Narendra Modi et le BJP confirment leur emprise sur la politique indienne

À l’approche des élections législatives nationales de 2024 en Inde, Philippe Humbert analyse les résultats des élections régionales organisées en février et mars derniers dans cinq États, résultats qui confirment la domination du BJP, le parti du Premier ministre Narendra Modi, sur la scène politique indienne.   

Des élections destinées à désigner les assemblées et les pouvoirs exécutifs dans cinq États ont eu lieu en février et mars 2022 et leurs résultats ont été connus le 10 mars.

Ces cinq États, très différents les uns des autres, sont représentatifs de l’état actuel des forces politiques dans le  pays : l’Uttar Pradesh, grand État de plus de 200 millions d’habitants, au cœur de l’Hindi Belt dans la vallée du Gange ; l’Uttarakhand, État himalayen de 8,5 millions d’habitants ; le Punjab, 31 millions d’habitants en majorité sikh (57%), un cas unique en Inde ; Manipur, un petit État de 3 millions d’habitants des provinces du Nord-Est, qui comprend une forte minorité chrétienne et musulmane à côté de la majorité hindoue ; et Goa, d’à peine 2 millions d’habitants, dont 25% de chrétiens.

Pour le BJP (Bharatiya Janata Party, Parti indien du peuple), parti au pouvoir à Delhi depuis 2014, les enjeux étaient de mesurer, dans la perspective des élections générales de 2024, sa capacité de résistance au sortir d’une séquence extrêmement difficile : gestion désastreuse de l’épidémie de la Covid-19, récession économique en 2020-2021, pas encore compensée par le rebond de 2021-2022, manifestations paysannes massives contre les lois sur l’agriculture de 2020 – finalement retirées par le pouvoir –, inégalités croissantes, sous-emploi massif de la jeunesse et climat de violences et d’intolérance vis-à-vis de la communauté musulmane, lié à la mise en œuvre d’un hindouisme radical et nationaliste (Hindutva).

Pour le Parti du Congrès, la campagne était menée sous la conduite de la famille Gandhi. Il s’agissait d’enrayer la spirale d’un déclin mettant en cause l’existence même du parti, enclenchée en 2014, confirmée au fil des élections régionales intermédiaires et nullement compensée par le succès, auquel le Congrès n’avait pas contribué, de certains partis régionaux d’opposition (Bengale occidental et Tamil Nadu en 2019-2020).

Enfin, le nouveau parti AAP (Parti de l’homme ordinaire) d’Arvind Kejriwal, qui avait créé la surprise en remportant l’État de Delhi en 2013, succès confirmé en 2015, voulait démontrer sa capacité d’être influent en dehors de Delhi en présentant des candidats dans l’ensemble du Punjab.

Le BJP résiste et l’emporte dans quatre États

Uttar Pradesh

Dans cet État qui a un poids important sur le plan national en raison du nombre de députés qui le représentent (80 sièges au Lok Sabha – Chambre du peuple, chambre basse du Parlement – sur 543 et 31 au Rajya Sabha – chambre haute – sur 241), le BJP conserve la majorité absolue avec 246 sièges sur 403 malgré un recul (312 sièges sortants), contre 117 pour le Samajwadi Party (Parti socialiste) qui progresse (47 sièges sortants), alors que le Congrès et le BSP (Bahujan Samaj Party, Parti de la société majoritaire) de Mayawati Kumari, parti Dalit (Intouchables) qui avait été au pouvoir antérieurement, s’effondrent.

Pour la première fois depuis des décennies, le Chief Minister (Premier ministre de l’État) sortant, un grand prêtre hindou, Yogi Adityanath, obtient un deuxième mandat dans cet État où est mise en œuvre à grande échelle une théocratie amalgamant religion et politique, soutenue par le recours à la violence et à des milices privées, ouvertement anti-musulmanes.

Uttarakhand

Dans cet État où 70 sièges étaient en jeu, le BJP, qui était déjà au pouvoir, gagne 47 sièges, en recul de 10 sièges, et le Congrès 19 contre 11 dans l’Assemblée sortante ; les autres partis sont marginalisés à l’exception du BSP.  

Manipur

Les résultats marquent un net progrès du BJP qui gagne 11 sièges supplémentaires et conquiert la majorité absolue avec 32 sièges sur 60 sièges dans l’Assemblée législative, profitant de l’effondrement du Congrès (5 sièges, soit – 23 sièges), ce qui permet au BJP de former le gouvernement aux côtés d’un allié local.

Goa

Le BJP améliore ses positions de leader en gagnant 20 sièges (+7) tandis que le Congrès passe de 17 à 11 sièges. AAP obtient 2 sièges avec 6,8% des voix et le TMC (All India Trinamool Congress), qui domine au Bengale, 5,2% des voix. Le BJP forme le gouvernement avec l’aide d’un parti local.

AAP crée la surprise en triomphant au Punjab

Le succès de AAP qui avait gagné récemment les élections municipales à Chandigargh au détriment du Congrès est spectaculaire : AAP passe de 20 sièges à 92, tandis que le Congrès recule de 77 sièges à 18, la coalition « National Democratic Alliance », conduite par le BJP, étant réduite à 2 sièges. Le Congrès, miné par des dissensions internes, ne profite pas de la révolte des paysans, principalement sikhs, qui avaient été à la tête du combat contre les lois sur la commercialisation des produits agricoles.

Une mutation fondamentale et durable de la politique indienne

Traditionnellement, les analyses des élections en Inde, surtout au niveau régional, décrivent les stratégies d’alliance, variables selon les États et les périodes, mises en place par les partis en fonction des multiples segmentations de la société indienne en termes de castes, de classes sociales et de communautés (musulmans, chrétiens, sikhs, etc.).

Les succès du BJP depuis 2014, et spécialement lors des récentes élections régionales, semblent invalider, au moins partiellement, cette grille d’analyse au profit de la combinaison d’un narratif global porté par son leader Narendra Modi et d’un efficace « welfarism » de terrain.

Le BJP décline sans relâche sa vision d’un État majoritaire hindou fondé sur la domination idéologique et culturelle de l’hindouisme et porte un discours promouvant à l’intérieur la loi et l’ordre, et à l’extérieur le nationalisme et le souverainisme.

Cette vision vise à appeler l’adhésion de tous les hindous, en surplomb des multiples divisions de la société indienne, autour de valeurs et d’une histoire en partie fantasmée. Elle est mise en œuvre par une organisation rigoureuse du parti, un maillage de militants, des moyens financiers considérables et un contrôle de l’information et des médias.

De son côté, le welfarism prend la forme d’une redistribution aux plus pauvres, d’un assistanat caritatif au nom des valeurs religieuses hindouistes s’articulant sur une utilisation habile, sinon un accaparement, de programmes sociaux et de financements publics. S’adressant aux classes pauvres, Dalits et autres marginaux, en tant qu’entités économiques et non identités de castes, ce discours illustré par l’action sociale sur le terrain du Sangh Parivar, nébuleuse d’organisations hindouistes, permet au BJP de séduire un électorat pauvre au nom d’un « socialisme réel ».

Grâce à ce narratif qui parle aux hautes castes (Brahmanes, Thakurs, Rajputs) et au welfarism qui s’adresse aux classes pauvres, le BJP enjambe un large éventail de castes/classes, comme le faisait auparavant le parti du Congrès, et contourne ses échecs économiques (récession, sous-emploi, etc.). Il répond aussi au réflexe opportuniste des États les plus demandeurs d’aide de l’État central (États du Nord-Est en particulier comme Manipur), rebutés par l’image nationale dégradée du Congrès.

Toute proportion gardée, AAP, quoique opposé idéologiquement au BJP, exploite une stratégie voisine : l’ascendant de son leader charismatique, Arjin Kejrival, inconnu avant son irruption à Delhi en 2013, l’image de l’homme neuf et propre, anticorruption, le contact direct avec les masses via des militants dévoués, et le souci de s’adresser aux plus méprisés (le symbole du parti est le balai…).

Le BJP vise un troisième succès aux élections générales du printemps 2024

Fort d’avoir gagné la bataille idéologique engagée à bas bruit dès le début des années 1990, le BJP va poursuivre sa stratégie gagnante : sous le leadership de Narendra Modi, exposer sans relâche la vision d’un État hindouiste, nationaliste et souverain, ayant vocation à étendre sa présence dans tous les États, y compris ceux qui culturellement lui sont les plus opposés, à savoir le Bengale occidental, le Kerala et Tamil-Nadu au Sud, et par ailleurs, perfectionner le welfarism caritatif religieux en direction des castes/classes les plus défavorisées ; il est symptomatique que le budget pour 2022-2023 présenté fin février 2022 ne marque pas d’inflexions notables par rapport au précédent : négligeant la faiblesse de la demande amoindrie par l’épidémie, il n’offre aucun stimulant aux actions de développement (éducation, santé) et concentre ses efforts sur les entreprises.

Les oppositions au défi de bâtir un contre-pouvoir national

Face à l’enracinement du modèle de société de la New India de Narendra Modi, qui s’éloigne des fondamentaux de la République de l’Inde, les oppositions, sauf à renoncer à tout rôle national, doivent élaborer au plus vite une vision de société alternative au narratif du BJP, fondée sur un ensemble de valeurs : les libertés publiques, le sécularisme, le développement et non le welfarism, le fédéralisme, le pluralisme, et l’indépendance de la justice et des médias.

À ce niveau conceptuel, de nombreux partis, le Congrès, AAP (seul parti régional qui soit à la tête de deux États), TMC (All India Trinamool Congress) au Bengale, DMK (Dravida Munnetra Kazhagam) au Tamil Nadu et CPI(M) (Communist Party of India (Marxist) au Kerala devraient pouvoir se retrouver sur un noyau idéologique. Encore faudrait-t-il que le Congrès, en risque existentiel, abandonne son attitude impériale, qui remonte à Indira Gandhi, vis-à-vis des partis régionaux et que ces derniers haussent leur niveau de réflexion bien au-dessus des stratégies électorales habituelles de castes, de clientélisme et de la distribution de « freebies » (cadeaux).

Face aux candidatures uniques pilotée par le BJP et au mode de scrutin majoritaire à un tour, la seule chance des oppositions pour bousculer le BJP serait de désigner avant les élections un candidat unique dans chaque circonscription, ce qui est possible à condition d’éviter la guerre des égos et de disposer d’un outil d’arbitrage autour d’un leadership clair, ce qui n’existe pas à l’heure actuelle.

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