Pour une République singulariste

Le handicap, en mettant en jeu des individus considérés «par défaut», révèle notre conception de la justice. Comment apporter une reconnaissance légitime et vivre ensemble avec nos différences ? En pensant le collectif à partir du singulier, dans une République qui serait fondamentalement celle de la dignité.

Marie-Arlette Carlotti et Guillaume Macher reviennent sur deux années d’action au ministère en charge des personnes handicapées de mai 2012 à avril 2014 et proposent une redéfinition de la République qui prenne la mesure des aspirations individuelles et le besoin pour chacun de s’épanouir complètement. Le handicap offre un solide point de départ pour la réflexion tant il met en scène des individus fondamentalement inégaux dans un espace commun souvent injuste. En outre, plus qu’un révélateur, le handicap est une réalité vécue par douze millions de personnes en France, touchant ainsi une famille sur quatre.

S’il ne faut pas céder à la tentation de hiérarchiser les formes d’injustice, le handicap reste tout de même « discriminé parmi les discriminations ». Il est le plus souvent rendu invisible, gardé dans l’ombre. Plusieurs explications sont possibles : la fragilité même de la catégorie « handicap » qui peine à unifier toutes les situations et expériences ; l’idée que le handicap n’est pas une identité positive que l’on peut fièrement revendiquer ; la radicalité du handicap comme inégalité. Il est perçu comme une carence que l’on ne peut combler. Or, c’est cette perception qui interpelle et qui conduit à s’interroger sur la qualité du regard que nous portons sur la différence.

Reconnaître chacun dans sa singularité et partir de cette singularité pour dessiner un monde commun deviennent alors un enjeu intellectuel et politique majeur. Il faut procéder à une inversion des habitudes et penser désormais le collectif à partir du singulier. Défendre ainsi une République singulariste, c’est également défendre la République de la dignité et de la cohésion. Il s’agit de valoriser une organisation collective fondée sur une attention aiguë à l’autre, à ce qui est chez lui insaisissable et qui fait son individualité. Pour reprendre une formule de Jean Jaurès, la République singulariste est une République « jusqu’au bout ».

L’aspiration profonde que chaque individu éprouve pour l’autonomie n’est pas synonyme de repli sur soi, elle a deux dimensions : l’émancipation et l’épanouissement. Or, l’avènement d’une individualité riche et épanouie s’offre dans le vécu d’expériences fondamentales où se nouent précisément le commun et le singulier. L’amour et l’amitié, par exemple, qui se sont imposés comme les deux modalités les plus valorisées du lien social contemporain, s’opposent à la solitude, vécue comme une souffrance. Les pouvoirs publics sont appelés à veiller à l’égal accès aux lieux et moyens de la sociabilité.

De même, en ce qui concerne la mobilité, les personnes handicapées doivent sans cesse repérer les obstacles non signalés. Il faut avoir l’ambition d’offrir à toute personne handicapée une accessibilité globale et continue entre tous ses lieux de vie, à l’image du projet initié par l’association Jaccede pour mettre en place une plateforme collaborative qui recense des milliers d’adresses accessibles aux personnes à mobilité réduite.

L’école joue par ailleurs un rôle central. Toute la nation, génération après génération, s’y trouve rassemblée. Une attention plus soutenue doit être portée aux enfants en difficultés, d’autant que l’on sait que certains troubles – la catégorie des « dys » par exemple – sont parfois difficiles à repérer. Il devient non seulement nécessaire de former les enseignants à l’accueil des enfants handicapés mais aussi de créer davantage de postes d’auxiliaires de vie scolaire pour accompagner les enfants et épauler l’enseignant. 8 000 postes ont ainsi été créés à la rentrée 2013, effort sans précédent qu’il convient de poursuivre.

L’emploi est depuis la fin des années 1970 la première des priorités aux yeux des Français. Et les personnes handicapées ont, comme les autres, besoin d’un travail. Elles ont besoin d’indépendance, de se réaliser, de socialiser. Entreprises et administrations doivent légalement employer 6 % au moins de travailleurs handicapés. Mais les réticences des employeurs restent grandes et les postes de travail ne sont pas souvent adaptés à une personne en situation de handicap. Tous ces facteurs convergent vers une hausse considérable du taux de chômage chez les personnes handicapées.

D’autres expériences de vie, comme la culture, la pratique du sport, l’exercice de la citoyenneté ou encore la maladie révèlent que l’injustice ne réside pas seulement dans les inégalités objectives, elle s’enracine aussi dans différentes formes d’humiliations sociales auxquelles s’oppose une exigence de respect associée à un besoin d’égalité de reconnaissance. « Changer de regard sur le handicap » apparaît comme un lieu commun mais, en réalité, la formule n’a rien d’anodin. Les demandes pour davantage de sollicitude sont amplement légitimes et la République doit se lever contre le mépris et la relégation symbolique. Ainsi, Marie-Arlette Carlotti et Guillaume Macher plaident pour une requalification de la République. Elle fut laïque, elle fut sociale, elle doit désormais être singulariste.

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