportive, que 33% d’entre eux divorcent dans l’année qui suit la fin de la carrière (jusqu’à 50% dans les quatre premières années), et que 38% d’entre eux sombrent dans la dépression (contre 13% en moyenne dans le reste de la population).

Les sportifs ne bénéficient d’aucun régime spécial, ni d’aucune aide particulière de la part des fédérations sportives ou de l’État. Pourtant, nombre d’entre eux pourraient y prétendre. Qu’on en juge : en 2015, le rapport du secrétaire d’État aux Sports, Thierry Braillard, estimait que « 4 sportifs de haut niveau sur 10 gagnaient moins de 500 euros par mois ». En 2020, la judokate Émilie Andéol, pourtant médaillée d’or aux Jeux olympiques de Rio, en 2016, s’était retrouvée au chômage. Sans aucune aide, privée de reconnaissance, cette dernière avait admis « regretter d’avoir participé aux JO » et d’avoir empoché le titre olympique.

De fait, ces sportifs de haut niveau n’ont pas l’opportunité de cotiser, ni de constituer un capital. Il existe certes, depuis 2012, la possibilité pour l’État de cotiser à la place des sportives et sportifs de haut niveau reconnus dans le listing du ministère des sports, et ce sur une durée de seize trimestres. Dans les faits, cela ne concerne que 500 sportifs. En 2019, Philippe Gonigam, le président de l’Union nationale des sportifs de haut niveau (UNSHN) nuançait donc l’impact de ce dispositif : « C’est une retraite conditionnée, ça reste très en deçà de ce à quoi un salarié normal peut prétendre ».

Loin de s’intéresser à leur sort, le projet de réforme des retraites défendu par le gouvernement d’Élisabeth Borne ne prévoit aucune amélioration ni aucune création d’un régime spécifique. Pire, il risquerait d’altérer encore plus leur situation : en reculant l’âge légal de départ de deux ans, même pour les carrières longues de celles et ceux qui auraient commencé à travailler avant vingt ans – ce qui est le cas de nombreux sportifs –, on prend le risque de les maintenir plus longtemps dans une condition d’incertitude économique et sociale avant qu’ils ne puissent bénéficier d’une pension de retraite qui, issue d’une carrière hachée, sera donc décotée. 

De même, celles et ceux qui seraient passés professionnels après l’âge de vingt ans ne pourront pas bénéficier du dispositif carrière longue, maintenu par la réforme mais allongé de deux annuités, et devront donc, malgré la précarité et la pénibilité de leur carrière, attendre avant de pouvoir toucher leur retraite, là encore très certainement décotée faute de cotisations suffisantes. Rien n’est prévu non plus concernant une éventuelle formation diplômante et qualifiante pour les aider à préparer leur après-carrière. Il s’agit pourtant là d’un point essentiel : lorsqu’ils participent à des compétitions, les sportifs n’ont pas le temps d’obtenir des diplômes. Une fois leur carrière terminée, ils se retrouvent alors sans rien : pas de diplôme, pas de qualification, pas d’expérience professionnelle. Non contente d’être une petite mort sportive, la fin de leur carrière se double donc également d’une petite mort sociale : les anciens sportifs enregistrent des taux de chômage plus élevés que la moyenne, et des taux d’emploi faibles. 

Pas de régime spécifique, sauf pour les danseurs de l’Opéra de Paris

D’habitude si prompts à récupérer et à exploiter leurs succès sportifs, les politiques sont ici curieusement et cruellement absents. Une telle négligence de la part des pouvoirs publics interroge : comment accepter que celles et ceux qui défendent les couleurs de la Nation lors des grandes compétitions, incarnent des exemples positifs pour notre jeunesse, sont à l’origine de nos plus beaux moments d’émotion collective et de cohésion populaire, soient finalement si peu considérés par l’État ? 

Pour le philosophe du sport Thibaud Leplat, cet abandon correspondrait tout simplement à l’image que l’on se fait du sport en France : « Il s’agit d’un loisir, d’un simple jeu, et non d’un métier à part entière. Que l’on tape dans un ballon ou que l’on combatte sur un tatami, cela reste un loisir, une activité physique. Il n’y a pas d’intérêt concret pour la société, pas de plus-value, pas de richesse créée. Résultat, le système tout entier ne reconnaît pas l’intérêt public du sport, n’aide pas les sportives et les sportifs. Pire encore, leur refuse la moindre aide et rejette toute proposition visant à améliorer leur quotidien. Après tout, ils ne font que s’amuser1Entretien avec les auteurs. ». 

Des propos cautionnés et acceptés par nombre de sportifs. En 2020, le sélectionneur de l’équipe de France de football, Didier Deschamps, reconnaissait qu’il n’avait pas à intervenir sur le débat des retraites car « les joueurs ont surtout la chance de vivre de leur passion et n’auraient donc pas à exiger des aides ou des régimes particuliers ». Pendant que le cheminot ou l’ouvrier trime au travail, le sportif s’amuse et vit de sa passion. Libre à eux de préparer leur après-carrière et d’anticiper « la fin de la récréation » mais, parce qu’ils ne seraient pas des travailleurs à part entière et ne subiraient pas une forme de pénibilité, les athlètes n’auraient pas à intervenir sur un sujet qui concerne l’ensemble des Français. 

L’argument pourrait s’entendre, s’il ne souffrait d’une exception manifeste dont bénéficie une seule catégorie de sportifs de haut niveau : le régime spécifique des danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris. Héritage de Louis XIV, financé à 50% par le ministère de la Culture, il leur permet de prendre leur retraite dès l’âge de 40 ans, et d’obtenir un départ à taux plein dès l’âge de 42 ans, correspondant à 75% de leur dernière rémunération. 

Selon le juriste Xavier Aumeran, ce système constitue davantage un vestige de l’histoire qu’un « véritable modèle pour l’ensemble des activités sportives ». Lors du mouvement de grève qu’ils avaient initié en 2019 pour le défendre, les danseurs et les danseuses de l’Opéra avaient pourtant fait valoir que ce système conservait toute sa pertinence : arrêt des études dès l’âge de 14 ans, impossibilité à pouvoir associer vie professionnelle et vie étudiante, difficulté totale du métier, précarité du statut, nombreuses altérations physiques, physiologiques et psychologiques, absence de formation continue, manque de préparation à l’après-carrière… Ainsi que l’écrivait alors Michel Guerrin dans Le Monde, « un danseur est un sportif de haut niveau, dont la vie est rythmée par les blessures survenues à l’entraînement ou lors d’une des 180 représentations par an. Bien que suivi par un aréopage de médecins et de kinés, il danse parfois dans la douleur. Le stress et la concurrence n’arrangent pas les choses. À 40 ans, certains boitent au saut du lit. D’où la mise à la retraite à 42 ans, parfois plus tôt quand le corps lâche ».

Une question de coût incompressible 

Ces arguments sont parfaitement recevables. Mais ils sont également applicables à l’ensemble des sportifs de haut niveau. Selon une étude citée par les économistes Bastien Drut et Richard Duhautois, 40 à 80% des anciens sportifs souffriraient par exemple d’arthrose du genou et de la cheville. Dès lors, pourquoi une telle différence de traitement entre les danseurs et les autres sportifs professionnels ? 

D’après Xavier Aumeran, « la logique apparaît difficilement transposable à l’ensemble des sportifs. […] Un régime spécial propre aux sportifs rémunérés nécessiterait, au regard du nombre important d’assurés sociaux concernés, une subvention colossale de la part de l’État ». En effet, la retraite de l’Opéra de Paris est évaluée à 28,5 millions d’euros par an. Elle est financée à 50% par le ministère de la Culture et à 46% par les cotisations des bénéficiaires et des membres de l’institution, le reste étant prélevé sur les recettes de billetterie. Cette retraite ne concerne que 150 danseurs, auxquels s’ajoutent 1 660 anciens salariés pensionnés de l’Opéra, les musiciens et les artistes du chœur, qui peuvent partir dès 50 ans.

Globalement, le régime assure une certaine pérennité comptable : il a connu, en 2018, un déséquilibre budgétaire limité à un million d’euros. Supposer la transposition de ce système aux 2 200 sportifs inscrits dans le registre du ministère des Sports supposerait des versements annuels colossaux. Une charge que le budget du ministère des Sports, qui a atteint difficilement – et très artificiellement – les 710 millions d’euros sur le budget 2020 et 987 millions d’euros en 2023, pourrait difficilement supporter.

Vers la création d’un régime d’assurance retraite universelle pour les sportifs de haut niveau ?

C’est une question éthique qui se pose alors : pourquoi les danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris seraient-ils les seuls sportifs à avoir droit à une retraite décente ? Certains prônent un nivellement par le bas. Nous pensons au contraire que la solution réside dans la création d’un régime spécial accordé à tous les sportifs de haut niveau. 

Il n’y a là rien d’utopique : un tel système existe à l’étranger. On peut notamment prendre l’exemple des pays de l’ancien Bloc soviétique : la Biélorussie, l’Ukraine, la Pologne et la Russie ont tous instauré un revenu de substitution aux sportifs ayant achevé leur carrière. Il s’agit d’un « soutien social consistant en un versement mensuel d’une somme d’argent au profit du sportif retraité pour mérites particuliers ». 

Pourquoi ne pas s’en inspirer ? Aucun pays de l’OCDE ne propose de régime spécifique à ses anciens sportifs de haut niveau. La France pourrait prendre l’initiative et devenir un modèle à suivre pour ses voisins en engageant la création d’un régime spécial d’assurance retraite, ainsi que  l’instauration de prestations légales versées dans l’attente de la liquidation de la pension de base.

Pas une question de moyen, mais de volonté

L’argument financier est souvent avancé pour justifier de ne rien faire. 

Prenons l’exemple de la Ligue 1. Le salaire moyen de ses joueurs, calculé par le cabinet de conseil britannique Sporting Intelligence, est de 1,17 million d’euros par an. En comptabilisant l’ensemble des 531 joueurs évoluant dans la première division professionnelle de football masculin, on aboutit à une masse salariale d’environ 621 millions d’euros. Des prélèvements fixés par la réforme des retraites voulue par le gouvernement permettraient en effet de ne récolter que 17 millions d’euros au titre des cotisations de l’assurance retraite, sans compter les exonérations dues au régime des impatriés. 

On peut y remédier. D’abord en supprimant le régime fiscal des impatriés et des travailleurs étrangers qui, en les exonérant de cotisations retraites sur une durée totale de cinq ans, prive l’État de revenus substantiels sur les salaires perçus par les joueurs étrangers. Ensuite, en remettant le taux de prélèvement sur les cotisations sociales sur tous les salaires supérieurs à 120 000 euros par an, aujourd’hui limité à 2,8%, au niveau qui était le sien jusqu’en 2018 : 28%.  

En rétablissant ce taux de 28% sur l’ensemble des salaires supérieurs à 120 000 euros par an, soit la majorité des footballeurs professionnels, on abonderait l’assurance retraite à hauteur de 173 millions d’euros. C’est six fois l’actuel système des danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris, estimé à 28,5 millions d’euros. Certes, un régime universel octroyé à 2200 sportifs représenterait quatorze fois le système dont bénéficient les danseurs de l’Opéra. Mais, en étendant le calcul non pas aux quelques centaines de footballeurs professionnels évoluant en France mais à l’ensemble des agents bénéficiant d’un salaire supérieur à 120 000 euros par an, estimés à plus de 300 000 personnes, les sommes récoltées deviennent suffisantes. 

Voilà pour le football. Allons plus loin dans le raisonnement et démontrons qu’un système universel de retraite en faveur de l’ensemble des sportifs de haut niveau est également possible. Le football offre ici un modèle intéressant. Le principal syndicat des joueurs de football, l’UNFP, a créé en 1964 un « pécule de fin de carrière ». Totalement privé et autonome, l’UNFP le présente comme « un régime de solidarité qui permet aux joueurs de régler la dernière année d’impôt après leur carrière et d’engager la reconversion à travers une activité commerciale, un magasin, un investissement particulier, pour exercer leur vie future ».

L’idée est que l’ensemble des joueurs professionnels évoluant en France cotisent, indépendamment du montant des cotisations sociales, un montant fixe de l’ordre de 4% de leur salaire. La Ligue professionnelle, les clubs et l’UNFP ajoutent plusieurs millions d’euros par an afin d’abonder un fonds spécial consacré à l’après-carrière des footballeurs. Une somme recalculée tous les ans (8 200 euros en 2018, 8 700 euros en 2019 et 9 100 euros en 2023) est alors redistribuée à tous les joueurs retraités qui en font la demande. Ces derniers percevront cette part fixe, multipliée par le nombre d’années jouées sous contrat professionnel. Par exemple, un footballeur qui a connu dix ans de carrière percevra, sous la forme d’une pension étalée dans le temps, un total de 91 000 euros. Cela lui permettra d’assurer la transition entre sa carrière sportive et sa retraite, et de lui financer des projets de formation et d’investissement.

L’objectif serait d’appliquer ce genre de mécanisme à l’ensemble des sportifs de haut niveau inscrits dans le registre du ministère des Sports. Cette cotisation de solidarité serait gérée par le ministère, et assurait aux bénéficiaires une pension de transition avant la liquidation de la pension de base. On pourrait également imaginer amender ce pécule universel de fin de carrière en fixant non pas un taux de cotisation fixe quel que soit le salaire du sportif, mais un taux de prélèvement progressif, et ce afin d’assurer une forme d’équité et de justice sociale. Cela assurerait à tout un chacun des moyens de voir venir les choses et de se protéger contre les risques de l’existence. Ce pécule solidaire pourrait aussi bénéficier d’exonérations conditionnelles, s’il est utilisé pour le financement d’une formation qualifiante et diplômante, par exemple, ou s’il sert à des investissements porteurs pour la ou le bénéficiaire, comme la création d’entreprise notamment.

Pourquoi ne pas non plus intégrer la reconnaissance de la pénibilité sportive ? Les pratiquants des disciplines extrêmement destructrices sur le plan physique et psychologique, comme le rugby, les sports de combat ou l’haltérophilie, sont plus exposés à des après-carrière diminuées que les pratiquants de disciplines moins risquées. On pourrait notamment imaginer de proposer un taux de reconversion progressif en fonction de critères de pénibilité sportive, de 90% pour les plus démunis à 75% pour les mieux portants.

Conclusion

Le système des retraites français ne manque pas d’atouts. Beaucoup à l’étranger nous l’envient. Mais il laisse perdurer des situations qui méritent d’être améliorées et repensées. C’est le cas pour les sportives et sportifs de haut niveau. En l’état, ni le régime universel actuel ni la réforme proposée par le gouvernement ne sont satisfaisants, car ils ne prennent pas suffisamment en compte la spécificité de ces carrières courtes et la nécessité d’une reconversion réussie.

C’est donc bien à un régime particulier qu’il faudrait réfléchir. Il ne pourrait toutefois s’agir d’étendre celui existant pour les danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris, car le coût en serait trop important pour le budget de l’État. Mais, et nous en avons présenté ici quelques-unes, des pistes de travail existent pour que ce régime soit adapté, finançable et pérenne.

Les questions qui se posent quant à la création d’un régime particulier pour les sportives et sportifs de haut niveau font écho à celles qui font débat pour l’ensemble de la population : prise en compte de la pénibilité, taux de recouvrement, répartition des cotisations, etc. À ce titre, la retraite des sportives et sportifs de haut niveau pourrait devenir le laboratoire d’un régime universel plus juste et plus équitable pour toutes et tous.

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    Entretien avec les auteurs.

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