Pour une hausse progressive du Smic jusqu’à 1600 euros accompagnée d’une réduction des exonérations sociales

Alors que la hausse du Smic s’est imposée dans le débat public comme l’une des solutions de soutien au pouvoir d’achat des Français, Simon-Pierre Sengayrac et Paul Delostal, respectivement co-directeur et membre de l’Observatoire de l’économie de la Fondation, rappellent les atouts économiques et sociaux qu’elle produirait et proposent une voie pour sa mise en œuvre autour de deux axes : une approche progressive permettant d’atteindre 1600 euros par mois et un recentrage des exonérations de charges sur les salaires les plus proches du Smic.

Introduction

Du Nouveau Front populaire (NFP) jusqu’à certaines personnalités de l’ex-majorité présidentielle, comme le ministre de l’Intérieur démissionnaire Gérald Darmanin qui s’y est déclaré favorable, la hausse du Smic s’est imposée dans le débat public post-élections législatives comme l’une des solutions de soutien au pouvoir d’achat des Français modestes. Cette note rappelle ses atouts économiques et sociaux indéniables : elle serait efficace pour la réduction de la pauvreté, la revalorisation des métiers en tension, l’amélioration des conditions de vie et de santé des bénéficiaires du salaire minimum, et la lutte contre les inégalités femmes-hommes. Toutefois, son coût pour les finances publiques et les entreprises, de surcroît pour atteindre 1600 euros par mois, suggèrerait une approche progressive et un recentrage des exonérations de charges sur les salaires les plus proches du Smic.

La hausse du Smic : un instrument efficace pour lutter contre les inégalités économiques et sociales

Le Smic doit être augmenté pour que le travail permette réellement d’échapper à la pauvreté. En 2018, l’OFCE montrait dans une étude comparative entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne que la France est le seul des trois pays où une famille mono-active avec deux enfants dont l’un des parents travaille à temps complet au salaire minimum est en-dessous du seuil de pauvreté monétaire1Le seuil de pauvreté monétaire est fixé en France à 60% du revenu médian.. 3,1 millions de salariés perçoivent aujourd’hui un salaire au niveau du Smic, et cette mesure aurait donc un effet direct très transversal. Elle laisse toutefois de côté de nombreux travailleurs non salariés parfois précaires, tels que les agriculteurs, les artisans et certains autres indépendants (un quart des indépendants ont un revenu annuel inférieur à la moitié du Smic d’après l’Insee).

Cette hausse pourrait renforcer l’attractivité salariale de nombreux métiers en tension, marqués aujourd’hui par une forte vacance d’emploi. Dans sa dernière étude, la Dares soulignait des tensions croissantes dans des métiers où nous constatons sur la base des données de l’Insee une part importante de salariés rémunérés au niveau du Smic : les métiers de l’hôtellerie et de la restauration (qui représentent 39,8% des salariés au Smic), les agents de sécurité, les caissières et caissiers (on trouve 22,5% des salariés au Smic dans le commerce au sens large), les employés des transports, les métiers du soin (25,5% des salariés au Smic travaillent dans le secteur de la santé et l’action sociale). 

L’amélioration de la qualité de vie des personnes les plus modestes et ses externalités positives sur la santé publique ont de plus été démontrées dans différents travaux de recherches. À travers de nombreuses études conduites en Amérique du Nord et en Europe, une littérature économique foisonnante met en avant les effets largement bénéfiques d’une augmentation du Smic sur la santé : une incidence plus faible du tabagisme, une obésité plus faible, un moindre risque de maltraitance envers les enfants, un nombre plus faible d’accidents de la route mortels liés à l’alcool, un taux de suicide plus faible et une réduction de la mortalité infantile. Enfin, l’augmentation du Smic accélèrerait le mouvement d’égalité réelle des salaires entre hommes et femmes, puisque les femmes représentent 59,3% des salariés au Smic d’après les chiffres de la Dares en 2021, et seraient donc les premières à bénéficier de sa revalorisation.

Enfin, le contexte macroéconomique est opportun. Le niveau de chômage historiquement faible (7,4% au troisième trimestre 2023) et le taux d’emploi historiquement élevé (68,3% au troisième trimestre 2023) représentent en France une phase du cycle économique adaptée pour la mise en œuvre d’un « coup de pouce » sur le Smic, comme l’indiquait l’étude de l’OFCE en 2018.

Une hausse du Smic à 1600 euros à lisser dans le temps 

La revalorisation du Smic à 1600 euros représenterait une hausse conséquente de plus de 14% qui pourrait être étalée dans le temps. Depuis le 1er janvier 2024, le Smic s’élève à 11,65 euros brut de l’heure, soit 1766,92 euros brut mensuel sur la base de la durée légale de 35 heures hebdomadaire. En déduisant les cotisations salariales associées, le Smic net s’élève à 1398,70 euros mensuels. L’augmentation du Smic mensuel net à 1600 euros, proposée par le Nouveau Front populaire, représenterait une revalorisation discrétionnaire de l’ordre de 14,4%. Cette revalorisation succèderait à des revalorisations annuelles et infra-annuelles liées à la récente période d’inflation galopante, qui a conduit à relever le Smic de près de 15% entre le 1er janvier 2021 (Smic net à 1231 euros par mois) et le 1er janvier 2024. Une hausse immédiate du Smic à 1600 euros n’aurait donc pas nécessairement de sens, puisque le Smic représente déjà 72% du salaire médian des Français, contre 62% en moyenne au sein des pays de l’OCDEElle pourrait être intégrée sur plusieurs années, par exemple deux ans, ce qui permettrait de limiter les effets de « trappe à bas salaire » (entre 2022 et 2023, la part des salariés au Smic est passée de 14,5% à 17,3% selon la Dares) en laissant le temps aux partenaires sociaux de négocier par branche et par entreprise les salaires du reste de la grille. 

La première hausse (7%) pourrait être intégrée à la revalorisation infra-annuelle de 2024 qui devra en tout état de cause être décidée par le nouveau gouvernement au vu d’un taux d’inflation prévu supérieur à 2% au cours de l’année. La Banque de France estime que l’inflation suivra globalement une tendance baissière, passant de 3,0% en glissement annuel au premier trimestre 2024 à 2,1% au quatrième trimestre 2024. Une revalorisation au cours de l’année doit avoir lieu si l’indice des prix à la consommation augmente de plus de 2% par rapport au niveau des prix constatés lors de la dernière augmentation du Smic. La revalorisation du Smic nécessite un simple arrêté ministériel et ne serait donc pas suspendue à la recherche d’une majorité au Parlement. 

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Quelques propositions pour accompagner la mise en œuvre de cette mesure

Afin d’atténuer les effets potentiellement néfastes d’une telle hausse sur les finances publiques et l’emploi, nous proposons de l’accompagner d’une refonte des exonérations de cotisations sociales, ou bien de la réduire et de la combiner à une hausse de la prime d’activité.

Si elle n’est pas accompagnée d’une réduction des exonérations de charge, la hausse du Smic aura un coût important pour les finances publiques, de l’ordre de 3,8 milliards d’euros (mais un effet positif de 280 millions d’euros si on exclut l’effet sur la rémunération des fonctionnaires).  En effet, selon le rapport du groupe d’experts du Smic de 2017, cette mesure augmente le spectre des salaires bénéficiant d’allégements de cotisations patronales, ce qui grève les ressources de la Sécurité sociale, et conduit mécaniquement l’État à revaloriser les agents publics. En revanche, des salaires plus élevés sont synonymes de plus de cotisations sociales salariales, d’une hausse de l’impôt sur le revenu et d’une baisse des prestations sociales. Ainsi, toujours selon ce groupe d’experts, une hausse du Smic brut de 1% entraînerait une dégradation du solde public de 240 millions d’euros (dont un effet négatif de 260 millions d’euros lié à la hausse de la rémunération des fonctionnaires). En extrapolant ce coût pour estimer l’impact d’une hausse de 14%, telle que proposée par le NFP, on obtient un coût global de près de 4 milliards d’euros, essentiellement lié à un effet indirect de revalorisation des agents publics.

Surtout, les allègements de cotisations patronales sont assez efficaces sur les bas salaires alors que celles appliquées aux salaires intermédiaires à élevés auraient peu d’effet sur l’emploi comme l’explique cette note du Conseil d’analyse économique en 2019, en raison d’une élasticité de l’emploi au coût du travail décroissante avec le salaire. À ces niveaux intermédiaires, leur effet sur la compétitivité est également limité. Le coût budgétaire des dispositifs d’allègements et d’exonérations de cotisations sociales est considérable : il a quasiment quadruplé en vingt ans, passant de 19,5 milliards d’euros en 2004 à 74 milliards d’euros en 2023.

Aussi, deux scénarios, inspirés des travaux d’Antoine Bozio et Étienne Wasmer sur « l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité », dont le rapport intermédiaire a été publié en avril 2024, seraient envisageables pour refondre les allègements de cotisations :

  • une première option permettrait de donner la priorité à la création d’emplois : elle s’inspirerait de la proposition soutenue par les députés Jérôme Guedj et Marc Ferracci qui, dans un rapport remis au Parlement en 2023, recommandent la suppression des exonérations de cotisations familiales sur les salaires compris entre 2,5 et 3,5 Smic (partie supérieure du « bandeau famille ») et la réévaluation des exonérations de cotisation maladie comprises entre 1,6 et 2,5 Smic (partie supérieure du « bandeau maladie »), alors que l’écart de coût du travail entre la France et l’Allemagne à ces niveaux de salaire a nettement diminué depuis leur instauration via le CICE et le pacte de responsabilité au début du quinquennat du président Hollande. Nous proposons d’aller plus loin, en supprimant ces deux bandeaux, car leur impact sur l’emploi et la compétitivité n’est pas démontré. En contrepartie, il serait possible de décaler le point de sortie des allègements généraux actuellement fixé à 1,6 Smic à environ 2 Smic, ce qui permettrait, à coût budgétaire équivalent, d’obtenir un effet positif sur l’emploi ; 
  • une seconde option pourrait être privilégiée par un gouvernement souhaitant donner la priorité aux économies budgétaires : une suppression des bandeaux « famille » et « maladie » au-delà de 1,6 Smic permettrait de réaliser des économies très significatives pouvant être pour partie redéployées, notamment vers la prime d’activité (voir ci-dessous). Cette mesure pourrait conduire à des destructions d’emplois. Nous évaluons les économies possibles à 11,4 milliards d’euros pour 2024, soit la moitié du coût total prévisionnel du bandeau « famille » (4,9 milliards) – son coût étant réparti de manière équitable de part et d’autre de la « borne » à 1,6 Smic2Cf. le rapport Guedj-Ferracci. – et un quart du bandeau « maladie »3Le bandeau « maladie » s’étendant jusqu’à 2,5 Smic et non 3,5 Smic comme le bandeau « famille », nous avons estimé que seul un quart du coût était porté par les salaires au-delà de 1,6 Smic, contre la moitié pour le bandeau « famille », puisque la « longueur » du bandeau « maladie » au-delà de 1,6 Smic est deux fois inférieure à celle du bandeau « famille ». pour 2024 (6,5 milliards, voir tableau 1 ci-dessous).

Proposée dans le programme du NFP, la piste d’une surcotisation de charges sociales employeur au-delà de 2,5 Smic est plus fragile. Cette mesure, qui poursuit un objectif de rendement, pourrait présenter un risque de censure par le Conseil constitutionnel au regard du principe d’égalité devant les charges publiques. Juridiquement, une réduction du montant des exonérations entre 1,6 et 2,5 Smic serait une option moins fragile, s’il était envisagé d’activer ce levier mais avec des risques accrus sur l’emploi et la progression des salaires. En opportunité, elle pourrait accentuer un biais de spécialisation au profit de secteurs à faible valeur ajoutée à rebours des objectifs de réindustrialisation.

Ensuite, les effets de la hausse du Smic sur l’emploi sont ambigus mais seront fortement pointés du doigt par les employeurs ; ils dépendent en réalité fortement du contexte économique. Après une relative atonie en 2024, la reprise de la croissance en 2025 devrait permettre d’amortir le choc pour l’emploi. La hausse de +47% du Smic en Espagne entre 2016 à 2023 (certes à un niveau du Smic par rapport au salaire médian bien inférieur à celui de la France) a eu d’après l’OFCE des effets négatifs discutés mais en tout état de cause limités sur l’emploiL’OFCE estime qu’une hausse de 12% du Smic (donc légèrement inférieure à la hausse induite par un revalorisation à 1600 euros) provoquerait la perte de 322 000 emplois mais susciterait de manière corollaire une hausse de la consommation et donc de la croissance, source de 142 000 emplois, et les allégements de charge supplémentaires (dans un scénario de maintien des règles existantes) pourraient se traduire par 151 000 emplois en plus. L’impact net réel serait donc d’environ 29 000 emplois pour l’OFCE, un niveau négligeable qui équivaut à moins de 10% des créations d’emplois observées annuellement depuis 2017 (330 000 créations d’emplois). D’autres économistes estiment que l’impact serait bien plus élevé (entre 100 000 et 200 000 emplois) et frapperait en particulier les emplois des salariés les moins qualifiés, ce qui serait contradictoire avec l’objectif initial de cette mesure.

Pour atténuer ces destructions d’emplois, il pourrait être envisagé de combiner une hausse plus modérée du Smic et une revalorisation de la prime d’activité, de manière à atteindre les mêmes gains en pouvoir d’achat pour les salariés. La prime d’activité est calculée en fonction d’un montant forfaitaire, dépendant de la situation familiale, auquel s’ajoutent 61% des revenus professionnels du foyers, dont sont enfin déduits ses ressources. Pour un salarié au Smic vivant seul sans enfant, la prime s’élève à 150 euros par mois. Cette prime bénéficie toutefois à un public plus large que le Smic (4,45 millions de foyers en 2024 d’après la CNAF) et a coûté environ 10 milliards d’euros en 2023. Elle a été rehaussée de 4,6% en moyenne au 1er avril 2024. Plutôt que d’augmenter le Smic net de 200 euros par mois, nous proposons de l’augmenter de 150 euros et de compenser les 50 euros restants par une hausse de la prime d’activité. Cette dépense de 600 euros par an pour l’État ne concernerait que les 3,1 millions de personnes au Smic, et coûterait donc environ 1,9 milliard d’euros, financé par les économies réalisées sur les exonérations salariales mentionnées ci-dessus. 

Conclusion

Si la question de l’amélioration du pouvoir d’achat est au cœur des préoccupations des Français, nous avons montré que les voies pour y parvenir sont multiples. Cette hausse de revenus attendue par les salariés au niveau ou proche du Smic, qui représentent près de la moitié de la population (la moitié des actifs gagnant moins de 1,6 Smic), est légitime et doit passer principalement par une meilleure rémunération du travail, plus valorisante socialement que les transferts sociaux et assurant par les cotisations sociales associées la pérennité du système de Sécurité sociale, et donc in fine les revenus futurs des salariés. Nous préconisons toutefois de ne pas négliger les conséquences d’une telle mesure sur les finances publiques et sur la création d’emploi : pour répondre à cette première contrainte, au-delà d’un utile lissage dans le temps de la hausse du Smic, l’opportunité d’un resserrement des exonérations sociales portant sur les plus bas salaires est à présent largement établie, et permettrait de financer à la fois la hausse de la rémunération des fonctionnaires, qui irait de pair avec celle du Smic, et une augmentation de la prime d’activité, qui pourrait se substituer en partie à la hausse du Smic pour modérer les effets sur l’emploi. Au total, cette combinaison permettrait, selon les paramètres utilisés, aux plus modestes de vivre mieux sans affecter significativement ni le budget de l’État ni la dynamique de création d’emplois.

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    Le seuil de pauvreté monétaire est fixé en France à 60% du revenu médian.
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    Le bandeau « maladie » s’étendant jusqu’à 2,5 Smic et non 3,5 Smic comme le bandeau « famille », nous avons estimé que seul un quart du coût était porté par les salaires au-delà de 1,6 Smic, contre la moitié pour le bandeau « famille », puisque la « longueur » du bandeau « maladie » au-delà de 1,6 Smic est deux fois inférieure à celle du bandeau « famille ».

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