Pour une hybridation de la communication politique

Le discours politique demeure emprisonné dans le particulier, dans le singulier, dans l’identité. Or, nous rappelle la philosophe Gabrielle Halpern, il est du devoir des responsables publics de traduire en mots et en actes la réalité, et non de séparer le monde de façon artificielle. 

Avez-vous déjà lu le discours à la jeunesse de Jean Jaurès ? N’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier ? Si Jean Jaurès s’adresse à la jeunesse, c’est avec des mots que l’on croirait adressés à tous, y compris à la vieillesse ! N’est-ce pas paradoxal ? Non, et si cela était perçu comme tel, ce serait terriblement triste ! Jaurès va du particulier au général, du singulier à l’universel, de l’identité à l’altérité et il est peut-être là, le vrai rôle du politique. 

Depuis un certain temps, que cela se passe au niveau local ou au niveau national, le discours politique demeure emprisonné dans le particulier, dans le singulier, dans l’identité. La structuration de la communication politique s’est faite autour du paradigme de la « séquence ». Autrement dit, l’agenda du décideur public est rythmé en moments – se déclinant en discours, en déplacement, en politique publique – qui sont thématisés et orientés pour parler à tel ou tel segment électoral. Le corps citoyen est découpé en morceaux, qui sont ensuite rangés dans des cases, selon les âges (les personnes âgées, les jeunes, etc.), selon le secteur économique (les industriels, les artisans, les startups, etc.), etc. Cette façon d’aborder le monde en le rangeant dans des cases n’est pas nouveau ; cela fait des siècles que la rationalité développée par l’être humain est devenue une véritable usine de production à la chaîne de cases. Nous passons notre vie à ranger tout et tout le monde dans telle ou telle catégorie, quitte à couper ce qui dépasse. Et le monde étant fondamentalement hybride – c’est-à-dire flou, contradictoire, mélangé, hétérogène –, soit nous passons complètement à côté de la réalité, soit nous la martyrisons. En ce sens, la crise fondamentale que nous vivons aujourd’hui est celle de notre rapport à la réalité. C’est la raison pour laquelle il est du devoir des décideurs publics d’assumer cette hybridité fondamentale et de la traduire en mots et en actes, au lieu de flatter les identités et la terrible « pulsion d’homogénéité » qui est à l’œuvre au fond de chacun d’entre nous.

Il est donc urgent d’en finir avec ce marketing politique, créateur de fractures au sein de notre société. La communication politique doit sortir du paradigme de la « séquence », puisqu’en catégorisant les citoyens, elle pousse, elle encourage un intérêt particulier. Or, le creuset républicain n’est-il pas ou ne devrait-il pas être l’hybridation d’intérêts particuliers pour fabriquer l’intérêt général ? En s’adressant aux artisans, ou aux artistes, ou aux étudiants, ou aux personnes âgées, nous n’apprenons pas à penser ensemble les personnes âgées et les jeunes, les artisans et les industriels, les artistes et les entrepreneurs. On produit des fractures, des contradictions, des séparations, on est dans une logique de tiers-exclu. En parlant aux personnes âgées, on exclut les jeunes de son discours, de sa pensée. En parlant à l’entreprise, on exclut la culture. On donne l’illusion au mieux que ces mondes coexistent, sont juxtaposés ou, au pire, qu’ils sont contradictoires, alors qu’il faudrait montrer une autre voie : la voie d’une hybridation, d’une imbrication entre ces mondes. Le discours politique, la politique publique devraient hybrider ces mondes, plutôt que de les séparer artificiellement et d’entretenir de manière malsaine leur distinction. 

En cultivant l’intérêt particulier, en cultivant un « public », une catégorie, un segment électoral, on cultive chez les citoyens leur « pulsion d’homogénéité », on les prive d’une compréhension du monde tel qu’il est, tel qu’il est en train de devenir, à savoir un monde hybride ! 

 

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