Pierre Mauroy et François Mitterrand, une longue histoire : témoignage

Hubert Védrine, ancien ministre, président de l’Institut François-Mitterrand, a prononcé une allocution avant la troisième partie des débats lors de la journée d’études « Pierre Mauroy et François Mitterrand, une longue histoire (1965-2013) » organisée le 19 juin 2015 à Lille.

Je devrais commencer par : « Monsieur le ministre, messieurs les ministres, messieurs les élus, mesdames, messieurs ». Mais je dis surtout : « Chers amis », et je félicite Henri Nallet et Sciences Po Lille pour cette initiative, que je crois très intéressante. Elle se révèle peut-être même plus intéressante encore que ne l’attendaient ceux qui sont venus ici sur un mode nostalgique ou un peu politique. Les interventions auxquelles j’ai assisté ce matin m’ont paru d’une grande densité.

Je ne suis pas ici en porte-à-faux, mais je dois dire que je n’ai pas été un intime de Pierre Mauroy, même si je l’aimais beaucoup. Je l’ai un peu connu, mais surtout dans une période qui a suivi les épisodes qui ont été racontés, le PS, auxquels j’ai assisté comme une petite souris proche de François Mitterrand mais sans rapport direct avec Pierre Mauroy. Je peux cependant dire que, à chaque fois que j’ai assisté ou participé à des conversations entre François Mitterrand et des responsables socialistes à l’Élysée, j’ai constaté qu’il avait un respect, une estime particulière pour Pierre Mauroy. Il voulait que celui-ci soit traité d’une façon spéciale. C’était constant. Cela se percevait sur des questions d’agenda, d’organisation, des appels téléphoniques à passer, etc. Pierre Mauroy occupait pour François Mitterrand une place tout à fait particulière dans le vaste paysage socialiste et SFIO.

Plus tard, quand j’ai eu l’occasion, assez fréquente au fil des années – plusieurs fois, d’ailleurs, grâce à Henri Nallet – de parler de François Mitterrand avec Pierre Mauroy, j’ai ressenti ce qu’a raconté Michel Delebarre. Bien sûr, on peut avoir une analyse plus froide, plus historique : les courants, la SFIO, les conventionnels, les congrès. Mais, manifestement, à un moment donné, il s’est passé quelque chose entre ces deux hommes de l’ordre de l’affection. Michel Delebarre tout à l’heure a parlé de quasi-dévotion de Pierre Mauroy pour François Mitterrand. Cela modifie un peu l’analyse politique.

On ne peut pas simplement dire que, dans la coalition improbable que François Mitterrand a réussi à organiser à Épinay, Pierre Mauroy était le représentant d’une SFIO qui se perpétuait malgré tout. Ce serait réducteur. François Mitterrand était bien sûr très économe en sentiments, mais vous connaissez l’histoire de ce moment terrible pour eux, quand il faut conclure que Pierre Mauroy doit cesser d’être Premier ministre. Ils ont les larmes aux yeux. François Mitterrand a dû prendre de nombreuses décisions très difficiles dans sa vie – vous savez, quand on a le choix entre deux inconvénients. Cet épisode est souvent décrit avec une charge émotionnelle dont je ne vois pas beaucoup d’équivalents au cours de ces quatorze années de présidence, même au milieu du tumulte international, des guerres à gérer, etc.

Il faut intégrer cette dimension dans toute réflexion sur François Mitterrand et Pierre Mauroy. Chaque fois que j’ai rencontré ce dernier, c’était touchant. J’apprenais quantité de choses car il me parlait comme si j’avais été au courant de tout ce qui a été fait. Et, d’ailleurs, j’ai appris beaucoup de choses depuis. Les gens pensent que je suis au courant de tout ce qui concerne François Mitterrand.

Voilà donc ma modeste contribution sur la dimension personnelle. Et c’est un joli moment parce que les relations politiques sont dures. Tout le monde sait, par exemple, que l’expression « ami politique » est un contresens. Même des personnes qui s’estiment, se respectent, en viennent à s’affronter quand elles sont confrontées aux responsabilités et à des choix. C’est une sorte de programme essorage de machine à laver. Les relations humaines qui survivent à cela sont rares ! C’est pourquoi la relation entre Pierre Mauroy et François Mitterrand est magnifique.

Sur le plan politique, une partie de l’héritage de François Mitterrand a longtemps été intouchable, gravée dans le marbre, en dépit des controverses. François Mitterrand a fait l’euro avec Helmut Kohl. Ils ont bien géré la fin de l’Est/Ouest, la réunification allemande, qui aurait pu être un terrible sac d’embrouilles. C’est merveilleux. Mais, avec le temps, cela est questionné. Ce qui était acquis ne l’est plus tout à fait puisque, maintenant, ce qui concerne le tournant (ou, plutôt, le carrefour) de 1983, les politiques de réforme (que place-t-on dans ce mot ?), la relation à l’Europe, ce n’est plus si simple. Ce n’est pas univoque. La discussion s’est rouverte parce que, à mesure que la construction européenne a progressé, elle a été confrontée à des problèmes plus complexes. On constate aujourd’hui un profond fossé en Europe entre une infime minorité d’Européens très convaincus, intégrationnistes, voire fédéralistes, et l’immense majorité des Européens, sceptiques – mais pas hostiles. Je pense d’ailleurs que les médias ont tort de mélanger les deux concepts. Les sceptiques sont des personnes devenues allergiques à l’Europe pour quantité de raisons. Concernant Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, on ne peut parler de scepticisme. Marine Le Pen est activement euro-hostile. Nous vivons dans un monde où dominent les sceptiques, découragés, lassés, devenus allergiques à une espèce de furie réglementaire européenne, avec au moins les 60% d’abstentionnistes, voire plus.

Cette épopée de la construction européenne s’inscrivait dans un contexte totalement différent. Longtemps il a été dit que la position de mars 1983 avait permis le déblocage de l’Europe au conseil européen de Fontainebleau en 1984. C’est là que Helmut Kohl et François Mitterrand ont réussi à coincer Margaret Thatcher afin qu’elle cesse de tout bloquer. Cela a permis de relancer la construction européenne d’étape en étape et d’aller jusque vers Maastricht, avec en plus la monnaie unique. Pour François Mitterrand, c’était une obsession depuis le début. Déjà, en 1981, il avait dit au chancelier Helmut Schmidt que la réunification allemande ne tarderait pas à avoir lieu ; que, dans quinze ans maximum, l’URSS ne serait plus assez forte pour l’empêcher. Or, il fallait éviter que la France se trouve alors dans une zone mark gouvernée par la banque centrale allemande. D’où l’idée constante chez François Mitterrand d’avoir une monnaie unique. Au moins la France serait partie prenante, moins dépendante et passive que si elle était dans la zone mark.

Or, cette épopée ne fonctionne pas sans un avant-mars 1983. Et notamment sans la position de Pierre Mauroy fervent partisan de la construction européenne. On a entendu ce matin les différentes interprétations de la façon dont François Mitterrand aurait hésité (ce n’est pas ma thèse, je pense qu’il a soigneusement pesé le pour et le contre). Dans cette période, Pierre Mauroy n’a pas varié. Et lorsque François Mitterrand a testé les positions des « visiteurs du soir », Pierre Mauroy lui a dit : « Ce sera sans moi, je ne peux pas assumer cela. » Il s’est montré très clair face à François Mitterrand.

Son rôle d’alors est très important pour la suite. Une partie de l’opinion française se dit aujourd’hui : après tout, on s’est peut-être trompé, fallait-il absolument instaurer cette monnaie unique ? Ils oublient que c’est la France qui a inventé les critères, pas l’Allemagne. Il n’en reste pas moins que la décision de 1983 est redevenue un sujet d’actualité : quelles sont les réformes à mener et celles à écarter? Si le tournant de 1983 était l’austérité, cela veut-il dire que la période qui précédait s’était caractérisée par du laxisme ? Ou les termes sont-ils mal choisis et doit-on plutôt parler de deux politiques économiques de gauche qu’il faut nommer différemment ? Et puis, avons-nous bien géré la poursuite de la construction européenne ? Vous voyez que tout cela reste d’une extrême actualité.

Pourquoi Pierre Mauroy dit-il à François Mitterrand en mars 1983 : « Ce sera sans moi » ? Est-ce par une sorte de foi européenne globale, un peu naïve ? Cette explication n’est pas suffisante, il existe plusieurs façons d’être Européen. J’aimerais que ceux qui ont connu intimement Pierre Mauroy nous expliquent quelle était sa vision économique, indépendamment des positions du parti, des congrès, etc. Qu’est-ce qui à ses yeux faisait fonctionner une économie moderne, l’industrie moderne ?

Il est certain en tout cas que cet homme, avec son parcours qui a été rappelé, a constitué un élément essentiel du cheminement de François Mitterrand, de sa stratégie, de sa réussite. Je ne veux pas faire de politique-fiction mais il me semble que, si Pierre Mauroy ne s’était pas montré aussi clair en mars 1983, l’arbitrage final aurait peut-être été différent. S’il avait dit à François Mitterrand : « Je ne suis pas convaincu, mais enfin, comme c’est vous, je m’incline, on va tenter le coup », je ne sais pas ce qu’il serait advenu. C’est pourquoi je pense que Pierre Mauroy joue alors un rôle considérable.

Ce colloque n’est pas uniquement un hommage. Il ne s’agit pas simplement d’une belle journée organisée, mêlant nostalgie, souvenirs, analyses historiques, réflexions, éloges justifiés. Il doit également nourrir notre réflexion actuelle. Les événements qui ont été évoqués paraissent assez éloignés, ils datent déjà d’une trentaine d’années. Ils sont en réalité d’une actualité brûlante. C’est pourquoi je félicite à nouveau ceux qui ont organisé cette journée.

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